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Vers un nouvel “Ancien régime” ? Ces minorités qui contrôlent de plus en plus la vie de leurs concitoyens
©Reuters

Donneurs de leçons

Les élections européennes ont mis en lumière l'importance croissante du pouvoir de minorités sur les majorités. Mais cette vérité dépasse la sphère politique et se retrouve dans le domaine économique et culturel.

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren, historien, est président du Laboratoire d’analyse des ideologies contemporaines (LAIC), et a récemment publié, On a cassé la République, 150 ans d’histoire de la nation, Tallandier, Paris, 2020.

 

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Dominique Desjeux

Dominique Desjeux

Dominique Desjeux est professeur émérite à la Sorbonne, université de Paris. Il est le directeur de la Formation doctorale professionnelle en sciences sociales et responsable du Centre de Recherches en SHS appliquée aux innovations, à la consommation et au développement durable. 

Il est aussi notamment co-auteur, avec Fabrice Clochard, de "Le consommateur malin face à la crise. : le consommateur stratège" (juillet 2013) aux éditions de L'Harmattant

Il vient de publier L’empreinte anthropologique du monde. Méthode inductive illustrée, Peter Lang

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Atlantico :  Alors que la crise que traverse la France a accouché d'un statu quo comme le montre l'échec des listes d'opposition lors de cette élection européenne, n'aboutit-on pas aujourd'hui à une situation de blocage, par une certaine minorité d'élites, lesquelles semblent en mesure d'avancer leur programme, tant au niveau politique avec LREM, qu’économique avec les GAFAM ou culturel (écologie, mœurs...) ?

Pierre Vermeren : Les résultats des européennes ont à la fois confirmé et dénaturé ceux de la présidentielle. La confirmation, c’est la victoire masquée du parti présidentiel, que les commentateurs appellent pudiquement le « bloc élitaire », mais qui signifie en clair la bourgeoisie libérale. La dénaturation, ou du moins la nouveauté, c’est que ce bloc a perdu son aile gauche -les fameux bobos-, qui est rentrée au bercail (chez les Verts par exemple), laissant place à la bourgeoisie traditionnelle (de l’ouest parisien), et à la frange aisée et âgée de la bourgeoisie catholique : toutes les régions catholiques qui votent à droite depuis le XIXe siècle (même si la Bretagne a viré à gauche depuis 30 ans) ont placé la liste macroniste en tête : Savoie, Bas-Rhin, Auvergne, Pays Basque, Vendée, grand Ouest. C’est une captation d’héritage.

La bourgeoisie aisée a en outre permis au président de conserver les grandes métropoles, hormis la populaire Marseille. Ce vote est la traduction électorale et arithmétique de phénomènes électoraux anciens, et de la sociologie de l’habitat qui s’est recomposée depuis trente ans. Les bobos ont été remplacés par les cathos aisés, mais cela donne toujours 10 ou 11% de l’électorat. Si l’on fait la somme de ceux qui sont partis (chez les verts) et des nouveaux venus (les cathos âgés), cela constitue une base électorale de 20% pour le camp présidentiel (le président ayant perdu cette fois le vote des minorités ethniques, à en juger par la participation en Guyane ou en Seine Saint-Denis).

Le reste de la population, non comptée la fraction des moyens cadres ou fonctionnaires (comme les profs), se compose de la France périphérique, géographique et sociale. Cette base sociologique de deux Français sur trois, qui a soutenu les gilets jaunes en décembre, est l’addition des classes populaires (50%) et de la classe moyenne paupérisée (20%). Elle s’est aux deux tiers abstenue de voter, et pour un tiers, s’est partagée entre le Rassemblement national et la gauche.

Le groupe élitaire » peut donc gouverner en paix, continuer à « réformer », à internationaliser l’économie et à faire des lois sociétales. Mais ce qui était aisé avec le vote censitaire sous la Restauration (1815-1848) sera périlleux le jour où l’électorat populaire se mobilisera. Ce ne peut être qu’à la présidentielle comme on l’a vu aux Etats-Unis.

Edouard Husson : La France ne représente pas le cas général. Alors que, dans beaucoup d’autres pays occidentaux, le pouvoir des partis centristes est contesté, nous avons un président qui gouverne depuis le centre et qui réussit, jusqu’à maintenant, à contenir la poussée des partis qui s’affichent clairement à droite ou à gauche. En Allemagne on retrouve une situation assez similaire, les chrétiens-démocrates jouant le rôle de La République en Marche. Mais le cas de l’Allemagne est particulier dans la mesure où le passé nazi dissuade les partis allemands de porter le débat aux extrêmes. L’AfD, parti ultra-conservateur, semble ne pas pouvoir dépasser 12/13% en moyenne nationale.

Ailleurs, le débat est mené dans d’autres termes: la Grande-Bretagne montre une très claire polarisation entre pro- et anti-Brexit et le parti conservateur comprend un certain nombre d’individus qui ne jouent pas le jeu des élites dont vous parlez. En Italie, en Hongrie ou aux Etats-Unis, vous avez carrément une partie des élites qui a pris le parti des classes populaires et revient à une politique d’intérêt national. Il faut donc s’interroger sur la cas français, très spécifique. La prédominance des représentations idéologiques est un facteur: nous sommes un pays où le président peut faire d’une vision totalement abstraite de l’Europe le moteur son action; et où une partie de la droite continue, vingt-cinq ans après la mort de Mitterrand, à faire sien le portrait qu’il avait tracé du Rassemblement National en peste brune. Il y a aussi la centralisation du pouvoir et la concentration des élites à Paris. Nos élites rejouent en permanence la Révolution française. 

Comment expliquer qu'on en soit arrivé à un tel stade de domination par une élite politico-économico-culturelle ?

Pierre Vermeren : Il faut revenir aux raisons historiques et sociologiques du repli sur soi et de la concentration des cadres et des couches aisées de la France sur de petites parties du territoire. C’est notamment ce que j’ai souligné dans La France qui déclasse.
Observons la douzaine de métropoles que compte la France : ce sont en gros les nouvelles capitales régionales, le législateur ayant pris acte que les autres étaient déclassées : Amiens, Clermont-Ferrand, Poitiers, Reims… L’Ile-de-France à elle seule, qui abrite le tiers des cadres français (plus d’1,5 million), produit un tiers du PIB national, soit deux fois son poids dans la population française. En second lieu, il existe des régions de « repli » qui hébergent les retraités aisés, mais aussi des cadres : outre les métropoles déjà évoquées (qui produisent près du quart du PIB), ce sont des territoires balnéaires et touristiques comme le littoral de Bretagne sud, le Bassin d’Arcachon, le pays Basque, la Côte d’Azur, voire certaines vallées ou stations alpines. Tout le reste du territoire est à l’abandon, comme en apesanteur, avec des situations hallucinantes dans certaines parties du territoire (Médoc, Ardennes, Tarn, Haute-Marne, Valenciennois, Aisne, Haute-Vienne, Aude, Lot, Cher etc.) : d’énormes, poches de misères, des travailleurs pauvres et des sans emplois, des activités et des classes sociales en déshérence, livrées à elles-mêmes, des villes comme bombardées, de agriculteurs ruinés ; le pire c’est que les service publics, au lieu d’être un contre feu, ont accompagné cette régression historique. Sans un volontarisme urgent et massif des pouvoirs publics, on s’achemine vers l’inconnu.

Edouard Husson : Au plan mondial, deux phénomènes doivent être pris en compte, la concentration des richesses et celle des données. Pour éviter la chute de valeur d’une monnaie fabriquée en quantité astronomique, les élites ont eu tendance à la faire sortir des circuits les plus quotidiens et à la concentrer entre les mains d’une minorité. La concentration des données est l’autre phénomène fondamental. Là encore, on a un phénomène de quasi-gratuité, où ce qui donne de la valeur aux informations collectées, c’est la capacité à les collecter massivement et les traiter. 

Si on se penche sur la façon dont les Français consomment, notre économie n’a-t-elle pas connu une vraie dynamique de concentration qui rend la consommation des Français de plus en plus dépendante d’un nombre limité d’acteurs économiques ? 

Dominique Desjeux : Quand on regarde le rapport des Français à la consommation, ce qu’on observe aujourd’hui c’est qu’il y a une multiplication de l’offre qui va de pair avec une forme de concentration des structures financières. Ce mouvement est issu d’un grand mouvement qui vient des transformations économiques des années 70 et 80 avec le développement de la grande distribution et des gros groupes. Mais si on se place du point de vue de l’offre et des canaux d’achat du quotidien, cela s’est multiplié avec la numérisation puis la digitalisation de l’économie. 

Aujourd’hui le logement, et ce surtout dans les milieux urbains, devient un lieu stratégique de commande d’un nombre important de biens et de services. En ville y a notamment une demande importante de restauration. A la campagne, on garde la vente à distance. Le logement est devenu un hub où on peut acheter, produire avec le télétravail et multiplier les possibilités d’achat et de vente. L’évolution de la consommation a donc été amplifiée par le rôle qu’a pris dans le logement nos écrans.

Avec le numérique, on a une augmentation de l’offre qui s’accompagne d’une réelle concentration économique. La place des GAFAM est complexe, on sait l’effet qu’elles peuvent avoir sur un certain nombre de commerces qui ne se sont pas adaptés ou n’ont pas joué le jeu de la mondialisation numérique. Elle amplifie l’offre mais augmente la fréquentation d’un nombre limité de canaux tenus par un nombre limité d’acteurs financiers. On a donc une augmentation de la concentration de l’offre qui va de paire avec une multiplication des petites offres. Mais ces petites offres ne contrebalancent pas du tout la concentration économique. Ce qu’il manque, c’est de la concurrence, que pourraient apporter l’Europe… ou la Chine. On peut voir dans cette situation l’origine d’une crise comme celle des Gilets jaunes, qui est un mouvement de contestation de notre système économique pour des raisons qui sont consuméristes : ils veulent pouvoir participer à la consommation que permet ces grands acteurs mais n’en ont plus les moyens.

Une telle situation ne comporte-t-elle pas de réels risques sociaux, notamment violents ?  

Pierre Vermeren : Je lisais hier que 39% des Français (dont plus encore de jeunes) jugent que la démocratie n’est pas la panacée, c’est une première réponse. La deuxième, c’est la séquence des gilets jaunes, dont on sort à peine, qui a démontré que la violence -même si elle a été très contenue à l’échelle de l’histoire- n’est plus un interdit. La troisième, c’est la hausse des violences privées –dont atteste la remontée des homicides en France puis dix ans, ou celle des agressions non crapuleuses. Ces alarmes sont des manifestations de l’énorme malaise socio-économique et qui ronge la France populaire, gangrénée par de nombreux maux : les suicides, les addictions (aux stupéfiants, aux jeux et à la pornographie en ligne), les violences et le harcèlement contre les femmes, contre les morts (les destructions si nombreuses dans les cimetières), contre les minorités, contre les églises etc. sont autant d’indices extrêmement inquiétants, surtout si on les aligne. Il faut redonner d’une manière ou d’une autre l’envie de vivre et de produire aux classes populaires, que « le pain et les jeux » ne pourront pas éternellement calmer. Dans les dictatures, cette tâche revient à la police et aux tontons macoutes. Dans une  démocratie avancée, les classes dirigeantes doivent prendre leurs responsabilités.

Edouard Husson : On n’est plus dans le domaine du risque mais de la réalité. La crise française des Gilets Jaunes a montré cette réalité nue: la France qui souffre le plus s’est soulevée. Et elle a été matraquée, littéralement, par un pouvoir désireux de maintenir la concentration des richesses, des informations et du pouvoir. On ne touchera pas à l’ISF; on rêve de recréer un grand service public d’information; et l’on fait charger les forces de l’ordre contre les manifestants les plus pacifiques tout en tolérant les casseurs, de manière à pouvoir justifier l’emploi prolongé des forces de l’ordre. Mais la violence de la répression sociale orchestrée par Emmanuel Macron et Edouard Philippe est le signe d’une peur des élites françaises. Ailleurs, les élites ont su sécréter des individus qui prennent la défense du peuple tout en maîtrisant parfaitement les codes des classes supérieures: Trump en est l’illustration la plus flagrante. Elle est là l’exception française: le manque d’instinct de survie des élites françaises les conduit à jouer leur va-tout dans une politique de répression policière, de censure et de tentative de prolonger coûte que coûte la survie du néolibéralisme.

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