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Uber, 10 ans après : mais où en est la nouvelle économie de service initiée par la Silicon Valley ?
©Anthony WALLACE / AFP

Transport

L'entreprise américaine Uber, valorisée à plus de 50 milliards de dollars, fête ses 10 ans. Au printemps, l'entreprise devrait envahir la capitale de vélos électriques en libre-service. Ils pourront être réservés et géolocalisés directement depuis l'application.

Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Julien Pillot

Julien Pillot

Julien Pillot est Enseignant-Chercheur en économie (Inseec Grande Ecole) / Chercheur associé CNRS.

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Atlantico : 10 ans après sa création, Uber a su s'imposer dans plusieurs secteurs (transports, livraisons). Quel a été l'impact de l'arrivée d'Uber et de l'uberisation sur le monde du travail ?

Michel Ruimy : Il est admis qu’Uber constitue le point de départ d’une économie collaborative structurée. Aujourd’hui d’ailleurs, le néologisme « uberisation » est entré dans le langage courant comme analogie à un nouveau modèle économique digital, capable de remettre en cause rapidement l’« ancien » modèle de l’économie traditionnelle.
Par ailleurs, il convient de rappeler que l’économie collaborative a transformé notre mode de consommation : on mutualise les objets, on tisse un réseau de proximité, on se rend service, on arrondit ses fins de mois et / ou on fait des économies. La « sharing economy » satisfait des aspirations diverses et a su conquérir un nombre d’adeptes très important. La facilité de la mise en contact, la qualité des biens et services et la sécurité qu’assure le « modèle Marketplace » a fortement contribué à ce succès.

De son côté, Uber, dix ans après son lancement à San Francisco, est un succès phénoménal avec plus de 100 millions d’utilisateurs dans 60 pays. Mais, comme tout succès, la médaille à son revers. 
Au-delà du conflit avec l’industrie du taxi, la montée en popularité des voitures de tourisme avec chauffeur (VTC), dont Uber a été l’un des pionniers, a des impacts peu discutés : les VTC sont accusées, dans une certaine mesure, de provoquer une hausse des déplacements en voiture en ville, de contribuer à la congestion routière et à la baisse de l’usage des transports en commun dans certaines municipalités. Les chauffeurs de VTC passeraient, en effet, entre 40% et 60% de leur temps à rouler en attente de trouver un client (maraude), ce qui contribue à une hausse de l’utilisation de la voie publique par les automobiles. D’une certaine manière, les entreprises de VTC subventionneraient souvent les conducteurs pour qu’ils restent sur la route, même lorsque l’utilisation est faible, afin de garantir la disponibilité rapide de l’offre et de rendre indésirable la possession d’une voiture privée, du moins en ville.

Néanmoins, ces critiques ne tiennent pas compte du fait que l’entreprise est très active le soir et la nuit alors que les routes sont moins achalandées de taxis. Elles ignorent les avantages significatifs, en termes de mobilité, que les services de covoiturage urbain apportent aux populations à faible revenu dans les quartiers traditionnellement mal desservis. Au fil du temps, elle fournit une alternative essentielle pour les personnes âgées et les autres personnes incapables de conduire.
Ainsi, de manière globale, l’économie collaborative version « Marketplace » devrait encore surprendre, tant par sa capacité intégrer les différents secteurs de l’économie de partage que de les valoriser, voire en faire naître de nouveaux.

Toutefois, avec la venue d’Uber sur notre territoire, de nouvelles formes de travail ont émergé. Aujourd’hui, de nombreux travailleurs de l’économie dite collaborative (télétravail, coworking, chauffeurs de VTC, livreurs à vélo…) travaillent sans, pour autant, être salariées.
Mais, la législation est en train de changer. Dans un arrêt rendu le 10 janvier 2018 concernant un ancien chauffeur de VTC qui travaillait avec Uber, la cour d’Appel de Paris a considéré que le lien qui l’unissait à la plateforme était « un contrat de travail ». Selon la cour, le lien de subordination était avéré pour trois raisons : le service « donne des directives, en contrôle l’exécution et exerce un pouvoir de sanction à son endroit ». En Europe, l’entreprise a subi un revers similaire à Londres où elle aurait 45 000 chauffeurs à sa disposition. 
Uber est pointée du doigt pour son modèle de fonctionnement (utilisation du statut d’autoentrepreneur, accusation de précarisation du marché du travail et pour sa politique d'optimisation fiscale). 

Julien Pillot :

Avant de répondre à une telle question, il convient rappeler de quoi l’uberisation est le nom. Elle désigne le fait qu’une société, le plus souvent une plateforme numérique, vienne concurrencer des entreprises en place sans détenir directement les actifs productifs. Là où les entreprises de taxi traditionnelles ont acquis des licences, des flottes de véhicules tout en s’appuyant sur des chauffeurs salariés, Uber « emprunte » la force de travail et les véhicules de chauffeurs indépendants pour qui elle joue le rôle d’apporteur d’affaires.

Parmi les principaux avantages concurrentiels qu’un tel modèle génère figurent une grande flexibilité de production, des structures de coûts allégées et surtout, la capacité de pouvoir très rapidement s’internationaliser et créer une marque mondiale. Une fois la plateforme créée, il s’agit en effet d’en adapter l’interface et l’algorithme aux spécificités locales pour s’implanter, car nombreux sont les travailleurs indépendants « dormants » qui voient en l’arrivée d’Uber une opportunité de travailler, voire d’exercer une activité complémentaire à leur travail principal.

On en vient donc naturellement à s’interroger sur l’impact qu’a pu avoir Uber sur le monde du travail partout où la plateforme s’est implantée, et quel peut être l’impact de la réglementation locale sur la sociologie des travailleurs. Dans cette optique, comparer les travaux menés aux États-Unis et en France est particulièrement révélateur. Selon ces derniers, aux États-Unis, seuls 10% des chauffeurs Uber exercent cette activité en tant que travail principal ; en France, la proportion atteint 75% ! Aux États-Unis, moins de 10% des chauffeurs Uber étaient au chômage préalablement au lancement d’Uber ; en France, cette condition concerne près de 25% des chauffeurs Uber. Enfin, là où les villes constituent le premier bassin d’emploi pour Uber aux États-Unis, ce sont principalement les banlieues qui fournissent à Uber France sa force de travail.

En extrapolant, nous pourrions dire qu’en France, Uber a donné du travail à des personnes qui n’en avaient pas, alors qu’aux États-Unis la plateforme a plutôt permis à des travailleurs de compléter leurs revenus. Autrement dit, les conditions d’exercice de l’activité conditionnent largement la sociologie des travailleurs. Or, ces conditions sont essentiellement à aller chercher dans la réglementation. Par exemple, quand vous interdisez le service Uber Pop en France (le service permettant aux particuliers de faire du covoiturage sans licence et sans charge) alors qu’il est autorisé aux États-Unis, vous professionnalisez en quelque sorte l’activité. La structure du marché de l’emploi, les niveaux de salaires et de protection, et la jurisprudence font le reste.

Uber est pointée du doigt pour son modèle de fonctionnement (utilisation du statut d'auto-entrepreneur, accusation de précarisation du marché du travail et pour sa politique d'optimisation fiscale. De par son succès, cette politique critiquée de Uber pourrait-elle influencer d'autres entreprises ?

Michel Ruimy :L’économie collaborative connaît un véritable essor, notamment grâce à sa structuration sur l’internet. En effet, la « sharing economy » est basée sur le partage, l’entraide et l’échange de biens ou de services, troqués ou monnayés. L’objectif est de réaliser des économies mais aussi de donner un sens à sa consommation, en favorisant les usages plutôt que la possession. Et c’est probablement de cette idée générale qu’est née la friction : l’axe de la plateforme Uber est à but marchand, comparé à Blablacar, par exemple, qui repose sur un système de partage des frais.

Quoi qu’il en soit, Uber et son modèle économique ont fait naître des vocations. Tirées par les améliorations technologiques, notamment celles liées aux plateformes numériques (augmentation de la taille des bases de données, capacités des moteurs de recherche et amélioration de la connectivité), les « Marketplaces » ont envahi le paysage du commerce électronique (e-commerce) favorisant ainsi un développement spectaculaire de l’économie circulaire. En France, les plateformes collaboratives dans divers domaines (location immobilière, covoiturage ou partage de voitures, entraide entre voisins, mode d’occasion, B2B…) constituent également des cas d’école très inspirants.

Pour autant, l’entreprise est confrontée aujourd’hui à un défi beaucoup plus immédiat : la régulation. Aux Etats-Unis, la ville de New York a décidé de plafonner le nombre de chauffeurs de VTC dans ses rues. En Espagne, Uber a quitté Barcelone parce que le gouvernement régional oblige désormais les usagers de VTC à réserver leur trajet 15 minutes à l’avance et les chauffeurs à retourner à leur base entre chaque course. En France, la justice pourrait casser son modèle social en requalifiant, en salariés, dix chauffeurs autoentrepreneurs.

Dès lors, toute entreprise s’appuyant sur ce modèle de croissance ne doit pas oublier de s’adapter aux exigences économiques et à son environnement juridique et fiscal pour envisager, sereinement, sa pérennité.

Julien Pillot : Cette question apporte une seconde dimension à la précédente : outre son impact spécifique sur son marché pertinent, quel impact le modèle d’Uber peut-il avoir sur le monde du travail dans son ensemble ? Autrement dit, quelle est la tendance à l’uberisation du monde du travail ?

Comme expliqué précédemment, cette tendance est largement différenciée selon les marchés et pays concernés. En France, l’observatoire de l’uberisation dresse une cartographie de la progression du phénomène. Transport, hôtellerie, services aux entreprises, éducation, santé, professions du chiffre… la plupart des secteurs ont entamé, plus ou moins fortement, leur transformation. Une telle tendance ne peut plus être ignorée. Et bien évidemment la mise en place de dispositifs, tels que le statut d’auto-entrepreneur, conjugués à un rapport renouvelé des individus au travail, y contribue amplement. Mais il convient de nuancer quelque peu l’ampleur du phénomène. En France, l’emploi indépendant a progressé de 350000 personnes entre 2010 et 2017, soit un tiers de l’augmentation nette de l’emploi total sur la période. C’est certes important, mais le salariat demeure le mode de travail dominant. Ceci étant dit, le travail indépendant concerne désormais près d’un million de Français et 60% d’entre eux déclarent faire appel à une plateforme numérique pour exercer leur activité. 80% d’entre eux, par choix ; 20% par nécessité.

Bien loin de précariser le marché du travail, Uber (et ses émules) semblent plutôt apporter une réponse adaptée à un phénomène progressif, mais réel, de transformation de la société. Et s’appuie en cela sur une réglementation favorable au développement du travail indépendant. Attention néanmoins : si Uber fait des émules, toutes les plateformes ne copient pas sa politique en matière d’optimisation fiscale et d’exploitation des travailleurs indépendants. N’oublions pas que ce qui est souvent reproché à des entreprises comme Uber ou Take it Easy, c’est la façon dont leur algorithme peut placer les travailleurs indépendants dans des situations fortes de dépendance économique telles qu’elles s’apparenteraient à un lien de subordination prévu dans un contrat de travail classique. Ce qui alimente les débats autour de la requalification desdits emplois en contrat de travail (la Cour d’appel de Paris vient tout juste de prendre un arrêt en ce sens dans le cadre des activités d’Uber en France, CA Paris, 10 janvier 2019, n°RG 18/08357). Autrement dit, ce n’est pas tant l’uberisation qui pose problème, mais plutôt les pratiques concrètes des différents « uberisateurs », pratiques qui par ailleurs peuvent évoluer dans le temps.

Malgré son omniprésence, Uber perd toujours beaucoup d'argent. Avec le développement de la concurrence et la mauvaise image de l'entreprise, peut-on imaginer un effondrement de Uber ?

Michel Ruimy : Alors que son chiffre d’affaires 2018 avait augmenté de 40% pour dépasser 11 milliards de dollars - et qu’on pouvait s’attendre que cette croissance de revenus débouchât sur un bénéfice -, l’exercice de l’année s’est conclu par une perte abyssale de 1,8 milliard de dollars…en amélioration par rapport à 2017, année où l’entreprise avait perdu 2,2 milliards...

En cause. sa stratégie de croissance. Il faut bien comprendre que, sur les marchés numériques, soit l’entreprise se trouve rapidement en situation de monopole, soit elle a beaucoup de mal à exister. Il lui faut donc dépenser beaucoup de liquidités. A ce titre, dès qu’Uber ouvre son service dans une ville, il doit convaincre le maximum de chauffeurs de travailler pour elle. C’est pourquoi, elle leur verse souvent une aide financière pour compenser le faible tarif de la course, le temps d’éliminer la concurrence. Malheureusement pour Uber, la concurrence résiste, notamment sur son marché historique, les Etats-Unis, où Lyft gagne des parts de marché en profitant de la mauvaise réputation d’Uber.

En outre, comme les grandes entreprises « GAFA » (Google, Apple, Facebook, Amazon), Uber cherche à diversifier ses activités. Elle ambitionne d’être LA plateforme tant pour le transport des hommes que pour celui des marchandises : il a lancé Uber Eats, le service de livraison de repas à domicile. Il développe aussi des services de vélos, de trottinettes et de scooter électriques en libre-service et il investit dans la voiture autonome. Des paris très coûteux. L’avenir nous dira si cette stratégie est payante.

On le voit beaucoup d’incertitudes. Le résultat 2018 est, de plus, une « épine dans le pied » pour la firme américaine : elle aura du mal à convaincre les investisseurs d’acheter ses actions puisqu’elle souhaite, cette année, s’introduire en bourse, où elle espère être valorisée à 120 milliards de dollars… plus que Facebook lors de son introduction en bourse.

Julien Pillot : Uber bénéficie de très solides atouts. Il dispose d’une marque internationalement reconnue, d’un excellent référencement sur les magasins d’applications et a déjà débuté sa diversification (dans les livraisons de repas). Il est également de tous les acteurs du marché celui qui profite le plus des effets de réseau : son grand nombre de chauffeurs est attractif pour les clients qui cherchent à minimiser le temps d’attente (et le prix de la course), et son grand nombre de clients est attractif pour les chauffeurs qui cherchent à maximiser le nombre de courses. Partout où Uber se lance, il est confronté à une concurrence locale qui ne peut guère rivaliser frontalement, et aujourd’hui seul Didi (son équivalent chinois présent en Europe via Txfy) semble pouvoir lui contester le leadership mondial. À titre de comparaison, Lyft – son principal concurrent américain – prépare son IPO au Nasdaq et table sur une valorisation autour de 20 milliards de dollars (son dernier tour de table l’a valorisée à 15 milliards de dollars). Uber (valorisé 75 milliards lors de son dernier tour de table), qui prépare aussi son introduction en bourse, vise les 120 milliards. En un sens, cela signifie que majoritairement, les investisseurs estiment que si un acteur est capable de dominer le marché mondial du transport de personnes à l’avenir, c’est Uber.

Néanmoins, malgré ses atouts structurels indéniables, les jeux ne sont pas faits pour autant. Les frasques de Travis Kalanick ont généré un bad buzz qui ont pu ralentir l’expansion de la société. Partout, la concurrence s’est organisée pour élever son niveau de service, estompant ainsi les avantages initiaux d’Uber dans le domaine. Et certains chauffeurs commencent à faire connaître leur mécontentement vis-à-vis de la politique d’Uber (niveau de commission, temps de travail, voir plus haut…), comme dernièrement à Lyon ou Genève. Or, Uber tire sa force de sa capacité à attirer et retenir durablement davantage de chauffeurs indépendants qualifiés que les offres concurrentes. Si son image venait, du côté de la demande ou des chauffeurs, à être sensiblement écornée, cela pourrait inciter les uns comme les autres à essayer des offres alternatives. Voire à les créer de toutes pièces : en France, VTC Cab avait par exemple été lancée en 2015 par d’anciens chauffeurs d’Uber mécontents des pratiques de la plateforme américaine. Si cette tentative n’a pas vraiment ébranlé Uber, elle rappelle que s’il n’y prenait gare, même Uber pourrait à terme se faire uberiser.

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