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La planète est-elle plus instable que jamais maintenant qu’il n’y a plus de gendarme du monde évident ?
©Reuters

Après la Pax Americana

Les tensions persistantes entre l'Inde et le Pakistan surviennent au moment où Donald Trump rencontre Kim Jong-un au Vietnam tandis que Jared Kuschner - gendre du Président américain - entame une tournée au Moyen Orient afin de défendre son plan de pacification par l'investissement.

Jean-Bernard Pinatel

Jean-Bernard Pinatel

Général (2S) et dirigeant d'entreprise, Jean-Bernard Pinatel est un expert reconnu des questions géopolitiques et d'intelligence économique.

Il est l'auteur de Carnet de Guerres et de crises, paru aux éditions Lavauzelle en 2014. En mai 2017, il a publié le livre Histoire de l'Islam radical et de ceux qui s'en servent, (éditions Lavauzelle). 

Il anime aussi le blog : www.geopolitique-géostratégie.fr

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico: Faut-il en conclure que la situation géopolitique devient dès lors plus instable sans le concours des Etats-Unis, qui semblent avoir redéfini leur rôle de "gendarme du monde" ? 

Jean-Bernard Pinatel : La période 1945-1990 a certainement été une période d’une stabilité supérieure à celle qui a suivie l’effondrement de l’URSS car ces années ont été celles du bipolarisme dans lequel les deux principales puissances mondiales étaient à la fois adversaires et partenaires. Adversaires d’abord sur le plan idéologique et dans des guerres limitées où ils s’affrontaient par puissance régionale interposée. L’exemple type est en la guerre du Vietnam où les avions américains ont eu à affronter dans les airs les Mig19 soviétiques pilotés par les Nord-vietnamiens et qui s’est terminée en 1975 par la chute de Saigon. Mais aussi, partenaire pour éviter une escalade nucléaire aux extrêmes qui aurait conduit avec certitude à leur destruction réciproque. C’est pourquoi les deux superpuissances, après la crise des fusées de Cuba, entamèrent  des négociations sur la limitation et la réduction des armes nucléaires. Ces négociations, qui se poursuivirent après 1990, aboutirent à plusieurs traités qui avaient pour but de maintenir une dissuasion réciproque, mais au plus bas niveau, et d’éviter des ruptures d’équilibre dangereuses comme celle de la crise des SS20 entre 1979 et 1983 (qui aboutit au traité d’interdiction des missiles de moyenne portée duquel Trump vient de se retirer sous de fallacieux prétextes). Ce monde divisé en deux camps a connu une période de grande stabilité sous l’ombre terrifiante des arsenaux nucléaires des deux supergrands.

Avec l’effondrement de l’URSS en 1990-92, la seule superpuissance mondiale sont les Etats-Unis. Ils auraient effectivement pu être les « gendarmes du monde » si la mission de « forces de l’ordre » des gendarmes avait été prise au pied de la lettre par les Etats-Unis pour  promouvoir un monde ouvert et en Paix. Au lieu de cela, notamment à partir de  2001, les Etats-Unis se sont comportés comme des pyromanes sous l’influence des néoconservateurs.

En Asie centrale, après le retrait des troupes soviétiques,  deux chefs de guerre avaient les forces et le prestige pour diriger l’Afghanistan. Ahmad Shah Massoud, appelé le commandant Massoud et Gulbuddin Hekmatyar. Initialement associé dans le mouvement de la jeunesse musulmane, ces deux chefs de guerre  se séparèrent et s’opposèrent après le soulèvement raté de 1975,  initié par leur mouvement. La « Société islamique » se scinda alors. Les islamistes les plus modérés se rassemblèrent autour de Massoud, au sein du « Jamaat-e Islami » ; les éléments islamistes les plus radicaux fondèrent le « Hezb-e Islami » avec Gulbuddin Hekmatyar à leur tête.

Durant toute la lutte contre les soviétiques puis contre le régime pro-russe de Kaboul c’est Hekmatyar, le plus radical, qui reçut la grande majorité de l’aide américaine, conformément à la doctrine Casey. Et en favorisant l’Islam radical, ils finiront pas provoquer l’effondrement du régime de Kaboul, certes  pro-russe mais laïc, qui fut remplacé par le régime islamique radical des Talibans. Ces derniers donnèrent asile à Ben Laden et  favorisèrent le développement d’Al-Qaida.

Après le 11 septembre 2001, les néoconservateurs convainquirent Bush d’attaquer l’Irak sous le fallacieux prétexte que Saddam Hussein disposait d’armes de destruction massive. Et une fois encore au lieu d’un dictateur laïc, certes peu fréquentable, les Etats-Unis déstabilisèrent totalement les structures étatiques de ce pays et facilitèrent l’éclosion de l’Etat islamique.

Ces interventions occidentales selon les tactiques américaines ont causé des destructions massives aux infrastructures et des pertes civiles directes et indirectes dans ces pays, probablement de l’ordre de deux millions de personnes. Le Colonel Legrier dans son retour d’expérience d’Irak écrit «  La question qui se pose est de savoir si la libération d’une région ne peut se faire qu’au prix de la destruction de ses infrastructures (hôpitaux, lieux de culte, routes, ponts, habitations, etc.). C’est là, l’approche assumée sans complexe, hier et aujourd’hui, par les Américains ; ce n’est pas la nôtre  ».

C’est ce que résume parfaitement cette caricature

En Europe, contrairement aux promesses orales du secrétaire d’État américain James Baker faites à Gorbatchev, une fois le Pacte de Varsovie dissous, les Etats-Unis n’ont cessé de vouloir étendre l’OTAN jusqu’aux frontières de la Fédération de Russie, déstabilisant les régimes qui s’y opposaient comme celui du premier Ministre slovaque Méciar qui voulait que son pays rentre dans l’Union Européenne mais pas dans l’OTAN.  Les Etats-Unis ont financé, à caisses de dollars ouvertes, les partis d’opposition et la Slovaquie finit par rejoindre l’OTAN en 2004. La déstabilisation de l’Ukraine et la réaction russe en Crimée aboutit à la réinstauration d’une guerre froide entre l’Europe et la Fédération de Russie, offrant aux Etats-Unis leur objectif stratégique essentiel : éviter la création d’une Eurasie qui contesterait leur domination mondiale.  Mais en poursuivant leur intérêt stratégique, les Etats-Unis le font au détriment du rôle qu’on leur attribue trop complaisamment de gardien de l’ordre mondial.

Le Président Trump durant sa campagne présidentielle n’a cessé de souligner le coût/efficacité négatif pour les Etats-Unis de ces interventions dans le monde et en particulier en Asie centrale et au Moyen-Orient, alors que la Chine apparait à terme comme  la seule grande puissance mondiale capable de leur contester leur suprématie mondiale. Malgré les réticences de son administration, le Président  Trump essaie, autant que faire se peut, de rester fidèle à son analyse et de tenir ses promesses électorales.

Edouard Husson : Non, je ne crois pas qu’il y ait quoi que ce soit de nouveau dans la tension actuelle entre l’Inde et le Pakistan. En 2011, déjà, The Economist qualifiait la frontière entre les deux pays de « plus dangereuse au monde ». C’était sous la présidence d’Obama. 

Ajoutons que le début de renoncement, par Trump, à une politique étrangère impériale est une très bonne chose pour la paix du monde. C’est la politique des Bush et des Clinton qui a représenté un danger pour la paix du monde. Trump, comme Reagan, casse les codes de la politique de ses prédécesseurs, pour le meilleur. Jamais la Russie de Poutine n’aurait réagi en Ossétie du Sud ou en Crimée sans l’immixion américaine dans ces régions. Donald Trump a une politique lisible, fondée sur l’idée que les nations sont la réalité qui compte dans les relations inter-nationales. Par ailleurs, il a choisi d’inverser la politique d’alliance avec les Chiites qui avait caractérisé les USA durant les années 2001-2016, et de revenir à une alliance avec les Sunnites. On peut y lire plusieurs déterminants: d’une part, Donald Trump veut stabiliser le dollar: il le fait mieux en s’appuyant sur les réserves de la péninsule arabique, qu’il peut contrôler, que celles de l’Iran incontrôlables pour les Américains depuis 1978. Ensuite, le président américain souhaite garder à tout prix le contrôle des mers, selon la vieille vision géopolitique de MacKinder, où s’oppose une puissance continentale et une puissance maritime. Il est plus intéressant pour Trump, là aussi, de contrôler la péninsule arabique que de passer un compromis avec l’Iran. Ce qu’il soit absolument empêcher, c’est un rapprochement Iran/Turquie qui se ferait contre Israël. A l’autre bout du continent asiatique, l’effort de solution à la crise nucléaire en Corée vient du même souci de contrôler la puissance chinoise, pour la ralentir dans sa poussée en mer de Chine. Si le système militaro-politique washingtonien avait un peu plus de jugeotte, il laisserait Trump se rapprocher de la Russie pour faire pression sur la Chine depuis le Nord et l’Ouest. Ce serait d’autant plus important que, du fait de la révolution numérique, l’espace continental eurasiatique est en train de devenir un « espace fluide », beaucoup moins enclavé qu’au moment où l’on pouvait contenir l’URSS, puissance essentiellement continentale. 

Je ne partage donc pas l’idée que le monde serait plus dangereux avec Trump. Il aurait été infiniment plus périlleux avec Hillary Clinton, médiocre négociatrice, manquant totalement de sang-froid et  imbue d’idéologie hyperindividualiste. 

Quelles sont les conséquences régionales de cette apparente modification stratégique américaine, entre grandes et moins grandes puissances ?

Jean-Bernard Pinatel : Si le désengagement américain militaire se confirme, c’est clairement la Russie qui en bénéficiera au Moyen-Orient. Grâce à sa diplomatie et sa connaissance pointue du monde musulman et persan, Moscou est capable de parler à tout le monde et de maintenir un savant équilibre entre l’Iran, la Turquie, l’Arabie Saoudite, l’Egypte et aussi Israël et a su apparaitre, aux yeux des dirigeants de cette région, comme le seul grand qui tient ses engagements. Cela dit, les Etats-Unis resteront très présents du fait de leur poids économique et financier, de leurs livraisons d’armes et de la coopération militaire que cela implique dans le Golfe persique, en Irak et avec Israël. Quant à la Chine, elle avance ses pions en Afghanistan, au Pakistan et en Iran qui sont les pays les plus proches de ses frontières et riches en matières premières et en sources d’énergie. Quant à la France, sa stratégie de suivisme des Etats-Unis ne lui permet de recueillir que quelques miettes et elle a perdu, à cause de sa malheureuse politique syrienne, tout poids réel dans cette région du Monde.

Edouard Husson : La difficulté c’est que la plupart des Etats petits ou moyens préfèrent se mettre à la remorque d’un grand que d’agir sur la base d’une diplomatie indépendante. Regardez comme les membres de l’Union Européenne se précipitent pour violer la souveraineté du Venezuela, tellement ils sont contents de voir un endroit où les USA s’ accrochent à une politique impériale. Partout, le désengagement relatif des Etats-Unis est une incitation à instaurer l’équilibre des puissances - qui est toujours le meilleur moyen de garantir la paix, contrairement à une idée répandue. Simplement, c’est fatiguant d’imaginer et, surtout, de mettre en oeuvre une diplomatie propre.  Ajoutez la propension des pays occidentaux à faire la part belle aux régimes les plus totalitaires: Trump vient déranger les mauvaises habitudes, par exemple par sa politique de rééquilibrage des relations de l’Occident avec la Chine. 

Prenez le cas du Proche-Orient: Obama s’était rapproché de l’Iran; par ailleurs, il avait laissé Hillary Clinton détruire la Libye et tenter de détruire la Syrie. La destruction de la Syrie était la porte ouverte à un partage du Proche-Orient entre Turquie et Iran aux dépens d’Israël. On peut ne pas aimer Donald Trump mais cela n’empêche pas de considérer que sa tolérance envers le rétablissement du gouvernment syrien d’Assad et son choix d’alliances arabophones a une certaine efficacité pour maintenir la paix dans la région. Il faudrait que l’UE cesse, cependant, de toujours mettre des bâtons dans les roues à la politique américaine. Au lieu d’aider Trump à se rapprocher de la Russie, nous alimentons la nouvelle Guerre Froide. Et après des décennies de complaisance commerciale vis-à-vis de la Chine, nous devrions nous réjouir que le président américain revienne à une diplomatie d’équilibre avec Pékin. 

Dans le cas asiatique, qui présente la particularité de voir apparaître une puissance - La Chine- qui pourrait être la principale rivale des Etats-Unis, Washington n'aurait-il pas tendance à s'engager plus avant ?

Jean-Bernard Pinatel : Les Etats-Unis ne peuvent que constater, sans pouvoir s’y opposer directement, la montée en puissance de la Chine et notamment le contrôle de facto qu’elle a établi sur la mer de Chine, mer peu profonde (profondeur moyenne de l’ordre de 300 mètres)  et dans laquelle ses sous-marins nucléaires lanceurs d’engins sont très vulnérables durant leur trajet vers les détroits qu’ils ont à franchir pour gagner les eaux profondes du Pacifique. La stratégie des Etats-Unis est dictée par la géopolitique. Puissance maritime, les Etats-Unis cherchent à endiguer l’expansion chinoise vers ses voisins. Au Nord le Japon, la Corée du Sud et Taïwan que Trump ne veut pas reconnaitre comme appartenant à la grande Chine sans que Pékin en paye le prix.  Au Sud en soutenant le Vietnam qui s’affronte avec Pékin sur le contrôle des iles Paracels. Il est significatif que la rencontre Trump-Kim se situe à Hanoi Et aussi l’Indonésie, les Philippines et la Malaisie au Sud où les diplomaties des deux rivaux s’affrontent.

Pour ma part, je pense que le risque majeur pour les Etats-Unis reste la création d’une Eurasie sous l’égide de Pékin  via les nouvelles routes de la soie. Le seul pays qui est capable de mettre à mal ce projet est la Fédération de Russie qui tout en collaborant avec la Chine s’en méfie viscéralement. C’est pour cela que je pense, qu’à plus ou moins long terme, on assistera à une volte-face américaine vis-à-vis de la Russie et nous payerons le prix de les avoir suivis dans la voie des sanctions économiques qui pénalisent notre économie mais pas la leur.

Edouard Husson : Trump, qui est profondément réaliste, ne veut pas multiplier les ennemis. Il se concentre sur le pays qu’il pense, à tort ou à raison, être le seul véritable danger pour les Etats-Unis: la Chine. D’où son désir d’un accord avec Poutine, entravé par l’establishment washingtonien, qui a la nostalgie de l’ère impériale, à peine refermée. D’où son implication personnelle dans la dénucléarisation de la péninsule coréenne. Traiter avec la  Corée du Nord au Vietnam (pays traditionnellement anti-chinois), c’est un signal on ne peut plus clair. Les Chinois savent bien de quoi il en retourne, eux qui redoutent un ralentissement de la croissance économique du fait de la révision des traités commerciaux accomplie par Trump. Mais cela va plus loin: la mondialisation des années 2000 a largement été le résultat de l’insertion de la Chine dans le commerce mondial. Trump sait bien que cela s’est fait au détriment de l’emploi et de l’industrie aux Etats-Unis. Et nous devrions, nous autres Français, prêter attention au fait que l’Allemagne a largement participé à cette mondialisation selon un double mouvement d’assèchement monétaire de l’Europe (par les critères de l’euro) et de priorité donnée aux exportations vers la Chine. Cela contribue à un monde profondément déséquilibré et au déclin économique de notre continent, devenant bien plus vulnérable aux capitaux chinois qu’il ne le sera jamais aux capitaux américains. 

Ce n’est pas seulement la politique étrangère de l’actuel président de la République qui est inepte et nous met mal, au passage, avec de nombreux pays du monde. On cherche en vain une vision diplomatique chez les opposants. La révolution diplomatique de Trump nous donnerait l’occasion d’en finir avec la déstabilisation du pourtour méditerranéen; elle devrait nous permettre de créer un équilibre en Eurasie malgré les masses démographiques indienne, chinoise, pakistanaise etc....Mais on ne reconstruira jamais la créativité ni la puissance économique de l’Europe si l’on laisse les capitaux chinois s’emparer des Balkans et de l’Europe du Sud que nous plongeons dans la misère; ou si nous cherchons continuellement à affaiblir la Russie, notre meilleur moyen de contrebalancer l’influence chinoise. En fait, l’Europe devrait s’assigner pour mission de gommer les aspérités de la politique de Trump: faciliter les relations avec la Russie, constituer un allié d’Israël plus fiable que l’Arabie Saoudite - c’est un euphémisme; contribuer à une stabilisation monétaire mondiale; construire une nouvelle diplomatie d’équilibre avec la Chine en se rapprochant du Japon etc.... On en est très loin. 

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