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L’extraordinaire longévité du débat idéologique entre le libéralisme et le communisme
©Reuters

Bonnes feuilles

Pierre Bentata publie "L’Aube des idoles" aux éditions de L’Observatoire. Les doctrines politiques, les théories scientifiques et toutes les formes d’analyses ont laissé place à de nouvelles croyances religieuses qui se manifestent par le relativisme de la pensée et la négation de la réalité au profit des fake news. Pierre Bentata interroge la psyché humaine et lève le voile sur ce qui nous pousse à inventer des illusions auxquelles nous soumettre. Extrait 1/2.

Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

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Le débat le plus âprement disputé du xxe siècle visait à déterminer qui, du libéralisme ou du communisme, était le meilleur système. Aujourd’hui encore, trente ans après l’effondrement du communisme, ce débat se poursuit comme si l’histoire n’était pas passée par là ; chaque camp compte ses arguments et ses champions, chaque camp revendique la supériorité de son système, aussi bien sur le plan économique que moral. Comment est‑ce possible ? L’état dans lequel on a retrouvé les populations vivant sous le joug des régimes communistes aurait dû définitivement disqualifier cette idéologie ; de même, le recul historique dont nous jouissons à présent devrait inciter les thuriféraires d’un libéralisme absolu à mettre de l’eau dans leur vin. Il n’en est rien. 

L’extraordinaire longévité de ce débat idéologique tient à ce que les parties prenantes parviennent toujours à transformer un fait défavorable en argument favorable à leur point de vue. Tout se résume à cette fameuse phrase : « ce n’était pas du vrai communisme » ou « ce n’est pas du vrai libéralisme », le dernier terme dépendant de l’idéologie à défendre. Lorsqu’on évoque l’URSS, Cuba, le Venezuela, la Corée du Nord ou  n’importe quel autre régime communiste afin de démontrer les ravages de ce projet, ses défenseurs objectent qu’il ne s’agissait jamais de communisme, qu’en outre leur faillite ne prouve rien si ce n’est l’échec des systèmes autoritaires, ce dont on ne peut accuser le communisme. Et ne vous méprenez pas, cette attitude n’est pas réservée au quidam ignorant, à l’homme commun ; scientifiques et chercheurs adoptent la même stratégie, ce qui laisse d’ailleurs penser que l’inclination à croire ne dépend pas uniquement de notre degré de connaissance d’un sujet donné. Des économistes, spécialistes de l’URSS et ouvertement communistes, osent affirmer, malgré leur indéniable connaissance du sujet, que « nous ne pouvons parler de fin du communisme […], le communisme n’a jamais été essayé à l’échelle d’une société ». Mieux encore, Noam Chomsky, philosophe de renommée internationale, peut dire en 2009 à Hugo Chavez que grâce au Venezuela, « un meilleur monde se crée » et l’accuser en 2011 de mener un « assaut sur la démocratie », sans remettre une seconde en cause sa perception initiale. Le philosophe semble penser qu’en seulement deux ans, l’homme providentiel est devenu mauvais, sous l’influence pernicieuse des États‑Unis, et ne doute jamais du bien‑fondé de son approche  politique qui lui fit initialement acclamer le chavisme. 

Tout est bon pour nier les dérives d’une idéologie défaillante. À cet égard, les communistes aiment à rappeler que l’URSS ne peut être qualifiée de communiste puisque son organisation était inégalitaire et dirigée par un État, ce qui est contraire au véritable marxisme. Les défenseurs les plus fins vont même jusqu’à prétendre qu’il ne pouvait s’agir de communisme tel que Marx l’envisageait, car le communisme marxiste, le véritable communisme, n’est possible qu’à partir d’un fort développement économique qui s’accompagne d’une grande masse de salariés représentant la majorité de l’économie et qui s’organise au sein d’une démocratie politique. 

Ainsi, non seulement le communisme ne peut être inégalitaire ou autoritaire, mais de surcroît il ne peut émerger en dehors d’un système capitaliste ! Or aucun des régimes communistes ne remplit ces critères, ce qui signifie qu’ils ne sont pas communistes. Dans ce contexte, tout argument visant à démontrer l’échec de la planification communiste ou son impossibilité pratique ne peut convaincre ceux qui se réclament du marxisme puisque selon eux, leur système n’a jamais été appliqué. Au contraire, toute critique d’un système existant serait plutôt une preuve supplémentaire de la nécessité d’oser enfin le vrai communisme originel. 

Pourtant, il y aurait fort à dire d’une telle argumentation. D’abord, pourquoi le communisme ne pourrait‑il émerger que dans une société prospère, à moins de considérer qu’il demeure incapable de créer de la richesse ? Ensuite, pourquoi même les phalanstères et autres micro‑sociétés concrétisant l’idéalisme socialiste du XIXe siècle ont‑ils disparu alors qu’ils appliquaient rigoureusement les préceptes prônés aujourd’hui par les communistes ? De même, à quel instant les régimes dits communistes se sont‑ils éloignés du marxisme ? Au départ au moins, il a bien fallu qu’ils soient communistes pour être accueillis comme tels par les partisans de cette idéologie… Alors, quand ont‑ils dévié de leur trajectoire et pourquoi en dévient‑ils toujours pour sombrer dans le totalitarisme ? 

Qu’on demande aux communistes de répondre à ces questions et voilà qu’ils se taisent, bien en peine d’expliquer cet écart permanent entre l’idéal et le réel. Et c’est bien normal car, pour convaincre, ils doivent se taire ; c’est tout le sens de la rhétorique idéologique : si l’idéal doit être clair, les moyens pour le mettre en œuvre ainsi que l’application concrète doivent demeurer vagues afin de le prémunir de tout échec et de toujours nourrir l’attente de sa concrétisation. Voilà pourquoi les communistes nieront jusqu’au bout l’existence historique du communisme tout comme sa mise en œuvre et ses effets actuels : « Le communisme doit résoudre tous les problèmes. Si un régime communiste n’y parvient pas, c’est qu’il n’est pas communiste ! » 

Que les partisans du libéralisme – dont je suis il est vrai beaucoup plus proche – ne se félicitent pas trop rapidement ; ils souffrent du même travers. En effet, pour le libéralisme, la liberté individuelle est le fondement moral, voire naturel, de tout système politique et par extension de toute organisation économique. Il  s’ensuit que tout pouvoir qui entrave la liberté politique ou économique est immoral. De sur‑ croît, dans le domaine économique, toute entrave à la liberté individuelle est aussi inefficace car chacun est plus à même de savoir ce qu’il désire que toute autre personne ou organisation, ce qui implique que pour apporter la prospérité à une population, il est préférable de laisser les individus révéler ce qu’ils désirent, par le choix libre de leurs achats, mais aussi de les laisser répondre aux besoins de leurs congénères, grâce à la liberté d’entreprendre. Sur ce plan, le concept de sympathie d’Adam Smith n’a pas réellement été mis en défaut depuis sa définition dans la Théorie des sentiments moraux en 1759. Au contraire, sa théorie fut largement confirmée par l’essor des sociétés capitalistes et par les réformes libérales dans les pays communistes au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Si une idéologie peut bien se targuer d’avoir conduit le monde à la prospérité, c’est bien le libéralisme. 

Pour autant, les libéraux souffrent d’une forme d’incohérence similaire à celle des communistes lorsqu’ils s’attribuent l’entière paternité de la prospérité des dernières décennies. Certes, la globalisation résulte de l’idéologie libérale, mais, en pratique, elle est l’œuvre des Nations, ces entités collectives et publiques que les libéraux accusent souvent un peu vite de tous les maux. La globalisation, telle que nous la vivons aujourd’hui, relève d’un choix politique des grandes puissances occidentales à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Afin de reconstruire au plus vite les pays détruits par la guerre, des institutions internationales ont été créées, qui avaient pour mission de prêter de l’argent aux pays en reconstruction, mais aussi de faire émerger un cadre international de commerce et d’échanges, dans l’objectif de renforcer les interdépendances entre pays. 

D’ailleurs, au‑delà de l’amorce de la globalisation actuelle, les États ont aussi joué un rôle de premier plan dans son intensification. Pour que nos sociétés soient si interdépendantes, si soudées autour d’un destin commun, il fallait qu’elles soient connectées ; seule la réduction des coûts de transport et de communication pouvait permettre d’échanger et d’interagir, en temps réel, avec le reste du monde, ce qui est une condition d’existence de la globalisation. Or les innovations majeures dans les transports et les technologies de la communication ne sont pas nées du marché, mais bel et bien d’une alliance forte entre le public et le privé. La victoire du libéralisme doit beaucoup aux États, certes occidentaux et donc imprégnés de l’idéal libéral, mais États tout de même, avec tous les vices et défaillances que cela implique aux yeux des libéraux. 

Les infrastructures nécessaires au transport des marchandises ont été, presque partout, fournies par l’État et financées par l’impôt et la dette publique. Aux États‑Unis, c’est même la menace de la guerre qui a incité les autorités à construire des routes traversant le pays d’est en ouest. Le développement du commerce a fortement profité des investissements publics, n’en déplaise aux nombreux libéraux qui considèrent que seul le privé a joué un rôle dans notre ère de prospé‑ rité. Et que dire des communications ? Si le monde est aujourd’hui devenu un marché global qui permet à 137 000 personnes de sortir de la pauvreté chaque jour depuis cinquante ans 1, c’est en grande partie grâce au développement d’Internet. Or cette révolution des communications fut largement amorcée par le secteur public et plus particulièrement par la Darpa (Defense Advanced Research Project Agency), agence contrôlée par le Département de la Défense des États‑Unis. De même, le Web, qui permet à chacun de consulter tout ce qui est en ligne, de « surfer » sur le net, a été créé dans les locaux du Cern (Centre européen pour la recherche nucléaire). Ce que nous rappelle l’histoire de ces innovations est assez clair : la globalisation et tous les effets positifs qu’elle a pu avoir au cours des dernières décennies n’auraient pas été possibles sans l’effort politique, financier et technique des États. Et aujourd’hui encore, la frontière entre succès privé et action publique demeure floue ; pensez seulement à Elon Musk, considéré comme un véritable entrepreneur innovateur qui amorce des révolutions technologiques, mais dont les activités sont largement soutenues par les commandes publiques américaines. 

Cette complexité de la réalité s’accommode mal des idéologies qui se veulent pures et parfaites.

Extrait du livre de Pierre Bentata, "L'Aube des idoles", publié aux éditions de L'Observatoire

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