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La “petite transformation” : comment les consommateurs ont réintroduit la politique dans leur panier de courses
©Reuters

Consommateur responsable

Comment la manière de consommer a dépassé son caractère utilitaire pour acquérir un réel sens politique.

Thierry Mathé

Thierry Mathé

Thierry Mathé est chercheur au CREDOC et chargé de cours au CNAM.

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  1. De la production à la consommation

La seconde moitié du XXème siècle est le point de passage de sociétés fondées sur le travail et la production à des sociétés qui vont se définir de plus en plus par la consommation. C’est à partir de la sortie de la seconde guerre mondiale que l’idée d’un rôle positif de la consommation pour la société s’est affirmée. Les consommateurs pouvaient contribuer à l’effort de reconstruction, puis à la croissance économique par la consommation.

Aux privations de la période de guerre a suivi l’accès aux produits électroménagers, à la télévision, au confort matériel. Le fait de bénéficier de sources d’énergies abondantes, la croissance économique, la promotion de l’Etat social (offre abondante d’emplois, salaires ascendants, statut du salarié, promotion interne et formation permanente, assurances sociales (chômage, maladie, retraite…), faible inflation, etc.) (Castel, 1995), ont fait éclore une période de bien-être où les inégalités sociales semblaient en voie d’harmonisation. Ce sont les « jours heureux » du programme du CNR.

Fruit des années 1950, la société de consommation s’est imposée jusqu’au début des années 1980, caractérisée par le bonheur matérialiste et la jouissance du présent. L’arrivée de produits internationaux bénéficiant de circuits de distribution développés (arrivée des hypermarchés) et la possibilité de faire de la publicité à grande échelle (diffusion de la télévision-couleur) ont signé le développement de l’hyperconsommation. Durant les années 1970 à 1990, plus que jamais la consommation des ménages devient le centre du système économique et social, avec le développement accéléré des objets et leur obsolescence croissante.

C’est la critique du modèle d’hyperconsommation engendrant insatisfaction et effet de saturation devant des produits toujours plus nombreux et de moindre qualité, souvent à faible durée de vie. Et c’est précisément ce qui est remis en cause aujourd’hui, tant du point de vue environnemental que du point de vue de la redistribution sociale. Nous sommes dans une ère de saturation d’objets inutiles et mal facturés, de captation de richesses, en même temps que d’inégalité d’accès aux biens.

La crise financière à l’origine de la crise économique survenue en 2008 a entraîné une « crise du modèle de consommation de masse », modèle contrecarré par la fonte des moyens permettant d’y parvenir (Moati, 2009). Mais l’époque contemporaine est marquée par une succession de crises économiques. Aux deux crises consécutives à la hausse brutale du prix du baril d’hydrocarbure (1973 et 1979) s’est ajouté l’effondrement boursier de 1987, la récession économique de 1993, celle certes plus modérée de 2003, et enfin la dernière en date en 2008. D’où le sentiment d’une « crise sans fin », comme « état global, perçu comme quasi permanent » (Revault d’Allonnes, 2012), à l’inverse de son sens originel, alors que le sens premier de la crise (sens médical, chez les Grecs de l’Antiquité comme dans notre Moyen-Âge) est celui d’un moment aigu, d’un passage ouvrant sur la guérison ou la mort.

À chaque fois, la société de consommation est annoncée au bord du gouffre. Mais si la roche tarpéienne est près du Capitole, l’inverse est vrai aussi ! Les différentes crises ne la remettent pas en question et engendrent de nouveaux modes de consommation adaptés à la nouvelle configuration sociale.

Les consommateurs prennent cependant de plus en plus conscience que leurs achats de biens peuvent constituer un acte citoyen, une façon d’avoir davantage de prise sur le monde économique. Consommer n’est en effet plus seulement un acte technique ou hédonique mais un choix éthique.

On observe l’émergence d’une consommation moins passive, axée sur la demande et les besoins réels, et prenant en compte les conséquences d’un modèle économique reposant encore une fois en grande partie sur l’externalisation des coûts (humains, sociaux, environnementaux).

  1. De la société matérielle à la société post-matérialiste

D’une société matérielle, nous sommes passés à une société post-matérialiste (Inglehart,1993), où l’autonomie individuelle et les valeurs culturelles tendent à primer sur une sécurité matérielle, économique, considérée comme acquise.

Mais avec la détérioration du pouvoir d’achat et l’ampleur prise par les problèmes environnementaux, qui interpellent à nouveau le modèle économique, les consommateurs sont aussi en quête de modes de consommation plus durables.

Cette fois, il ne s’agit plus de relever le pays, comme au lendemain de la Libération, mais de préserver le monde (la nature, les hommes, le tissu social). On cherche de plus en plus de sens dans la consommation. C’est sans doute l’un des changements majeurs des dernières années dans les comportements des consommateurs, justement validés par les contextes de crise et de reprise.

Après l’importance accordée au bien-être matériel, à l’argent, à la réussite sociale et à la sécurité physique, la priorité est donnée à la qualité de vie, à la réalisation de soi, aux préoccupations relatives au sens de la vie (consommation responsable, exigeante).

Parallèlement, l’enrichissement personnel, sans intérêt porté à la communauté, est vivement critiqué. Réaliser des profits inconsidérés relève en quelque sorte du vol, en particulier parce qu’aujourd’hui, l’externalisation des coûts pratiqués par certaines multinationales, reportés sur l’environnement (pollution massive) ou sur la société (casse sociale, délocalisations, exploitation des travailleurs pauvres) est dénoncée.

L’intervention de l’éthique et de l’engagement dans la décision d’achat est un phénomène récent, qui s’est surtout développé à partir des années 2000. En 2001, la grande médiatisation des licenciements et des appels au boycott du groupe Danone et de Marks and Spencer a constitué une expérience inédite en France. Et récemment, l’effondrement du cours de l’action de Bayer, après son rachat de Monsanto (qui produit notamment le Roundup, dont un jugement a reconnu le caractère potentiellement cancérogène), témoigne des effets dévastateurs de ce rachat sur l’image du groupe pharmaceutique allemand.

Plusieurs travaux du CREDOC ont montré que la majorité des Français qui ont boycotté un produit au cours des dernières années l’ont fait parce que l’entreprise licencie du personnel, qu’elle épuise les ressources naturelles ou dégrade l’environnement par sa production ou son mode de fabrication.

Ce phénomène qui déborde les seules associations (réseaux sociaux, médias, etc.) fait émerger la consommation engagée, consistant à user de son pouvoir économique pour sanctionner (positivement ou négativement) une entreprise ou un produit à des fins « responsables ».


  1. Redonner du sens à la consommation

Face à la multiplicité de l’offre, il s’agit donc de redonner du sens à la consommation :

La prise de conscience de la pollution générée par la (société de) consommation, la désapprobation vis-à-vis du travail des enfants en Asie ou ailleurs, le souci du bien-être animal (élevage, cosmétiques), mais aussi la crainte des produits dangereux sont exprimés fortement.

Cette prise de conscience des effets dévastateurs de l’hyperconsommation est exprimée notamment chez les plus jeunes, très informé par Internet, notamment via les réseaux sociaux. Ce sont aussi eux dont les achats d’occasion constituent une remise en cause de cette hyperconsommation.

D’une manière plus globale, la frugalité devient un comportement valorisé (Siounandan, 2013), de même que les adeptes de la consommation d’usages partagés entre pairs (particuliers). L’inverse en quelque sorte de ce que dénonçait le situationniste Raoul Vaneigem en 1967 : « Les biens de consommation tendent à n'avoir plus de valeur d'usage. Leur nature est d'être consommable à tout prix ».

Ce type de consommation se base sur une dimension politique de la consommation dans la mesure où le consommateur est de plus en plus conscient de posséder un pouvoir par ses achats, de nature à provoquer des changements à l’échelle de la société. Alors qu’il lui semblait jusque-là qu’il n’avait aucune prise sur elle, il a désormais l’impression de pouvoir maîtriser un élément majeur du système d’échange économique.

Depuis le début des années 1960, les individus ont été en quête de structures librement choisies, ce qui s’est traduit par le relâchement des logiques relationnelles que sous-tendent les structures traditionnelles (famille, classes sociales, conjoint, etc.) et les collectivités (institutions religieuses, partis politiques, syndicats). Cette libération a eu pour effet de laisser place à un certain vide. L’effacement du socle commun des garants légitimes, laissant la place à la « pluralité des sens » (Revault d’Allonnes, 2012).

Dès lors, seul le marché, héritier de la perte de l’unité de sens, pouvait prendre le relais. Mais la « main invisible » des libéraux s’avère surtout une « main aveugle », où le sens laisse la place à l’aléatoire. Ce qui a conduit l’individu à ressentir la nécessité de retrouver des repères et à se créer une identité par la consommation, confortant l’estime de soi, l’intégration sociale, et contribuant à la concorde sociale. Consommer fonctionne comme une clef de l'identité, de la reconnaissance et de la participation à cette société, à tel point que ne pas pouvoir le faire constitue une forme d’exclusion.

On assiste aujourd’hui à la fin du « règne autocratique de l’économie marchande ayant accédé à un statut de souveraineté irresponsable », que dénonçait Guy Debord en 1988.

Ainsi, consommer peut devenir un acte citoyen. Les consommateurs s’engagent dans des démarches associatives qui leur permettent de mieux comprendre les enjeux globaux et collectifs autour des choix de consommation. Ces engagements(associatifs) bénéficient d’un fort écho médiatique et sont souvent mis en exergue pour leur caractère exemplaire ou précurseur.

Ce serait le prélude à une « petite transformation », contre-réplique de la « grande transformation » théorisée par Karl Polanyi (1944). Celui-ci décrivait un processus de désencastrement de l’économique et du socio-politique avec l’avènement d’un marché auto-régulateur, puis l’avènement de mécanismes de défense destinés à protéger le tissu social, confrontation qui s’était muée en crise économique (1929) et dans l’affirmation de régimes totalitaires.

Ce à quoi l’on assiste aujourd’hui semble participer d’un ré-encastrement consécutif à une perte d’autonomie du marché (autonomie conquise depuis la période dérégulatrice ouverte au début des années 1980), du fait de l’affirmation des consommateurs comme acteurs de leur propre consommation et de leurs achats.

Les achats des consommateurs redeviennent des modalités de l’échange social et contribuent à peser sur le marché en l’obligeant à se réinscrire dans le jeu collectif. Il s’agirait donc cette fois d’une « petite transformation » démocratique empruntant les voies de la société de consommation. Les luttes sociales s’étant épuisées avec la désindustrialisation et le démantèlement des regroupements de travailleurs dans des luttes organisées, ce sont aujourd’hui les consommateurs qui semblent le plus à même de faire pression sur l’Etat et sur les entreprises, à qui l’on réclame de la « responsabilité sociale » (RSE), des comportements plus moraux. Ainsi, certaines entreprises proposent par exemple de reverser de l’argent à des causes humanitaires. Il s’agit pour elle de combler un manque, tout en y trouvant un intérêt bien compris. Pour les entreprises, la « plus-value » passe aussi aujourd’hui par la production de sens (ce qui dépasse la RSE pour aller vers le sens même de ce qui est produit).

La perception contemporaine de la consommation intègre donc une approche moins critique que réflexive, où il s’agit moins de condamner que d’infléchir un ensemble de pratiques et un comportement, même si demeurent de nombreuses contradictions dans le discours des consommateurs, dont ils ne sont d’ailleurs pas forcément conscients. Certes, Le consommateur d’aujourd’hui est aussi plus réfléchi parce qu’il a du choix, dispose d’une masse d’informations fournies par différents canaux (magasins, sites internet d’associations, réseaux sociaux, etc.) qui lui permettent de comparer. Mais il est loin de pouvoir être rendu responsable des conséquences de ses choix de consommation compte tenu de l’asymétrie flagrante de son accès à l’information par rapport aux fabricants et aux distributeurs, et par rapport à l’évolution de la réglementation, elle-même soumise à la pression permanente des grands groupes industriels (Gallais, 2010).

Si ce n’est faire de sa vie une œuvre d’art, au moins s’agit-il de lui donner de la cohérence (pour faciliter sa mise en récit).

Bibliographie

Robert Castel (1995), Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard.

Guy Debord (1988), Commentaires sur la société du spectacle, Paris, Gallimard.

Véronique Gallais (2010), « Du marketing à la consommation responsable », Ecologie et politique, 2010/1, n° 39, pp. 39-54.

Pascale Hébel, Thierry Mathé (2015), « Représentations de la consommation en période de sortie de crise économique », Cahier de recherche, n° 329, CREDOC.

Ronald Inglehart (1993), La transition culturelle dans les sociétés industrielles avancées, Paris, éd.

Economica.

Philippe Moati (2009), « Cette crise est aussi celle de la consommation », Les temps modernes, 2009/4, n° 655, pp. 145-169.

Karl Polanyi (1944), La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983.

Myriam Revault d’Allones (2012), La crise sans fin : essai sur l’expérience moderne du temps, Paris, Seuil.

Nicolas Siounandan, Pascal Hébel, Justine Colin (2013), « Va-t-on vers une frugalité choisie ? », Cahier de recherche, n° 302, CREDOC.

Raoul Vaneigem (1967), Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Paris, Gallimard.



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