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Ce que les Français ne comprennent pas bien de l’Algérie et de sa culture politique
©RYAD KRAMDI / AFP

Régime autoritaire

Le président Bouteflika a annoncé qu'il ne comptait pas se représenter à la prochaine élection et a décalé la tenue des élections prévues sans annoncer encore de date pour la prochaine échéance.

Thibault Delamare

Thibault Delamare

Thibault Delamare est doctorant interdisciplinaire à l'Université de Aix-Marseille et enseignant à Sciences Po de Politique comparée et Relations internationales.

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Lounes  Guemache

Lounes Guemache

Lounes Guemache est journaliste, directeur de Tout sur l’Algérie (TSA, www.tsa-algerie.com).

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Atlantico: Jusqu'à quel point les Algériens s'attendent-ils à ce que leur pays change ? Un scénario où Bouteflika était remplacé par un autre "homme fort" sans qu'une transition démocratique réelle soit opérée est-elle envisageable ? 

Lounes Guemache : Pour l’instant, il est encore difficile de se projeter dans l’avenir. Tout dépendra de l’issue du bras de fer entre la population qui manifeste pacifiquement depuis le 22 février et le pouvoir. Ce dernier a émis, lundi soir, de nouvelles propositions. Elles ont été rejetées par la rue parce qu’elles ne répondent pas du tout à ses attentes et à ses revendications. Le pouvoir propose une fausse transition. Il cherche clairement à gagner du temps pour permettre au président Bouteflika de mourir au pouvoir et, dans le même temps, préparer tranquillement le successeur. Mais les Algériens pensent que le changement viendra et il sera favorable. 

Le scénario d’un remplacement de Bouteflika par un « homme fort »  parait très peu probable à ce stade.

Abdelaziz Bouteflika a déclaré hier ne pas vouloir briguer un cinquième mandat et les algériens craignent que cela soit là un écran de fumée pour faire croire à une réelle concession démocratique. Quel était vraiment le degré de liberté (d'expression, politique…) sous le régime de Bouteflika ?

Thibault Delamare : Comme tout régime autoritaire, la vie politique en Algérie sous la présidence Bouteflika repose sur les leviers classiques : élections truquées, ce qui mène à une faible participation (35.6%), répression policière et judiciaire des opposants, individuellement (arrestation) ou collectivement (dissolution d’association ou de syndicats, comme par exemple SNATEGS, ou la minorité musulmane du courant ahmadi).

Les institutions de la démocratie représentative, l’exécutif et le législatif, sont des façades : le parlement sert principalement de centre de cooptation, avec une opposition tolérée qui ne peut choisir qu’entre boycotter et participer avec réserves. Les fraudes sont : bourrage d’urnes, liste d’électeurs opaques, comptage douteux des voix. Ces élections sont un moment, tout de même, de « faire peuple » même en contexte autoritaire, par les tentatives d’achat de voix et la compétition interne au parti unique pour obtenir un siège (et les avantages liés, dont l’immunité n’est pas la moindre).

Le pouvoir exécutif n’a donc rien à craindre d’un éventuel contrôle parlementaire ni du débat contradictoire pour faire adopter ses lois, budgets, etc.

Le caractère frauduleux du processus électoral est révélé par l’insistance, depuis le début des manifestations février 2019, des autorités politiques sur le caractère « sincère et transparent » des futures élections. Ce qui ne les empêche pas aujourd’hui de tenter de bloquer l’entrée de journalistes étrangers sur le sol algérien.

Entre la question de la Kabylie, celle des frontières problématiques avec le Mali ou la Lybie et les autres enjeux sécuritaires peu connus par les Français, l'Algérie est-elle vraiment unie ou ces élections montrent-elles que certains enjeux, notamment sécuritaires, donnent à la crise actuelle un autre relief ? 

Lounes Guemache :Dans ces manifestations, l’Algérie est vraiment unie. Vous parlez de Kabylie, nous avons diffusé des vidéos dans lesquelles on entend des manifestants à Tizi Ouzou scander des slogans en arabe. A Alger, les slogans sont scandés aussi bien en arabe qu’en kabyle.

 Pour les problèmes chez les pays voisins, ils n’ont aucun impact direct sur la société. La gestion est purement sécuritaire et elle est assurée par l’armée qui est positionnée aux frontières. D’ailleurs, vous remarquerez que dans la presse algérienne on parle très peu de ces conflits. Non seulement, on ne les comprend pas bien mais en plus, ils ne nous impactent pas de manière direct en tant qu’Algériens. 

Le pouvoir utilise souvent cette question d’instabilité à nos frontières pour faire peur et surtout justifier indirectement les énormes dépenses dans l’armement. Mais ce discours, comme celui sur l’islamisme radical ou la crainte d’un retour aux années noires du terrorisme ont peu d’impact sur la population qui manifeste. Les Algériens ont peur de l’avenir. C’est une crainte suffisante qui fait oublier toutes les autres. L’Algérie est un pays très mal géré et les Algériens savent que sans changement de régime, ça risque de devenir comme le Venezuela.

Au vu des impératifs sécuritaires, quelles sont vraiment les chances de voir une profonde libéralisation du pays ?

Thibault Delamare : Sur le plan du terrorisme, les services de sécurité algérien réussissent à contenir les groupes encore actifs. Une redite de la décennie noire paraît très, très peu probable. Eventuellement, ces groupes pourraient tenter de profiter des troubles pour commettre des attentats. La Tunisie nous a appris qu’une transition démocratique pouvait « tenir » contre ce type d’événement, sans parler de la lutte de guérilla au mont Chaambi ou le voisinage libyen, qui n’ont pas suffi à remettre en question l’organisation d’élections sincères. A l’inverse, les attentats du Bardo et de Sousse ont accéléré la professionnalisation des services de sécurité tunisien, quand la lutte de contre-insurrection à l’Ouest a éprouvé l’armée.

La division du pays sur fondement ethnique paraît très peu probable, au regard de la mobilisation des Kabyles au côté du reste du peuple algérien.

Le caractère conservateur et religieux de la population algérienne, souligné par Karima Dirèche, n’est pas antinomiqueavec une aspiration démocratique, à la fois par la garantie des libertés et des processus électoraux sincères.

L’évaluation des chances est ardue. On identifie trois grands types de scénarios : répression, libéralisation contrôlée, démocratisation sincère.

Aujourd’hui, considérons que : les manifestations sont sincères et les défections nombreuses, les forces de sécurité n’ont pas employé une violence disproportionnée, le pouvoir politique a commencé à faire des semblants de concessions (nouveau gouvernement, passage du « 5èmemandat » au « 4ème prolongé (4+) », soi-disant conférence nationale inclusive, etc.) que, une fois encore, les manifestants « n’achètent pas ». La crainte d’une répression semble s’éloigner pour le moment via les déclarations du chef d’état-major, tout en restant un sujet de préoccupation, à juste titre.

Reste la démocratisation sincère et la libéralisation contrôlée. Pour le moment, la seconde option, qui passerait par une acceptation du « 4+ », est refusée en bloc dans les déclarations des manifestants. Les jours suivants nous diront si les forces sociales mobilisées suffiront à imposer un processus démocratique sincère.

La perception que certains Français ont du régime de Bouteflika comme une dictature sans aucune liberté ni opposition correspond-elle à la réalité ?

Lounes Guemache :L’Algérie n’est pas tout à fait une dictature. C’est un régime autoritaire qui autorise certaines libertés de manière très limitée. C’est un régime qui n’a pas d’idéologie. Il veut juste contrôler le pays et la rente pétrolière pour la distribuer à sa clientèle. 

Si libéralisation du pays il y aura, à quel niveau cette dernière pourrait se faire ? Sur quel(s) exemple(s) pourrait-on s'appuyer pour se risquer à esquisser un futur ?

Thibault Delamare : Soyons prudents, les précédents peuvent nous aider à imaginer les grandes lignes d’évolution sans être pour autant une boule de cristal. Les exemples suivants sont plus des indications que des affirmations péremptoires.

D’abord, évoquons les exemples d’échecs récents dans la région.

Les manifestants algériens ne sont pas dupes, ils ont adopté très consciemment un argumentaire de refus des modèles syrien ou égyptien : d’un côté, un régime libérant des terroristes pour résumer les manifestations populaires à la volonté d’instaurer un califat islamique ; de l’autre côté, une armée et une haute fonction publique (ne pas oublier le rôle de la Cour constitutionnelle égyptienne en 2012-2013) tolérant un processus démocratique où des acteurs impréparés créent d’eux-mêmes de l’insatisfaction, avant que l’armée ne reprenne le pouvoir en s’affichant comme unique et ultime garant. Enfin, une situation « à la marocaine », c’est-à-dire la reconnaissance du caractère monarchique ou aristocratique du pouvoir nuancé par une vie politique réelle (le Maroc fait mieux que l’Algérie dans les classements internationaux de respect des libertés civiles et de démocratie), est aussi un exemple dénoncé par les manifestants.

L’absence d’une figure politique d’opposition, comme au Venezuela, et la déclaration de « neutralité bienveillante » par le chef d’état-major algérien, semble rendre la comparaison avec ce pays non-pertinente.

Ensuite, les exemples de réussite. Les exemples de l’ex-Europe soviétique semblent dépasser, étant donné que l’Algérie a depuis longtemps dépassé le stade d’Etat à parti unique et que son armée n’a jamais été totalement inféodé au politique.

Bien entendu, vient en premier la Tunisie, où sur le plan politique la transition a globalement fonctionné au regard de l’organisation d’élections nationales et locales sincères. Ombre au tableau : la justice transitionnelle fait face à une résistance autant de membres de la classe politique que des institutions de sécurité nationale. Ce pays cherche aujourd’hui à remporter les combats de la réforme économique et de la décentralisation.

On pourrait aussi évoquer le Mexique, où un système à parti hégémonique a réussi à se libéraliser, jusqu’au point où l’ancien parti est revenu au pouvoir lors d’élections sincères, avant de, par la grâce de l’alternance, laisser la place à un parti de gauche.

En tout état de cause et en croisant les précédents historiques et les techniques juridiques habituelles, on peut identifier plusieurs procédés sincères de canalisation des revendications politiques de la population :

  • Election d’une Assemblée nationale constituante
  • Désignation d’un gouvernement de technocrates
  • Débat autour d’un processus de justice transitionnelle, notamment sur les disparus, mais au risque de la déstabilisation sociale
  • Désignation d’administrateurs dans les collectivités locales pour remplacer les anciens notables du régime, avec potentiellement organisations autonomes locales par action spontanée des citoyens.

L’Algérie est un pays unique, fier de son passé révolutionnaire, qui trouvera sa propre voie.

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