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De Daladier à nos jours, les ravages de l’indécision politique sur la démocratie
©AFP / FRANCE PRESSE VOIR

Bonnes feuilles

Pierre-Henri Tavoillot vient de publier "Comment gouverner un peuple roi?: Traité nouveau d'art politique" (ed. Odile-Jacob). Il s’interroge sur la démocratie qui se révèle être en réalité un vertigineux chantier. Entre le cauchemar de l’impuissance publique et le spectre de l’autoritarisme, comment réconcilier la liberté du peuple et l’efficacité du pouvoir ? Extrait 2/2.

Pierre-Henri Tavoillot

Pierre-Henri Tavoillot

Pierre-Henri Tavoillot est philosophe, spécialiste de l'histoire de la philosophie politique.

Il codirige la collection "Le Nouveau collège de philosophie" (Grasset).

Il a notamment publié Tous paranos ? Pourquoi nous aimons tant les complots …  en collaboration avec Laurent Bazin (Editions de l’Aube, 2012) et vient de faire paraître Faire, ne pas faire son âge aux Editions de L'Aube.

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La décision est donc le pilier de l’édifice démocratique : sans elle, il n’y a pas de peuple, pas de volonté ni de représentation. Et pourtant, jamais le peuple ne peut utiliser la formule du monarque absolu, « tel est mon bon plaisir », car cela supposerait une unanimité inaccessible. C’est pourquoi la décision, si nécessaire au fondement de la démocratie, risque fort de devenir introuvable dans son exercice. C’est d’ailleurs là le principal reproche adressé au régime démocratique depuis son origine : l’indécision.

Indécision

« Ah les cons ! S’ils savaient. » Chacun connaît cette phrase et son contexte. C’est celle qu’aurait marmonnée Édouard Daladier en septembre 1938 en voyant la foule l’acclamer au Bourget à son retour de Munich. Dans ses Mémoires, il écrira, de manière plus policée : « Je m’attendais à recevoir des tomates, j’ai reçu des fleurs. » Un an après, ce sont des bombes. La guerre redoutée arrive malgré tout et avec elle la tragédie de la débâcle. Comment a-t-on pu autant nier le réel ? Après coup, on peut expliquer l’aveuglement à défaut de le comprendre : une opinion publique traumatisée par le souvenir de la guerre, qui ne veut pas voir qu’il faut à nouveau s’y résoudre ; un état-major français tétanisé par des choix stratégiques incohérents ; une Angleterre prête à toutes les compromissions – y compris un accord séparé avec Hitler moyennant quelques concessions coloniales. La phrase de Churchill – encore plus célèbre que celle de Daladier – résume tout : « Ils devaient choisir entre le déshonneur et la guerre. Ils ont choisi le déshonneur, et ils auront la guerre » (discours du 21 novembre 1938). Elle est la confirmation exacte du diagnostic de Machiavel : « Ce que les républiques faibles peuvent faire de pire, c’est d’être irrésolues ; et si jamais il leur arrive de faire quelque chose de bien, elles le font forcées, et non à cause de leur prudence. » 

Dans la mémoire collective, ces accords sont le prototype de l’indécision démocratique : la désagrégation de la volonté collective, la perte de toute lucidité commune. Ce fut un moment pathétique d’autodestruction comme il en arrive de temps à autre en démocratie, à plus ou moins grande échelle. Coup de fatigue ou tentation suicidaire : le peuple en masse cesse de vouloir pouvoir ou de pouvoir vouloir. C’est d’ailleurs ce que diagnostiquait Husserl quelques années auparavant : « Le principal danger qui menace l’Europe, écrivait-il, c’est la lassitude. » Simplement, cette grosse fatigue ne doit pas être interprétée comme un déclin de l’Occident, comme le fit Oswald Spengler mais comme un surcroît d’exigence. La liberté et l’autonomie, c’est dur, beaucoup plus dur que la soumission et la tradition. L’effort doit être permanent, la lucidité continuelle, le questionnement infini, ce qui rend, du même coup, très périlleuse la moindre baisse de régime. Et, quand l’énergie fait défaut, les vertus démocratiques se caricaturent elles-mêmes : la soif d’idéal devient idéalisme, le goût de la liberté hésitation, l’accès au savoir inaction. Le citoyen ressemble alors au Hamlet dionysien décrit par Nietzsche dans La Naissance de la tragédie : « L’homme dionysien est semblable à Hamlet : tous deux ont plongé dans l’essence des choses un vrai regard : ils ont vu, et ils sont dégoûtés de l’action, parce que leur activité ne peut rien changer à l’éternelle essence des choses ; il leur paraît ridicule ou honteux que ce soit leur affaire de remettre d’aplomb un monde sorti de ses gonds. » Comme Hamlet, le démocrate peut être tenté de ne rien décider, parce que tout revient au même (excès de savoir), parce qu’il ne veut que l’idéal (excès de désir) ou encore parce que l’éventail des possibles est trop vaste (excès de liberté). Ce sont là trois forts motifs d’indécision pour celui qui laisse la mélancolie le gagner. Qui croit pouvoir tout, finit par ne rien faire du tout.

Extrait du livre de Pierre-Henri Tavoillot, "Comment gouverner un peuple roi?: Traité nouveau d'art politique", publié aux éditions Odile-Jacob.  

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