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Ce qui explique la nouvelle vague d'eugénisme
©LOIC VENANCE / AFP

Bonnes feuilles

Dominique Folscheid publie "Made in labo" aux éditions du Cerf. Quand un philosophe pénètre par effraction dans les laboratoires des apprentis sorciers, il en ramène des vérités sur l'humanité qu'on nous fabrique pour demain. Des vérités terrifiantes à dire, mais nécessaires à entendre. Un cri d'alarme contre tous les Frankensteins de la vie, du désir et de l'amour. Un essai percutant, pour combattre dès aujourd'hui les cauchemars de demain. Extrait 1/2.

Dominique Folscheid

Dominique Folscheid

Professeur de philosophie émérite à l'université Paris-Est, codirecteur du Département d'éthique biomédicale du Collège des Bernardins, Dominique Folscheid a fondé en 1995 un enseignement de philosophie à destination des personnels de santé, devenu " l'École éthique de la Salpêtrière ". Il a notamment publié Sexe mécanique. La crise de la sexualité contemporaine (2002) ; L'Esprit de l'athéisme et son destin (2003) et contribué à Le Transhumanisme, c'est quoi ? (2018).

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En dépit des dénégations, l’eugénisme est déjà au travail dans nos mentalités et nos pratiques, et pas seulement dans les projets des transhumanistes. Il existe sous forme de sélection des embryons et des fœtus, puisque sélectionner implique tri et choix, donc acceptation ou rejet. Sauf qu’en rhabillant la sélection en «prévention», on gomme sa dimension d’eugénisme négatif. On a d’ailleurs utilisé le terme de «progénie» pour y mettre de la positivité, celui d’«orthogénie», le meilleur, étant plutôt voué à couvrir les avortements. Mais depuis que le transhumanisme nous promet une «posthumanité» pour demain, c’est une version nettement plus grandiose de l’eugénisme qui se profile à l’horizon. Sans pour autant le nommer ainsi, car pour esquiver la menace de la reductio ad hitlerum, on a adopté une définition restrictive de l’eugénisme, selon laquelle il n’existe qu’organisé et mis en œuvre par une politique étatique à tendance raciste. Ce qui laisse toute sa place à une forme dite «libérale» d’eugénisme, qui s’inscrit dans le cadre limité de la liberté et de la responsabilité des individus concernés, comme il va de soi dans un État de droit. 

Il suffit pourtant de regarder la réalité en face pour constater que dans ses visées, l’actuel eugénisme reprend ce qui se faisait ou qu’on espérait déjà depuis des temps immémoriaux. Et pourtant il a aussi changé, et c’est précisément dans sa version «libérale» que s’est précisée l’essence même de l’eugénisme. Quant aux politiques étatiques, qui ont pu exister dans l’Antiquité, elles tendent à prendre la forme d’opérations de «santé publique», armées de toutes les ressources du profilage génétique des populations. 

Tel qu’il se présente aujourd’hui, l’eugénisme est donc à la fois ancien et tout neuf, ce qui justifie qu’on lequalifie de «nouvelle vague» pour ne rien perdre de ses composantes.

L’eugénisme négatif existe depuis la nuit des temps, mais ses visées sont toujours actuelles : éliminer les enfants qui ne correspondent pas aux normes du genos–en clair, les anormaux. Ce qui a changé, ce sont les savoirs et les moyens dont nous disposons. Ce qui a aussi changé, c’est ce qu’il faut entendre par genos et eu-genos,qui ne désignent plus la lignée, mais les caractéristiques génétiques de l’individu. Ajoutons les changements survenus dans le contexte culturel et religieux de ces pratiques, et l’on aura un mélange d’archaïsme et d’innovations. Aristote avait beau soutenir qu’il fallait avorter des embryons malformés tant qu’ils étaient au stade de la matière, avant d’avoir reçu la forme qu’est l’âme, il pensait éviter l’avortement des fœtus constitués. Mais en pratique, cette théorie était inopérante et décalée. À son époque, l’avortement ne pouvait avoir de motifs eugéniques qu’en cas de menace de souillure sur la lignée (à Rome, pendant longtemps, la matrone qui s’était fait violer était même mise à mort).Ce n’est qu’à la naissance, sauf fausses couches, que les enfants anormaux pouvaient être identifiés. Là est le point commun: le refus de l’anomalie, qui pouvait conduire à l’infanticide – plus ou moins discrètement pratiqué jusqu’à nos jours tant que le diagnostic prénatal et l’interruption de grossesse n’existaient pas. Chez les Anciens, on pratiquait aussi l’«exposition» des enfants, qui n’a de sens que dans le contexte animiste du temps. Car bien loin de naître de leurs seuls géniteurs, les enfants dépendent du destin ou de l’intervention, bégnine ou maligne, d’une puissance spirituelle (divinité, djinn, ancêtre, etc.). Exposer un enfant, c’est le restituer à ses vrais auteurs, ou à des intercesseurs compatissants, pour qu’ils décident de son sort. 

Le contexte et les méthodes ne sont donc plus les mêmes, mais nombre d’exemples de sélection négative sont similaires. C’est le cas de l’échographie, qui a juste déplacé vers l’avortement l’infanticide des filles en Inde, trop coûteuses en dot, comme elle l’a fait aussi en Chine au temps de la politique de l’enfant unique – qui sera donc un garçon. 

Tant qu’on en reste à la procréation naturelle, même surveillée par diagnostic prénatal, l’eugénisme négatif se réduit en fait à un «anti-kakogénisme» sommaire. Ce qui n’empêche pas certains parents de réclamer une interruption de grossesse pour un bec-de-lièvre, deux doigts en moins à une main, des malformations curables ou des pathologies vivables. 

Avec la procréatique, la situation a fondamentalement changé, puisque l’on peut intervenir, en laboratoire, sur les composantes de la vie que gérait seule la nature. Si l’on s’en tient à l’insémination intraconjugale, les possibilités de filtrage génétique sont restreintes (ce qui ne sera sans doute plus vrai sous peu), et on peut admettre leur légitimité dans une certaine mesure. Quand l’artifice remplace la nature, qui opère spontanément un tri féroce parmi les candidats à l’existence, il ne peut pas faire moins qu’elle. La différence, c’est que la nature se contente du critère de viabilité, qui ne garantit nullement ce qu’on appelle «normalité», notion que l’on sait aussi floue qu’élastique. Mais si l’on combine la FIV et le diagnostic préimplantatoire, on fait mieux, puisque l’on peut sélectionner le meilleur des embryons existants. On est certes encore loin de l’embryon idéal puisque l’on devra se contenter d’un embryon exempt d’anomalie repérable, ou de risques de prédisposition. Le choix est positif, mais sa positivité est de nature soustractive, puisque le ou les embryons retenus seront ce qu’ils sont, tandis que les suspects, eux, seront positivement éliminés.

Pour nous, c’est bien la génétique qui a changé la donne. Du coup, le bon ou le malin génie à l’origine de l’enfant n’est autre que son patrimoine génétique, et le testing génétique informatisé a remplacé le devin examinant les entrailles de la bête sacrifiée. Avec le DPI, l’eugénisme dispose d’une arme efficace, ce qui explique pourquoi la France en a strictement limité le recours, lors même que ses praticiens le réclament à grands cris pour limiter les échecs de l’AMP. Or l’avenir appartient à la génétique, comme François Dagognet l’annonçait dès 1988, en recommandant que l’on quitte la «procréation dite artisanale ou naturelle» pour exploiter à fond ce que permet la biologie moléculaire, déjà maîtresse de l’évolution naturelle, afin de traiter l’homme pour ce qu’il est, une «machine biologique». 

Autant avouer que la génétique a mis tout le monde dans la seringue, particuliers, puissance publique, États eux-mêmes. Les tests sont de plus en plus pointus et fiables, de moins en moins chers, et ils concernent un nombre croissant de pathologies monogéniques, d’autres multifactorielles (cancer, diabète, sclérose en plaques, etc.). On en est aux simples prédispositions, voire au risque de risques, qui requièrent pourtant bien d’autres facteurs pour se manifester. On peut prendre à la légère les prédispositions au strabisme ou à l’obésité, mais que fera-t-on des prédispositions à la maladie d’Alzheimer, qui concerne aujourd’hui près de 900 000 personnes rien qu’en France, si des tests le permettent? 

Or qui dit screening génétique de masse, dit aussi biopolitique d’État. Il en existe une en Israël depuis longtemps, pour éviter la propagation de la maladie de Tay-Sachs, comme aussi à Chypre, pour éradiquer la thalassémie. Dans les deux cas les personnes susceptibles de transmettre ces pathologies ne doivent pas se marier – mesure qui faisait déjà partie de la panoplie classique de l’eugénisme des XIXe et XXesiècles. Mais ce n’est encore rien par rapport à ce que nous promet le fichage génétique de toute une population. Il est en cours en Inde, où il remplacera tous les papiers d’identité, en cours en Islande, le marché ayant été obtenu par la firme américaine DecodeGenetics. Pour la France, Daniel Cohen a proposé que chacun puisse disposer de son «passeport génétique». À quand le permis de procréer? 

En couplant tests génétiques et prévention informatiquement assistée, les États seront en mesure d’intervenir sous le label rassurant des «grandes causes de santé publique». En commençant par s’attaquer au danger que représentent les bombes génétiques à retardement identifiées au sein de la population. Au prix d’une inévitable ambivalence entre les progrès accomplis en termes de prévention, et leur rançon en termes de sélection. Le conseil génétique sera plus efficace, par exemple pour informer la parentèle de certaines prédispositions qui ne sont dangereuses que si elles ne sont pas identifiées, mais il ne faut pas se faire d’illusions. Dans nos sociétés, l’intolérance à l’anomalie et au handicap a progressé en même temps que nos moyens diagnostiques se sont perfectionnés. À défaut de l’enfant parfait, l’objectif sera l’enfant «zéro défaut». 

L’exemple de la trisomie 21 est là pour le prouver. Même au temps où l’amniocentèse présentait des risques, on parlait déjà d’«éradication» de la trisomie 21, comme si elle ne signifiait pas l’élimination des trisomiques. De l’admiration pour leurs parents (des héros), on est ainsi passé à l’étonnement teinté d’indignation à l’égard de l’infime minorité qui persiste à les accueillir (des fous).Depuis qu’existent les tests non invasifs sans risque aucun(les DPNI), on a même élargi les perspectives, puisque l’on peut identifier le sexe de l’enfant dès la quatorzième semaine au lieu de la vingtième, ce qui rend possible l’avortement pour cause de mauvais sexe. Et comme la quête d’indices à des fins de prévention ne s’arrêtera jamais, on doit s’attendre à ce qu’au moindre soupçon de prédisposition à un risque quelconque, fût-il mineur, curable, compensable, et en tout cas vivable, la seule loi qui prévaudra sera la loi des suspects. 

Il n’en reste pas moins qu’en l’état, la procréatique manque encore de moyens. Pour qu’elle les ait, il faudrait multiplier le nombre d’embryons, donc celui des ovocytes, pour pratiquer un tamisage de masse, avec assistance algorithmique à l’appui. Comme dit Jacques Testart, nous entrerons alors dans «l’ère de l’horoscope scientifique1». Avec extension aux lignées, puisque les pathologies peuvent faire des sauts de génération. Cas, par exemple, de la fille d’un homme sain, mais porteur du gène prémuté du syndrome de l’X fragile, facteur de grave retard mental, qui pourrait apprendre qu’elle risque d’avoir des enfants malades. Comment renoncerait-elle aux avantages du DPI? Pour James Watson et autres prophètes, la généralisation de la procréatique d’ici quelques décennies est logiquement dans les tuyaux.

Extrait du livre de Dominique Folscheid, Made in labo, publié aux éditions du Cerf

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