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Les Français (ne) parlent (plus) aux Français : les riches se sentent en fait appartenir à la classe moyenne et voilà pourquoi c’est problématique
©DAMIEN MEYER / AFP

Perception de la richesse

Plusieurs études internationales tendent à montrer que les populations les plus aisées tendent à se considérer comme faisant partie intégrante de la classe moyenne. En France, la situation n'est pas différente.

Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Atlantico : Que cela soit aux Etats-Unis, ou plus récemment en Autriche, plusieurs études tendent à montrer que les populations les plus riches (les 20%) se perçoivent bien plus comme classes moyennes que comme "riches". En France, une personne dont le niveau de vie est supérieur à 2768 euros atteint pourtant ce seuil des 20% les plus riches. A l'inverse, concernant les patrimoines, un patrimoine net de 332 200 euros est nécessaire pour intégrer les "20% les plus riches". Comment expliquer cette difficulté à se percevoir comme faisant partie des "plus riches" ? Quelles en sont les causes objectives, notamment du point de vue de l'immobilier ou du niveau de patrimoine selon l'âge ? 

Michel Ruimy : Le concept de richesse est une notion protéiforme et relative qui a beaucoup varié avec le temps. Au sens le plus large, la richesse est une notion qui peut se mesurer, de manière quantitative, par l’abondance de biens matériels et immatériels mais aussi, de manière qualitative, par la satisfaction que procurent les biens acquis. 
Au plan des revenus, pour une personne gagnant 1 000 euros par mois, il n’est pas illogique de considérer comme riche celui qui en gagne 10 000. Ce dernier va peut-être se considérer comme une personne privilégiée au plan financier mais pas forcément comme un riche. Son riche à lui est probablement celui qui dispose d’un revenu 10 fois supérieur au sien. Et ainsi de suite ... et il en est de même pour le patrimoine. Entre ceux qui ne disposent que d’un simple compte-courant et ont dû s’endetter pour acheter leur voiture et ceux qui sont propriétaires de l’entreprise qu’ils dirigent et qui font fructifier leur épargne sur les marchés financiers, il y a un gouffre abyssal, bien plus profond que l’écart qui sépare la rémunération d’un smicard de celle d’un haut cadre dirigeant.
Pour s’en faire une idée, il convient de raisonner en termes de médiane car les personnes « les plus fortunées » peuvent tirer la moyenne vers le haut. Avec la médiane, la moitié des Français possède plus, l’autre possède moins. Cet indicateur se situe, en France, à environ 158 000 euros de patrimoine brut c’est-à-dire qu’un Français sur deux a un stock de richesse supérieur à 158 000 euros. Cette moitié de la population la mieux dotée possède au total 92% du patrimoine – ceci veut dire, a contrario, que la moitié des Français les moins riches, eux, ne possèdent que 8% du patrimoine total des Français ! -. Ainsi, des personnes qui ont des difficultés à finir leur mois peuvent être considérées comme riche au regard de leur patrimoine. En haut, les 10% des ménages les mieux dotés en patrimoine possèdent, en moyenne, 1,25 million d’euros. C’est 627 fois plus que les 10% les plus modestes, qui doivent se contenter, toujours en moyenne, de 2 000 euros. Quant aux plus riches - le 1% des Français les plus fortunés -, ils ont accumulé en moyenne 4,1 millions d’euros ! Des écarts qui donnent le vertige.
Ainsi, ce sentiment d’appartenir à la classe moyenne relèverait plus de la notion de niveau de vie. Le riche est-il celui qui a des revenus conséquents sans pour autant détenir un gros capital, ou bien celui qui détient un gros capital sans disposer de revenus conséquents, ou bien encore celui qui a de gros revenus et un gros capital ?

En quoi cette situation peut-elle conduire à une forme d'incompréhension entre la France d'en haut et la France d'en bas , qui pourrait permettre de comprendre le contexte actuel d'une France divisée en deux blocs qui ne semblent plus pouvoir se comprendre ? 

De nombreux commentateurs l’ont souligné, le mouvement des « gilets jaunes » a mobilisé les « classes moyennes » c’est-à-dire des personnes aux revenus modestes ou moyens, insérées, souvent en CDI, parfois propriétaires d’un petit pavillon. Les individus vivant sous le seuil de pauvreté se sont peu mobilisés.
En effet, la « France d’en bas » comprend, pour une large part, des chômeurs. En eux-mêmes, les seuils statistiques sont un artifice comptable et n’ont pas de véritable sens sociologique. Les deux principaux facteurs de pauvreté sont une durée travaillée trop faible et la taille du foyer et non le niveau de salaire horaire. Eux aussi, comme les paysans de Marx, sont isolés et parfois désocialisés. Le chômage de longue durée est associé également à un faible niveau d’étude et à un niveau de participation sociale limité qu’il s’agisse de la participation associative, du vote, de l’intérêt pour la politique. Les pauvres et les chômeurs sont donc peu armés pour participer activement à un mouvement social. Pour autant, le sentiment de pauvreté ne s’arrête pas au seuil de pauvreté et de nombreuses personnes non comptées comme pauvres ont de bonnes raisons de se sentir pauvre. 
Le mouvement des « gilets jaunes » a pris, au début, une forte teinte antifiscale. On peut le comprendre dans un pays où le montant des prélèvements obligatoires est le plus élevé de tous les pays européens. Baisser la pression fiscale est donc certainement nécessaire. Mais n’oublions pas que cet argent public permet de financer des prestations sociales qui, en France plus qu’ailleurs, constituent une part importante des ressources des personnes aux revenus modestes et plus encore des personnes sans activité professionnelle - près de 35% du revenu disponible des ménages -. 
Alors, bien sûr, revient la question lancinante de l’ISF et l’idée simple de « faire payer les riches », perçus comme la cause de leur situation. De manière générale, les « pauvres » éprouvent souvent du ressentiment, de la jalousie et de l’envie envers la réussite des autres. L’abandon de l’ISF a certainement alimenté le sentiment d’injustice mais son importance macroéconomique, en termes redistributifs, est totalement surévaluée : le coût de son retrait - un peu plus de 3 milliards - est minime rapporté à la masse de l’ensemble des prestations sociales - un peu moins de 800 milliards.

Cette différence entre perception et réalité n'est-elle à double entrée ? Les personnes les moins bien dotées ne surestiment-elles pas le niveau de vie des 20% les plus riches tout comme ces derniers pourraient mal évaluer la niveau de vie des plus pauvres ? 

En effet, d’un côté, nous avons des individus qui considèrent souvent que les riches les rendent pauvres. Mais, aujourd’hui, en France, qui politiquement défend les pauvres, ou s’en fait le porte-voix ? Ni les partenaires sociaux dont les mandants sont des « insiders », ni les partis politiques peu concernés par des catégories largement abstentionnistes. Si la cause des pauvres est défendue depuis longtemps par des associations, ils demeurent les grands absents du débat politique actuel.
D’un autre, les pauvres suscitent-ils aujourd’hui, chez les riches, une répulsion similaire à celle que le peuple inspirait aux bourgeois au XIXème siècle ? En fait, le souci principal des classes supérieures, en termes de stratégie de distinction et d’éducation, n’est pas de se démarquer des plus pauvres. Principalement parce que, pour elles, cette distinction va, le plus souvent, de soi. Pour des raisons indissociablement identitaires et stratégiques en termes de reproduction sociale, les familles les plus fortunées tiennent, par exemple, à ce que leurs enfants grandissent dans des quartiers et fréquentent des écoles « qui leur correspondent », et ils définissent de façon très élitiste et restrictive la classe sociale à laquelle ils s’identifient ou à laquelle ils aspirent et qu’ils prennent pour modèle.
D’autant que, la plupart du temps, la plus grande partie des classes populaires habite à distance des « beaux quartiers », si bien que les occasions d’interaction sont plutôt peu fréquentes. Ce n’est qu’en de rares occasions où cet ordre moral local est effectivement « menacé » par la perspective d’une mixité avec des classes populaires que l’on observe les réactions les plus péremptoires et violentes. Cela a notamment été le cas, il y a quelques mois, avec le projet de construire un centre d’accueil dans le XVIème arrondissement de Paris.
Au final, cette situation me rappelle un ouvrage, maintenant ancien, qui a connu son heure de gloire : « La réalité de la réalité » de Paul Watzlawick. La réalité est-elle une ou multiple ? Question que l’on se pose régulièrement, depuis au moins Platon avec son « mythe de la caverne ».
En fait, la plupart des personnes veulent être « à l’aise ». D’un côté, le confort physique, psychologique et émotionnel est le ressort principal de la mentalité de la classe moyenne. De l’autre côté, les individus « les plus fortunés » apprécient d’apprendre du passé tout en vivant dans le présent et de rêver de l’avenir. Ils sont prêts à parier sur eux-mêmes et projeter leurs rêves, des buts et des idées dans un avenir inconnu. Même quand ils échouent, ils ont la confiance en leur capacité à apprendre de l’échec et de revenir plus fort et plus riche qu’avant. Ce n’est pas de l’arrogance mais une certaine confiance en soi. 
Toutefois, si l’argent apporte certainement le statut social, il est acquis principalement dans le but d’atteindre la liberté personnelle. Il est impossible d’être vraiment libre sans richesse. La classe moyenne est « contrôlée » par leur emploi, par des institutions qui leur dictent ce qu’ils peuvent et ne peuvent pas faire. Il est difficile de se sentir libre lorsque vous êtes inquiet au sujet de votre prochaine mensualité de votre emprunt immobilier.

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