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Google et la presse : une relation complexe
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Gagnant/Perdant

Selon le New York Times, Google a généré 4,7 milliards de dollars grâce à l'industrie de l'information en 2018.

Frédéric Marty

Frédéric Marty

Frédéric Marty est chercheur affilié au Département Innovation et concurrence de l'OFCE. Il également est membre du Groupe de Recherche en Droit, Economie et Gestion (GREDEG) de l'Université de Nice-Sophia Antipolis et du CNRS.

 

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Atlantico: Par quoi ce chiffre se traduit-il ? Comment est-ce vraiment calculé ?

Frédéric Marty : Les chiffres rendus publics par le New York Times sont particulièrement impressionnants : les 4,7 milliards de chiffre d’affaires liés au trafic depuis Google Search ou Google Actualité vers les sites des médias représenteraient quasiment l’équivalent du chiffre d’affaires du secteur des médias aux Etats-Unis en 2018. De surcroît l’étude sur laquelle se base le New York Times conduirait à minorer les gains réalisés par Google dans la mesure où elle n’intègre pas la valeur des données personnelles que Google peut collecter et exploiter à partir de ce trafic.

Aussi spectaculaires soient-elles les données produites ont fait l’objet de critiques. La New Media Alliance qui a commandité l'étude sur laquelle est basé l’article du New York Times représente les intérêts des éditeurs de presse. Elle doit en outre être resituée dans un débat américain particulièrement tendu sur la question. Un post publié par la Columbia Journalism Review le 10 juin conteste sa méthode même en arguant que les résultats présentés seraient en partie liés à une simple extrapolation de déclarations faites par Google…en 2008. Selon cette même analyse, le rapport reprendrait la même ventilation des sources de revenus du groupe et se fonderait sur l’hypothèse que le trafic généré par le moteur de recherches en ligne serait six fois plus élevé que celui résultant de Google Actualités.

La question soulevée illustre la difficulté d’évaluer les revenus générés pour les plateformes par les informations produites par des tiers. L’étude économique dont le NYT rend compte (Google Benefit from News Content) présente en effet quelques points de faiblesse méthodologique tels que ceux relevés supra. Les auteurs du rapport reconnaissent effectivement que, faute de pouvoir mesurer la valeur monétaire des contenus, ils utilisent une base de départ, basée sur une déclaration d’une ancienne dirigeante de Google dans Fortune en 2008 et qu’ils extrapolent les données pour aboutir à cette valeur théorique de 4,7 milliards (point 37, p.23 de l’étude). Ces précautions dans le rapport contrastent bien entendu avec le caractère frappant de la somme telle que répercutée dans le débat public. Pour autant, au-delà des limites évidentes de ce chiffrage, la problématique de la répartition des revenus publicitaires entre les éditeurs et les plateformes est posée.

Google a contesté ce montant et a déclaré qu'il avait généré plus de 10 milliards de clics vers les contenus médiatiques chaque mois. Comment peut-on mesurer la balance coûts-bénéfices pour les médias de ces partenariats avec Google ?

L’étude donne indubitablement l’impression d’une captation du surplus économique créé par le secteur des médias par Google. Dans cette économie, Google, tout comme Facebook, joue le rôle d’une plateforme d’intermédiation électronique. Une plateforme crée de la valeur en mettant en contact plusieurs types d’agents économiques. Il s’agit dans le cas d’espèce des éditeurs de presse et des lecteurs. Si elle peut extraire une valeur additionnelle en exploitant les données personnelles des lecteurs, elle peut également s’approprier une partie des recettes publicitaires dont auraient pu bénéficier les éditeurs de presse. Les annonceurs publicitaires peuvent se détourner des entreprises de presse au profit des plateformes, quand bien même ce sont les premières qui créent la valeur. Un effet de siphonage des ressources est possible.

Pour autant, l’exposition via les plateformes telles Google offre aux sites de presse une extraordinaire visibilité additionnelle… Il convient en effet de noter que selon l’étude commandée par le consortium des entreprises de presse, 40% des clics sur Google proviendraient de recherches liées aux actualités. Dans le même temps, 80% des clics sur certains sites de presse viendraient de Facebook et de Google. Le changement en 2018 de la politique de Facebook en matière d’algorithmes déterminant le fil d’actualité des utilisateurs et ses conséquences sur la visibilité des médias démontrent l’importance et la complexité du lien entre plateformes et entreprises de presse comme a pu le montrer Nathalie Pignard-Cheynel dans la revue des médias.

Il est donc difficile d’évaluer avec certitude les différents effets du développement des plateformes sur les recettes publicitaires des médias. Trois dimensions sont à relier. La première tient à la création d’une valeur additionnelle par l’augmentation du nombre de consultations pouvant bénéficier à l’ensemble des acteurs. La deuxième réside en une valeur supplémentaire créée par l’exploitation des données. Et, enfin, la troisième tient à « simple » transfert de la rente entre éditeurs et plateformes

De plus, comme nous l’avons vu supra, la publication des résultats de l’étude par le NYT, doit en outre être remise en contexte avec un agenda parlementaire américain bien spécifique. La Chambre des représentants a mis en place une série d’auditions sur les liens rentre les médias et les grands groupes de l’Internet. Rien de moins qu’une enquête sectorielle a été lancée. Elle devrait durer dix-huit mois et s’intègre dans une supervision de plus en plus serrée des géants de l’Internet sur la base des règles de concurrence américaines. Ces travaux débutent avec le secteur des médias mais vont également concerner les réseaux sociaux et les places de marché. Les liens entre Google et les éditeurs de presse constituent donc un premier volet de ces investigations.

L’enjeu sous-jacent, dans le contexte américain, est la promulgation d’un Journalism Competition and Preservation Act qui permettrait, selon ses promoteurs, de rééquilibrer les pouvoirs de négociations entre certaines plateformes dominantes de l’Internet, qui tirent l’essentiel de leurs revenus de la vente d’espaces publicitaires et de l’exploitation des données des internautes et les éditeurs de presse qui considèrent qu’une part significative du trafic sur les plateformes est lié aux contenus qu’ils produisent. Leur demande est de bénéficier d’une immunité antitrust de quatre ans pour pouvoir négocier collectivement avec les plateformes des règles de partage des revenus publicitaires. Il s’agit donc dans leur esprit de pouvoir gagner collectivement un pouvoir de négociation compensateur afin de négocier avec Google ou Facebook dans de meilleurs termes. Nous sommes a priori bien éloignés d’un Antitrust visant à prohiber toute coalition entre entreprises concurrente et poursuivant un objectif d’efficacité économique et non de raisonnabilité ou d’équité (au sens de fairness) du partage de la rente.

Cette demande peut paraître bien éloignée des principes concurrentiels bien établis de part et d’autres de l’Atlantique. Néanmoins, elle fait écho à des préoccupations que nous pouvons observer dans d’autres domaines, par exemple dans celui des négociations commerciales dans la grande distribution. Cette demande s’inscrit plus généralement dans un souci croissant sur la situation de dépendance économique dans laquelle pourraient se trouver certains acteurs du marché de plus en plus dépendants d’un nombre limité de centrales d’achat ou de plateformes électroniques. Ces dernières sont de plus en plus vues comme des verrous essentiels pour l’accès au marché. Dans ce cadre, les règles de concurrence pourraient être activées sous des formes spécifiques comme nous avons pu le souligner dans un travail réalisé avec Patrice Bougette et Oliver Budzinski, à paraître dans la Revue d’Economie Politique.

Encore plus spécifiquement, la préoccupation concurrentielle dans le cadre des médias dépasse le seul critère de l’efficience. Elle peut s’étendre à d’autres objectifs tout aussi légitimes que sont l’accès au marché des entreprises (i.e. la concurrence libre et non faussée), la liberté de choix du consommateur mais aussi le pluralisme. Ce dernier objectif est reconnu de façon constante par le droit de la concurrence. Le pluralisme des médias a une valeur constitutionnelle. Très récemment l’Autorité a pu souligner cette préoccupation dans un avis rendu pour le compte de la Commission des Affaires culturelles et de l’Education de l’Assemblée Nationale quant aux enjeux pour les acteurs historiques de l’audiovisuels de la concurrence exercée par des plateformes de vidéo en ligne tels Amazon et Netflix (avis n°19-A-04 du 21 février 2019).

Comme souvent en droit, il s’agit de concilier des objectifs hétérogènes et potentiellement conflictuels. Il s’agit de trouver un point d’équilibre entre les plateformes et les éditeurs de presse en tenant ensemble des objectifs d’efficacité et d’équité dans la répartition de la valeur créée. D’où la nécessité de disposer d’estimations robustes.

Google sera-t-il le fossoyeur de la presse ou au contraire son sauveur ?

Les plateformes sont indubitablement de précieux intermédiaires pour reprendre l’expression utilisée dans le titre de l’ouvrage de David Evans et de Richard Schmalensee. Le surcroît d’exposition donné à la production de la presse créé indubitablement une richesse additionnelle au point de vue collectif. Google comme Facebook augmente indubitablement la taille du gâteau, reste à s’interroger sur sa répartition et sur les effets de long terme de la position de verrou d’entrée qu’occupent les plateformes en matière d’accès à l’information.

Deux questions peuvent donc être posées.

La première question tient à la répartition des revenus publicitaires. Les revenus de la presse s’effondrent quand ceux des plateformes s’accroissent spectaculairement. Cependant corrélation n’est pas causalité et le droit de la concurrence n’a pas à se préoccuper de la répartition du surplus dans les chaînes de valeur… sauf si elle est affectée par l’exercice abusif de pouvoirs de marché.

La seconde question tient à l’efficacité à court et à long terme. A court terme, il convient de considérer que les titres de presse sont eux-mêmes des plateformes bifaces. Ils tirent une part très significative de leurs revenus de la publicité. Si celle-ci est captée par les plateformes, leur viabilité économique même peut être mise en cause. A long terme, l’affaiblissement des médias au profit des plateformes peut avoir maintes conséquences négatives au point de vue collectif. L’affaiblissement de l’équilibre économique des médias peut conduire à une concentration croissante de ces derniers dont l’effet serait d’affaiblir le débat démocratique en réduisant le pluralisme des sources d’information. De surcroît, la réduction des moyens dont disposent les médias, notamment en matière d’investigations, pourrait réduire l’effectivité du contre-pouvoir que ceux-ci doivent exercer dans une société démocratique. Dès lors, l’enjeu n’est pas réductible à des questions efficacité économique mais doit être considéré sur un plan plus large en termes de principes politiques.

Songeons simplement aux débats sur les bulles de filtre ou sur les fausses informations (infox ou fake news en anglais). Les règles  de concurrences peuvent jouer dans ce domaine (voir à ce propos l’article de Walid Chaiehloudj dans la Revue Internationale de Droit Economique : « Fake news et droit de la concurrence : réflexions au prisme des cas Facebook et Google »). Le secteur des médias doit ainsi faire l’objet d’une attention spécifique par rapport à d’autres secteurs d’activité en ce qu’il est nécessaire d’articuler des objectifs allant au-delà de la seule efficacité économique. Cependant, il n’est pas pour autant acquis qu’il soit souhaitable que ce secteur économique s’affranchisse des règles d’une concurrence par les mérites. Si les acteurs qui souffrent d’un insuffisant pouvoir de négociation doivent être protégés, il convient d’insister sur le fait que ce n’est pas pour eux-mêmes mais pour les intérêts du consommateur (pluralité des offres disponibles,…) et pour ceux du citoyen (maintien des contre-pouvoirs).

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