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Raid sur Tripoli : un nouveau coup de bluff du maréchal Haftar ?
©Maurizio Gambarini

Libye

L'Union européenne appelle le maréchal Haftar à cesser l'offensive sur Tripoli afin d'éviter une guerre civile.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Une conférence nationale libyenne sous l’égide des Nations Unies est programmée depuis des lustres du 14 au 16 avril prochain à Ghadamès, une localité située au sud-ouest de la Libye. Cette manifestation a pour objectif de mettre en place une nouvelle "feuille de route" pour enfin trouver une issue à la situation qui prévaut depuis la révolution de 2011. Mais la Libye de l’après Kadhafi - qui était un terrible dictateur mais qui était parvenu à unifier ce pays ingouvernable - présente des caractéristiques très particulières qui sont énumérées ci-après.

Il y a deux centres de décisions en Libye. D’un côté le gouvernement d’Union nationale (GUN) présidé par le Premier ministre Fayez al-Sarraj reconnu par la communauté internationale mais otage de diverses milices patronnées par les Frères musulmans à Tripoli. De l’autre, la Chambre des représentants élue en 2014 (également reconnue par la communauté internationale même si son mandat a expiré depuis longtemps) réfugiée à Tobrouk sous la présidence d’Aguila Saleh Issah, lui-même soutenu par les al-Obeidat, une puissante tribu de Cyrénaïque. Ces entités ne contrôlent chacune qu’une partie du pays, Aguila Saleh Issah apportant toutefois sa légitimité au maréchal Khalifa Haftar à la tête de l’autoproclamée "Armée nationale libyenne". Cette ANL est théoriquement forte de plus de 50 000 hommes, dont une petite aviation et un embryon de marine. Cela posé, des nombreuses milices qui en font officiellement partie ont gardé leur indépendance, l’unicité de commandement restant un vœux pieux.

Ces deux gouvernances partagent la même banque centrale qui finance plus ou moins tout le monde. Les revenus sont là grâce aux ressources en hydrocarbures (dont le débit peut varier considérablement selon la situation sécuritaire du jour) et aux différents trafics dont les principaux sont ceux des migrants clandestins, des armes et de la drogue (la Libye est le carrefour des trafics de cocaïne en provenance d’Amérique latine et d’héroïne venant d’Afghanistan et du Triangle d’or en Extrême-Orient). De nombreux chefs de guerre se sont ainsi enrichis spectaculairement et la fin du chaos ne semble pas être leur objectif car il pourrait mettre en péril leurs petites activités lucratives.

Héritage de l’ère Kadhafi mais aussi résultat de la contrebande internationale citée ci-avant, le nombre d’armes en circulation sur place est faramineux. Certaines un peu sophistiquées nécessitent l’embauche de consultants qui, à une autre époque, auraient été qualifiés du vilain nom de "mercenaires".

Le pays est partagé par une multitude de groupes armés plus ou moins indépendants qui contrôlent et administrent leur portion de territoire en rackettant ceux qui y transitent. Certains se réclament de l’ANL, d’autres pas…

Jusqu’à maintenant, le nombre des victimes reste relativement modeste (le chiffre de vingt à trente de tués depuis le début de l'offensive sur Tripoli est avancé) comparé à ceux des conflits syrien et yéménite. Il faut dire que les tirs air-sol et d’artillerie qui sont généralement les plus meurtriers demeurent rares même si des bombardements de la région de Tripoli ont été signalés. Le plus souvent, les bombes tombent dans du sable, les pilotes craignant la défense anti-aérienne adverse et surtout le sort qui risque d’être le leur s’ils sont faits prisonniers après une éjection d’urgence. C'est ce qui est arrivé à l'aéroport de Mitiga lundi. Deux appareils militaires - dont un hélicopère CH-47 légèrement endommagé - étaient ciblés par un seul Mig-21 et le trafic aérien a pu reprendre normalement en fin de journée.

Bien qu’ils se fassent aujourd’hui plus discrets, Al-Qaida "canal historique" et Daech sont toujours présents dans le pays qui sert de réserve et de carrefour stratégiques vers le Sahel, le Maghreb et l’Égypte. Il semble que pour ces deux mouvements salafistes-djihadistes, la Libye constitue plus une base logistique qu’un théâtre de guerre.

Le directeur du bureau des affaires religieuses, le grand mufti Sadik Al Ghariani semble soutenir les islamistes mais serait en fait soupçonné dépendre secrètement des Frères musulmans et être proche de la Turquie et du Qatar (les deux grands pôles fréristes dans le monde). C’est pour cette raison qu’en 2017 après la mise au ban de cet émirat par Riyad, Al Ghariani a été inscrit sur la liste des terroristes internationaux par l’Arabie saoudite, l’Égypte, le Tchad, les Émirats arabes unis (ÉAU), le Yémen … et le gouvernement de Tobrouk. Le Dr. Ali Muhammad al-Sallabi, le représentant quasi-officiel des Frères musulmans en Libye qui avait recruté en 2011 d’anciens membres du Groupe islamique combattant en Libye (GICL) pour faire chuter Kadhafi  est sous le coup de la même mesure. Pour mémoire, le GICL aujourd’hui disparu des organigrammes officiels dépendait d’Al-Qaida mais il avait aussi été largement manipulé par la CIA et le Mi-6 en Afghanistan... puis en Libye. En bref, les Frères musulmans soutenus par le Qatar et la Turquie auront certainement leur mot à dire dans la suite des évènements car ils sont présents à divers degrésdans les deux camps. 

Le coup de force du maréchal Haftar

Le 4 avril alors que le secrétaire général de l’ONU, António Guterrez, se trouvait en voyage officiel à Tripoli, le maréchal Khalifa Haftar, a annoncé qu’il allait s’emparer de la capitale. Pour lui, cette véritable provocation est l’aboutissement de l’"opération Dignité" lancée il y a maintenant cinq ans avec la prise de Benghazi. Cette nouvelle offensive baptisée "opération Libération de Tripoli" devrait - selon son opinion - lui ouvrir toute la Libye. Pour ce faire, il est appuyé par les tribus Zenten et Warfalla de Bani Walid qui sont déjà très proches de Tripoli. Plus à l’ouest, les Amazighs qui contrôlent Ras Jedir et Dhehida, les deux points de passage de la frontière tunisienne et les berbères du Djebel Nefoussa ne lui sont pas hostiles tant qu’ils peuvent continuer à "commercer" avec le pays voisin, voire avec l'Europe...

L’attitude d’Abdelhakim Belhadj, personnage controversé pour son ancienne appartenance à Al-Qaida "canal historique" (via le GICL cité plus avant) et aujourd’hui pour son enrichissement personnel important à la tête de son parti Al Watan, mais aussi recherché par la justice de Tripoli depuis février 2019 pour des exactions commises en Libye, pourrait avoir un rôle à jouer dans l’avenir : bascule-t’il du côté du maréchal Haftar, reste-il neutre en attendant de voir venir où se présente-t’il en défenseur providentiel de la capitale ? Son choix pourrait être capital dans la suite des évènements.

Même si ses soutiens traditionnels du maréchal proviennent principalement de la Libye orientale, il semble qu’aujourd’hui la population de la Tripolitaine est fatiguée de la guerre et du désordre ambiant et une bonne partie ne s’opposerait pas à celui qui pourrait les faire cesser. Mais ce n’est pas le cas de tous les profiteurs de guerre…

À force de propagande, Haftar doué d'un vrai sens de la manipulation, tente de se présenter comme le "sauveur de la Libye" et l’"alternative" au processus imposé depuis l’étranger par les Nations Unies tout en étant "indépendant" (il oublie un peu rapidement ses accointances certes discrètes avec les Frères musulmans, son amitié affichée au maréchal-président Sissi, ses fréquentes visites en Russie ou à Rome, le soutien de Riyad et des ÉAU, etc.; cela dit, c'est ce que l'on appelle "faire de la politique").

De plus, il craint d’être marginalisé lors de la conférence de la mi-avril (dans les conditions actuelles, elle risque fort d'être reportée ou annulée) bien qu’il ait remporté de nombreuses victoires militaires dont la récupération du croissant pétrolier (Ras Lanouf - Brega - Ajdabiya) en septembre 2016 (repris par trois fois par les milices du fédéraliste Ibrahim Jadhran - aujourd'hui aussi recherché par la justice de Tripoli - mais maintenant solidement aux mains du maréchal) et celle du Fezzan au début 2019 avec le soutien du Tchad et des tribus Toubou de l’Est soutenues par les kadhafistes (Kadafdha, Margarha et des éléments des Warfalla) équipées par les ÉAU face aux Touaregs et aux Arabes Ouled Souleimane soutenus pour leur part par la Turquie et le Qatar à l’Ouest. Après moult négociations avec les différentes forces locales comme cela se fait traditionnellement dans la région, il a mis la main le principal gisement pétrolier libyen situé au sud-ouest du pays, celui de Sharara. Curieusement, Fayez al-Sarraj a autorisé la National Oil Corporation (NOC) à reprendre l’exploitation du pétrole dont les dividendes devraient financer les deux parties via la Banque centrale !

Le maréchal Haftar, expert en action psychologique

Mais sur le plan strictement militaire, il semble que le maréchal qui est un vieux renard, veuille plutôt se livrer à un show médiatique qu’à livrer une bataille réelle. Jusqu’à maintenant, en dehors d’escarmouches, ses forces n’ont pas eu trop à combattre pour récupérer le croissant pétrolier et le Fezzan. Il compte sur la lassitude de ses adversaires dont les milices Madkhalites qui défendent le Gouvernement d'Union Nationale pour lui laisser la place ou mieux, se rallier à sa bannière.

Toutefois, cela risque d’être plus délicat avec les milices de Misrata regroupées sous la coalition de l’"Aube libyenne" (dirigée par Ahmed Miitig, éphémère Premier ministre en 2014) appuyées semi-officiellement par la Turquie et le Qatar. Bien qu’affaiblies par la campagne anti-Daech en 2016 à Syrte, n’ayant en conséquence pu s’opposer à la prise du croissant pétrolier par l’ANL en 2016 puis s'étant retiré du Fezzan, elles restent toutefois redoutables avec quelque 20 000 combattants aguerris dont des islamistes chassés de Benghazi situé plus à l’est (les "Brigades de Défense de Benghazi ").

Haftar sait qu’il n’a pas la capacité tactique de prendre la capitale de vive force et ses arrières risquent d’être la cible de nombreuses attaques de type guérilla, en particulier de la part d’islamistes radicaux. Il bénéficie cependant de points forts assiégeant de fait la ville.

Mais en cas d’échec, les forces loyalistes ayant lancé la contre offensive "Volcan de la colère" (mais les milices pro-GUN n'ont pas de commandement unifié ce qui provoque un "certain désordre"), il risque aussi de se retrouver au ban de la politique libyenne et abandonné par la plupart de ses soutiens extérieurs. Devant les incertitudes qui pèsent, les Américains se sont prudemment retirés de Libye, les Russes appellent toutes les parties à la retenue et la France se retrouve accusée par l'Italie et, moins directement par la Grande-Bretagne, de jouer avec le feu en soutenant en sous-main le maréchal Haftar, ce que le Quai d'Orsay dément vigoureusement... Les contacts avec le maréchal concernent la lutte contre le terrorisme (Al-Qaida et Daech) et le problème des migrants; point de "politique" dans tout cela et Paris reconnaît toujours l'autorité du GUN.

Il est aussi possible que tout redevienne comme avant dans un désordre habituel, chacun cherchant surtout à s’assurer des revenus confortables.

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