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Pourrons-nous bientôt traiter nos dépressions en traitant les bactéries de nos intestins ?
©JEAN-PHILIPPE KSIAZEK / AFP

Santé

Une étude belge d'une grande ampleur a révélé le lien statistique entre la dépression et la présence réduite de certaines bactéries dans le système digestif.

Stéphane Gayet

Stéphane Gayet

Stéphane Gayet est médecin des hôpitaux au CHU (Hôpitaux universitaires) de Strasbourg, chargé d'enseignement à l'Université de Strasbourg et conférencier.

 

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Atlantico : Une étude de grande ampleur menée par des chercheurs belges publiée dans la très prestigieuse revue Nature Microbiology a révélé un lien statistique entre la dépression et un taux réduit de certaines bactéries dans l'intestin. Même si les chercheurs restent prudents sur la causalité, que pourraient signifier ces résultats ?

Stéphane Gayet : Nous avons en permanence une gigantesque quantité et une très large diversité de bactéries dans notre gros intestin ou côlon. On estime cette population bactérienne colique à de l'ordre de 100 000 milliards de bactéries qui appartiendraient à plus de 150 espèces différentes. On a très longtemps appelé cette masse bactérienne la "flore digestive". Cette expression ancienne et simple faisait allusion au monde végétal – auquel n’appartiennent pas les bactéries - et elle est remplacée par l'expression "microbiote intestinal". Il représente chez l'adulte entre un et deux kilos de bactéries (il y a plus d'individus bactériens dans le microbiote intestinal que de cellules dans l'ensemble du corps). En outre, on distingue le microbiote (l'ensemble des bactéries), du microbiome (l'ensemble des gènes de toutes ces bactéries : un nombre énorme).

On va de découverte en découverte au sujet du microbiote intestinal. Longtemps considéré comme une grosse population de bactéries ayant pour unique rôle la facilitation de la digestion de certains aliments et la participation à la synthèse de certaines vitamines (K, B8, B12), on le considère aujourd'hui comme un organe supplémentaire. On sait à présent qu'il joue également un rôle dans les processus métabolique, immunitaire et neurologique. En conséquence, la dysbiose, c'est-à-dire l'altération du microbiote intestinal – en quantité ou en qualité -, est une piste sérieuse pour comprendre l'origine de certaines maladies, en particulier celles qui sont sous-tendues par des mécanismes auto-immuns ou plus généralement inflammatoires. La façon dont le microbiote intervient dans le métabolisme, l'immunité et le système nerveux ne semble pas évidente. Il faut voir chaque bactérie – c'est-à-dire chaque cellule bactérienne - comme une usine biochimique, ce qui est le cas de la quasi-totalité de nos propres cellules. Les bactéries intestinales sécrètent des enzymes qui transforment des matières alimentaires et absorbent des substances qu'elles transforment également, ce qui produit des molécules actives sur notre corps. Certaines de ces molécules agissent localement dans l'intestin, sur différentes cellules, dont des cellules nerveuses – il y en a dans tous les tissus du corps humain -, tandis que d'autres passent dans la circulation générale et se comportent comme des médiateurs chimiques, aussi bien pour le système endocrinien (glandes hormonales) que pour le système nerveux. C'est dire que certains de ces médiateurs d'origine bactérienne ont une action sur notre cerveau. Toutes ces découvertes ont été faites grâce aux nouvelles techniques de biologie moléculaire : c'est un vaste champ de recherche qui paraît inépuisable.

Pour revenir à l'étude qui nous occupe, il faut mentionner qu'un précédent travail – publié en 2015 par Sylvie RABOT dans le Bulletin de l'Académie vétérinaire de France – avait déjà démontré que le microbiote intestinal participait au dialogue intestin-cerveau. Car une comparaison entre rongeurs (souris et rats) axéniques – c'est-à-dire complètement vierges de colonisation bactérienne, donc sans le moindre microbiote – et rongeurs non axéniques, avait montré que l'absence de microbiote digestif favorisait une réponse pathologique à un stress : ces rongeurs sans microbiote digestif réagissaient mal au stress en atteignant un haut niveau d'anxiété pathologique, inhibant et maladif. Au contraire, l'administration par voie digestive de certaines bactéries, chez des rongeurs ayant un haut niveau d'anxiété, avait un effet réducteur de l'anxiété (effet anxiolytique).
L'étude citée en référence se situe dans le même domaine : le "dialogue intestin-cerveau". C'est un travail supplémentaire qui accrédite l'idée selon laquelle le microbiote intestinal pourrait agir sur le cerveau. Les résultats de ce travail vont dans le sens d'une fragilisation cérébrale par une déficience du microbiote intestinal (déficience nommée "dysbiose"). Ce qui revient à dire que ces résultats sont cohérents avec ceux d'autres travaux sur le sujet.

En l'occurrence, un appauvrissement sélectif du microbiote intestinal pourrait favoriser une dépression mentale.

Aujourd'hui, il existe des pistes scientifiques sérieuses en faveur de l'incidence de perturbations du microbiote digestif sur d'autres maladies neuropsychiatriques, telles que l'autisme, la schizophrénie, les troubles bipolaires (maladie maniaco-dépressive) ou encore la maladie de Parkinson et la maladie d'Alzheimer. Mais il est essentiel de rester très prudent, car il n'existe à ce jour que des corrélations et non des liens établis de type cause à effet.

Concrètement comment communiquent les intestins et le cerveau ?

Comme nous l'avons vu précédemment, certaines bactéries du microbiote intestinal produisent des substances chimiques qui jouent le rôle de neuromédiateurs ou de neuro-messagers. Les neuromédiateurs activent la transmission de l'influx nerveux entre deux neurones, tandis que les neuro-messagers véhiculent un signal particulier qui est très variable. Les neuro-messagers identifiés sont en particulier constitués des produits du métabolisme bactérien qui se trouvent dans la lumière (à l'intérieur du "tuyau") de l'intestin : il s'agit entre autres de débris de la paroi des bactéries (des fragments du lipopolysaccharide ou LPS et du peptidoglycane ou PPG).
À côté de cet aspect "production de substances chimiquement actives" ayant un effet sur le système nerveux central, un autre aspect est étudié : certaines bactéries du microbiote intestinal réaliseraient une modification de la perméabilité de la paroi intestinale. Ceci revient à dire qu'en leur présence, certaines substances chimiques passeraient dans le sang, alors qu'elles n'y passeraient pas en leur absence. Si lesdites substances ont un effet déterminant sur le système nerveux, on voit l'importance du rôle de ces bactéries. Cette modulation du passage dans le sang pourrait s'exercer tant sur des substances produites par les bactéries que sur d'autres substances.
Dans le même ordre d'idées, certaines bactéries du microbiote intestinal pourraient contrôler en partie la perméabilité de la barrière qui sépare les capillaires sanguins du cerveau, barrière appelée barrière hémato-encéphalique ou BHE. Cette barrière est capitale : elle peut soit bloquer le passage d'une substance dans le cerveau, soit la permettre au contraire. On évoque la possibilité pour certaines bactéries du microbiote intestinal, de permettre à des substances chimiques de gagner le cerveau par une voie fort peu connue et étudiée : la voie lymphatique cérébrale (les micro-vaisseaux lymphatiques qui cheminent autour du cerveau constitueraient ainsi une autre possibilité d'entrée, que les bactéries exploiteraient depuis le milieu intestinal qui est riche en vaisseaux lymphatiques).
Certaines bactéries du microbiote intestinal produiraient, en plus des neurotransmetteurs, des neurohormones ainsi que des neurotrophines : ces substances protègeraient les neurones ainsi que leurs cellules auxiliaires, et contribueraient à leur développement. Ce rôle protecteur du microbiote intestinal sur le système nerveux central participerait également à la lutte contre l'inflammation, processus en cause dans la plupart des maladies neuropsychiatriques évolutives lentes. Il s'opposerait au stress oxydatif, phénomène général de vieillissement des tissus et particulièrement du cerveau.
Par ailleurs, il existe déjà une voie nerveuse naturelle qui fait communiquer le cerveau avec les intestins : c'est le nerf X ou nerf pneumogastrique, encore appelé nerf vague. Il est possible que les bactéries du microbiote intestinal empruntent ce nerf vers le cerveau pour agir sur lui, toujours par l'intermédiaire de substances produites par elles.
Enfin, on considère que l'action des bactéries du microbiote intestinal sur le système nerveux central ou SNC s'exerce, non seulement sur les neurones (cellules de l'influx nerveux, donc de l'activité cérébrale), mais aussi largement sur toutes les cellules auxiliaires des neurones (cellules appelées cellules gliales ou cellules "de soutien"), ces cellules dont le rôle est d'une importance considérable.
Voici donc un petit panorama des différents modes de communication et d'action des bactéries du microbiote intestinal avec et sur le cerveau et plus généralement le système nerveux central. Ce n'est bien sûr qu'un aperçu.

Si le lien venait à s'avérer et si c'était bien le taux réduit de bactéries qui pouvait influer sur la santé mentale (et pas l'inverse), cela pousserait-il les chercheurs à revoir leur approche de cette maladie (et de son traitement) encore méconnue qui touche toutefois plus de 300 millions de personnes dans le monde selon l'Organisation mondiale de la santé ?

En réalité, on savait depuis des années que la dépression mentale était liée à des déficiences de certains neuromédiateurs (substances chimiques qui assurent la transmission de l'influx nerveux d'un neurone à l'autre). De ce fait, on a utilisé et on continue à utiliser des neuromédiateurs ou leurs précurseurs pour traiter – avec plus ou moins de succès selon les cas – la dépression mentale. La découverte du rôle joué par certaines bactéries du microbiote intestinal dans le processus de la dépression mentale ne doit pas être comprise comme une remise en question de nos connaissances physio-pathogéniques (mécanisme de la maladie), mais comme une clef supplémentaire de sa compréhension. C'est un peu comme si le puzzle de certaines maladies neuropsychiatriques venait de progresser nettement.
On peut affirmer sans crainte que l'on a accompli un pas décisif vers la compréhension, et donc vers un traitement plus étiologique que symptomatique (agissant sur la cause plus que sur les conséquences) de maladies neuropsychiatriques, dont la dépression mentale. Ces travaux sur le "dialogue intestin-cerveau" sont réellement porteurs de beaucoup d'espoirs.

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