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Algérie : y-a-t-il une alternative crédible au système dont Abdelaziz Bouteflika était le visage ?
©RYAD KRAMDI / AFP

La part d’incertitude et celle d’entourloupe

Après plus de 20 ans de mandat, le président algérien Abdelaziz Bouteflika a annoncé hier qu'il renonçait à la présidentielle.

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren, historien, est président du Laboratoire d’analyse des ideologies contemporaines (LAIC), et a récemment publié, On a cassé la République, 150 ans d’histoire de la nation, Tallandier, Paris, 2020.

 

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Atlantico : Abdelaziz Bouteflika vient de renoncer à un 5e mandat et a annoncé un report du scrutin. Dans la configuration actuelle, peut-on réellement s'attendre à un changement pour le pays ? 

Ahmed Rouadjia : Le président n’a renoncé à rien, on lui fait seulement dire qu’il a renoncé à une chose dont il n’a pas conscience, car cet homme est depuis bien longtemps plongé dans un état d’aphasie total. C’est son clan qui parle depuis 2013 en son nom. Mais dans l’hypothèse où son camp, qui s’avère déjà bien affaibli par les gigantesques manifestations du peuple, le remplacerait in extremis par un des siens, la situations politique ne changerait pas de manière notable. Car l’éventuel successeur à cet homme grabataire, aux regards effarés, sera choisi de telle façon qu’il remplisse les conditions de « la transition » souhaitée par « les décideurs » comme on dit chez nous. Et ces décideurs ne sont rien de moins qu’un cabinet très restreint d’hommes de l’ombre qui décident en lieu et place du peuple, au dessus de sa tête et par-dessus la loi des urnes…

 Ce qui change ou ce qui sera, en revanche, changé à l’avenir dans ce pays, c’est l’attitude des gouvernants envers le peuple, qui vient de leur administrer une leçon mémorable de responsabilité, de civilité et de courage. Par ses gigantesques démonstrations ordonnées, disciplinées, pacifiques, mais résolues à faire entendre sa voix indignée, le peuple ne se laissera plus jamais humilier ou piétiner comme il l’avait été par le passé. Ce qui vient de se produire en Algérie est inédit, et jamais le peuple n’a fait autant de preuve de discipline, de solidarité, de courage et de dignité face à un gouvernement dont la quasi-totalité de ses membres s’avèrent à l’examen attentif de vrais caudataires, ou pour dire les choses vulgairement, de lèche-bottes.

Pierre Vermeren : La volonté du pouvoir en place n’était pas de céder à la rue, puisqu’il a tenté un ultime mandat pour une personne gravement paralysée et apparemment muette. Face à la pression populaire croissante, les hommes du Président ont fait de premières concessions, puis ce recul évident d’hier soir, même si on tente de le dissimuler. Mais personne n’est dupe comme l’exprime la joie ds Algériens. Il reste que la confiance est totalement brisée entre le peuple algérien et le pouvoir qui est en train de se retirer de manière progressive. Le peuple algérien n’est d’ailleurs pas isolé puisque de nombreux secteurs de l’appareil d'Etat et des élites ont temporisé, voire ont activement incité le pouvoir à reculer (l’attitude des juges ce lundi était sans appel, après d’autres corporations de l’élite d'Etat). Mais plus un mouvement d'une telle ampleur dure, plus il se radicalise, on voit bien déjà que le seul retrait du candidat au cinquième mandat était déjà dépassé. D'où cette annonce de conférence nationale qui est en réalité une assemblée constituante si on a bien compris. Mais maintenu le président en place dans l’attente de ce processus risque d’être très contesté dans les jours qui viennent, car il y aura toujours un soupçon de double calcul et de manipulation... On est dans un pur rapport de forces internes à l'Algérie, heureusement extrêmement pacifique, mais il faudra bien que les choses se clarifient. En général ce n’est pas un régime contesté qui organise son propre reconfiguration. Ce qui d’ailleurs de veut pas dire qu’il n’y aura pas continuité de l’Etat, un point capital pour les Algériens.

Quelles ont été les racines du pouvoir de Abdelaziz Bouteflika ? Quels sont encore les verrous qui empêchent l'apparition d'une véritable alternative politique ? 

Ahmed Rouadjia : Les racines profondes du pouvoir de Bouteflika résident dans le système de corruption qu’il a réussi à mettre en place dès son retour au pays en 1999. Fin connaisseur des arcanes des clans et des tribus qui ont constitué dès l’indépendance l’ossature du futur Etat algérien, il a compris qu’il ne pouvait perdurer à la tête de l’Etat qu’en s’entourant d’individus corrompus, pusillanimes et flagorneurs.
Accusé lui-même depuis la mort de son ex-patron, feu président Boumediene, d’avoir détourné les deniers publics qu’il aurait placés dans les banques suisses, poursuivi dès 1980 par la Cour des Comptes pour ces mêmes motifs, ce qui l’a obligé de s’exiler en Europe, puis dans les pays du Golf, le petit mais malicieux et autoritaire Bouteflika a pu paradoxalement s’en sortir indemne, blanchi, la tête haute, de toutes ces accusations devenues soudain « calomnieuses ». Ayant la mémoire longue, et le cœur revanchard, il a réussi, dès son intronisation par les militaires, qui lui ont fait appel, à se débarrasser de la Cour des comptes en lui donnant un coup de sort définitif, et à éliminer ses adversaires des années 80 et auxquels il garde une tenace rancœur pour l’avoir évincé au profit de Chadli Bendjedid.

Au bout de vingt ans de pouvoir absolu, il a réussi à faire de la corruption et des corrompus l’un des modes favoris de la gouvernance. Les membres de sa famille et leurs clientèles bigarrées ont réussi à édifier des fortunes colossales sur ce mode illégitime.
Tous ceux qui ont essayé de rivaliser avec lui, il fini par les éliminer les uns après les autres, et y compris les hauts gradés de l’armée-ces fameux généraux éradicateurs- qui lui ont fait appel pour sauver leur peau des poursuites de la cour pénale Internationale pour crimes contre l’humanité au cours de la décennie noire de 1990.

 Et pour clore cette question, je dirai que les véritables « verrous qui empêchent l'apparition d'une véritable alternative politique » sont deux ordres : la corruption qui gangrène tous les compartiments de l’Etat et la perte de crédibilité de tous les partis d’opposition, toutes couleurs par ailleurs confondues, aux yeux du peuple devenu soudain « mature ».

Pierre Vermeren : Les racines sont fortes après vingt ans de pouvoir la tête de l’Etat sans parler des décennies d’interconnaissances à l’intérieur des élites algériennes. Tous les responsables gouvernementaux, administratifs, militaires économiques etc. sont redevables au pouvoir présidentiel, directement ou indirectement. Mais il y a toujours un point de bascule à partir duquel chacun évalue les risques et son intérêt à continuer de soutenir/ ou à ne plus soutenir celui qui tient l’appareil. Quant à l'alternative politique, elle ne se décrète pas, car pendant des décennies, toutes les figures politiques ont été combattues ou cooptées. C’est ce que l'on a expliqué dans notre livre avec ma collège Mohsen-Finan "Dissidents du Maghreb », publié récemment chez Belin. Un tel pouvoir n’accepte pas la dissidence ni les opposants, et face à lui, il faut au bout d’un moment se soumettre ou partir. Dès lors, en l’absence d’opposition bien installée, sélectionner et choisir des candidats nouveaux et crédibles nécessite du temps, une réorganisation du champ politique, des débats etc.? Evidemment il peut y avoir des gouvernements provisoires de transition, de "vieux sages" ou de «  technocrates" en attendant, et une assemblée constituante. Mais ce sont des processus complexes et un peu lents. L’Algérie ne manque pas de talents, mais les peuples sont exigeants par temps démocratiques.

Quels sont les risques de voir apparaître un nouveau candidat de façade ? 

Ahmed Rouadjia : Le risque serait le recyclage des corrompus par le « candidat de façade », et cette possibilité n’est pas exclue, car il n’existe pas, malheureusement, de véritables alternatives à ce pouvoir que les temps, la routine et l’absence d’une véritable « culture de l’Etat » en ont fait un corps sans âme, et imperméable à toute réforme. Les partis dits d’opposition, qu’ils soient « démocratiques », néo-fondamentalistes, comme la NAHDA, nationalistes comme le FLN et ses satellites, ou d’obédience Frères Musulmans, comme le MSP (Mouvement de la Société pour la Paix) sont tous contaminés à des degrés divers par le prurit de corruption et la soif insatiable du pouvoir pour le pouvoir.
Mais ce qui est certain en revanche, c’est que le futur gouvernement de l’après Bouteflika ne pourra plus jamais faire fi de l’opinion publique qui, pour la première fois depuis l’indépendance, s’est dressée solidaire et unie comme un seul homme pour crier haut fort son ras-le-bol contre l’incurie et la gabegie d’un régime autoritaire et corrompu jusqu’à la moelle.
L’espoir du changement se trouve du côté de cette prise de conscience qualitative du peuple, et surtout de ses franges juvéniles, de cette jeunesse pleine d’humours ironiques et de critiques mordantes contre toutes ces marionnettes d’hommes risibles, qui n’ont point peur du ridicule, en se présentant comme chefs de campagne d’un président en état d’agonie…

Le présumé « renoncement » par Bouteflika au 5e mandat n’est pas de son fait, mais le fait de son clan qui s’est trouvé soudain auto piégé et confronté aux abois par suite de la forte pression populaire des semaines écoulées. En voulant proroger sa vie, et partant son mandat, en vue gagner le temps dans le but de lui trouver un « bon » remplaçant qui puisse satisfaire les attentes de ses partisans et ses clientèles gangrenées par la corruption, le Clan de Bouteflika, aveuglé par les leurres de toute sa puissance, n’a pas pu anticiper les fortes réactions des masses qui l’ont obligé à reconnaître malgré lui l’inanité de ses efforts de vouloir reconduire à la tête de l’Etat un infirme en phase finale…

Pierre Vermeren : Pour l’instant, l’hypothèse et le risque annoncés sont le maintient à l’identique de la situation au-delà du 18 avril, date initiale de l’élection présidentielle, et donc le pourrissement de la situation… ce qui laisse la porte ouverte à des violences. Tout le monde redoute ce scénario et c’est pour cela que l’expression politique des Algériens et très contrôlée et très prudente. Personne ne veut faire le malin et porter la responsabilité de la violence. A partir d’un certain moment, un pouvoir très contesté, comme c’est le cas, ne doit pas jouer au plus fin en espérant que rien ne change. D’abord parce que les choses ont déjà changé en 15 jours, et que c’est ce pouvoir qui porterait la responsabilité en cas de dérapage. Il faut espérer que l'amour de la patrie chez les Algériens en situation de décider est plus fort que l’orgueil ou la tentation de l’aventure, qui est toujours sans retour…

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