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Cette fâcheuse addiction du monde contemporain à la pornographie émotionnelle
©BERTRAND GUAY / AFP

Addict

L'incendie de Notre-Dame a suscité un élan de générosité nationale et internationale mais a aussi été prétexte à plusieurs récupérations politiques comme les "antis" Notre-Dame qui considèrent qu'on donne plus pour des monuments que pour des SDF, ou certains responsables rivalisant pour exprimer leur "douleur".

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : Que signifient cette compétition et cette surenchère de l'émotion ?

Eric Deschavanne : Evacuons la question de la médiatisation de l'émotion. Il est bien évident que dès lors qu'un événement bouleversant est médiatisé, le spectacle de l'émotion s'interpose entre l'émotion et son objet. On finit par s'émouvoir de tant d'émotion, de sorte qu'on ne sait plus si ce qui nous émeut est l'événement lui-même (en l'occurrence la cathédrale en flammes) ou l'émotion qu'il suscite !
Cela dit, je n'ai jamais adhéré à la thèse de feu Jean Baudrillard selon laquelle le simulacre médiatique se substituerait au réel. L'incendie de la cathédrale Notre-Dame a suscité une émotion authentique, chez les croyants comme chez les non croyants. Paris, la France, l'Europe, le monde entier est venu au chevet de la victime, dont le malheur a fait naître une communion des coeurs, sinon des esprits. Que pleurons-nous, cependant, avec une si belle unanimité ? La maison de Dieu ? le vénérable monument national, cadre et témoin de plus de 800 ans d'histoire de France ? Ou bien l'élément du "patrimoine mondial de l'humanité", voire "le pôle d'attraction touristique" ?  Les plus larmoyants ne sont pas nécessairement ceux qui sont le plus profondément sensibles à l'événement. Ainsi les croyants, en un paradoxe qui n'est qu'apparent, relativisent le drame : eux savent que la pierre n'est que la pierre, que ce qui importe plus essentiellement, ce sont les "pierres vivantes", les hommes habités par la foi qui porte l'espérance. Ils ne sont pas loin de se réjouir de ce drame qui les frappe et qui donne naissance à une communion inespérée, à la prise de conscience des liens qui unissent les Français à la cathédrale de Paris et, à travers elle, à Église de France, aux racines chrétiennes de la France, à une histoire commune, à une communauté de destin fondée au moins pour une part sur les valeurs chrétiennes.
Quant aux pseudos "esprits forts" qui viennent rompre l'unanimité en sollicitant la compassion pour les misérables, il s'agit d'un phénomène habituel. Certains se croient plus malin que les autres par le simple fait de se démarquer de l'émotion collective. Je n'évoque pas le fond des objections tant celui-ci est niais : s'il faut un argument à ceux qui opposent la question économique et sociale à la question culturelle et qui feignent de redouter que les dons pour la reconstruction de Notre-Dame n'ôtent le pain de la bouche des miséreux, on peut rappeler que la cathédrale est une attraction touristique, source indirecte de revenus et d'emplois, et que le tourisme constitue désormais pour le pays, dans le cadre de l'économie mondialisée, un "avantage comparatif" que celui-ci ne saurait négliger.
On peut bien entendu ajouter que l'émotion joue un rôle de révélateur idéologique et politique. Ceux qui opposent les misérables et la cathédrale appartiennent sans doute pour une partie d'entre eux à la catégorie des "vandales" dénoncés par l'Abbé Grégoire et qui, durant la Révolution Française, voulaient raser Notre-Dame, symbole fâcheux à leurs yeux d'un monde archaïque et inique. Par ailleurs, comme pour les attentats de Charlie, on observera que l'unanimité n'est pas totale, et qu'une fraction de la communauté nationale, non seulement n'est pas dans la communion des coeurs, fervente ou laïque, mais se réjouit de ce qui est arrivé.

Certains ont évoqué une catastrophe nationale, d'autres ont fait un parallèle avec le 11 septembre. Comment expliquer un tel choc alors que l'incendie n'a fait aucune victime et que la structure ne s'est pourtant pas effondrée ?

Le parallèle avec le 11 septembre est absurde, non en raison de l'absence de victimes mais du fait que, pour l'heure, on n'évoque pas la piste d'un attentat islamiste (si l'hypothèse n'est en soi pas irrationnelle, le fait est qu'il n'y a pas de revendication ni d'éléments visibles "signant" le crime). Notre "11 septembre", ce fut l'attentat contre Charlie Hebdo.
L'émotion collective suscitée par l'incendie de Notre-Dame est d'autant plus intéressante à analyser qu'elle n'est liée ni à un choc politique, ni au choc provoqué par l'importance du nombre de victimes, ni donc à l'association des deux (comme ce fut le cas pour le 11 septembre et les attentats en France). L'émotion a un sens et même sans doute plusieurs, du fait que la cathédrale était à la fois un lieu de culte, un élément du décor parisien, contemporain de la naissance de la ville, et bien entendu un lieu de la mémoire nationale. Il y a sans doute un sens existentiel de l'émotion, lié au fait que la "victime" soit un vénérable monument : la soudaine fragilité qui affecte un monument de pierres destiné à durer et qui a traversé les siècles rappelle à chacun la précarité de toute existence, suscitant l'effroi et la mélancolie. 

Ne peut-on pas y voir l'un des effets pervers d'un désir inconscient de la catastrophe ?

Non, je ne crois pas. Le facteur déterminant est le rapport au passé, non le rapport à l'avenir. Évoquant dans sa préface à Notre-Dame de Paris un mot écrit en majuscules grecques gravé à la main sur le mur de l'une des tours de la cathédrale, Victor Hugo écrivait ceci : "L'homme qui a écrit ce mot sur ce mur s'est effacé, il y a plusieurs siècles, du milieu des générations, le mot s'est effacé du mur de l'église, l'église elle-même s'effacera bientôt peut-être de la terre." Ce sentiment de mélancolie est propre à la conscience historique moderne, laquelle ne peut plus ignorer que les civilisations et les nations elles-mêmes sont mortelles. L'émotion collective suscitée par l'incendie de Notre-Dame affecte le peuple français au sortir d'un demi-siècle de déchristianisation. La "communion laïque" à laquelle nous assistons est peut-être liée à la mélancolie, voire à l'inquiétude, suscitée par la prise de conscience de la disparition d'un univers de sens qui nous devient étranger alors même qu'il est à l'origine de ce que nous sommes, qui a constitué le socle sur lequel la nation française s'est construite.

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