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Pourquoi le grand débat national devrait surtout être un grand débat européen pour espérer avoir un véritable impact
©Dimitar DILKOFF / AFP

Gilets jaunes

Pourquoi, si Macron identifie un problème large qui se situe à l'échelle européenne, il limite le débat à la scène nationale ?

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : Dans sa « Lettre aux Français », Emmanuel Macron écrit : "En France, mais aussi en Europe et dans le monde, non seulement une grande inquiétude, mais aussi un grand trouble ont gagné les esprits. Il nous faut y répondre par des idées claires." tout en indiquant "Mais je pense aussi que de ce débat peut sortir une clarification de notre projet national et européen, de nouvelles manières d’envisager l’avenir, de nouvelles idées.". Comment expliquer ce paradoxe apparent entre le constat d'une crise d'échelle européenne à laquelle le "grand débat" répond à une échelle exclusivement nationale, puisque les questions des orientations européennes n'y sont pas intégrées ? 


Christophe Bouillaud : De fait, ce paradoxe tient au fait que les vies politiques des pays de l’Union européenne restent prises dans des idiosyncrasies nationales, alors même que de très nombreuses décisions en matière de politiques publiques sont prises en commun à travers les institutions de l’Union européenne. La France ne fait pas exception à cette règle. Le débat politique national reste largement détaché des considérations européennes. De fait Emmanuel Macron s’est fait élire Président en 2017 sur la promesse de changer l’Union européenne, mais jamais dans la campagne électorale personne ne lui a sérieusement posé la question de savoir avec quels alliés dans d’autres pays il allait la changer. Paradoxalement, l’élection de cet européiste a reposé sur la fiction qu’un Président français peut tout changer en Europe s’il le veut vraiment – ce qui est faux si l’on n’a pas une nette majorité des autres pays derrière soi. 
 On remarquera inversement qu’Emmanuel Macron est présenté par les médias, français ou étrangers, comme faisant face à une crise bien française. Les allusions à l’indécrottable nature « révolutionnaire » des Français pullulent en ce moment.  Or on pourrait tout aussi bien voir ce qui se passe en France depuis l’automne 2018 comme l’équivalent fonctionnel du mouvement des Indignés en Espagne il y a quelques années, ou du mouvement électorat en faveur du Brexit en 2016 au Royaume-Uni. Cela veut dire en pratique qu’aucun dirigeant d’un autre pays européen, de la même tendance qu’Emmanuel Macron, ne va venir à son secours, bien au contraire, les dirigeants conservateurs allemands s’inquiètent depuis décembre de sa difficulté à faire revenir à la raison (ordo-libérale) ces diables de « Gaulois réfractaires ». 


Si certains voient ici une forme de "preuve" que la France aurait perdu sa souveraineté, ne peut-on pas plutôt y voir une forme de refus de "débattre" de ces sujets, en considérant que la souveraineté française reste intacte dans sa capacité -au moins théorique - à orienter le débat européen ? 


Bien sûr, il existe toujours une capacité d’orientation. Un pays comme la France ne peut pas tout changer tout seul, mais il n’est pas indifférent que ses dirigeants optent pour le changement ou le statu quo, qu’ils aient des alliés ou non pour ce faire. Du coup, mettre l’Europe de côté dans le Grand Débat, c’est largement faire comme s’il n’y avait rien à changer de ce côté-là.
 Cela correspond tout à fait logiquement avec le fait que le Grand Débat autorise la prise de parole sur à peu près tout, mais qu’il ne saurait remettre en cause les options économiques et sociales mises en œuvre depuis 2017. Or ces options, comme je l’ai dit maintes fois dans vos colonnes, sont toutes entières destinées à renforcer la compétitivité de l’économie française en battant l’Allemagne sur son propre terrain du coût salarial favorable. L’exécutif se met ainsi dans un situation socialement explosive : d’une part, il veut baisser le coût du travail pour améliorer la compétitivité – donc tout faire pour diminuer le pouvoir de négociation des salariés face aux employeurs ; d’autre part, il se heurte à un problème croissant de pouvoir d’achat de ces mêmes salariés, qu’il essaye tant bien que mal de compenser par des baisses de cotisations sociales et des transferts sociaux comme la prime d’activité. Et à la fin, pour faire en sorte que les comptes de l’Etat et de la Sécurité sociale ne soient pas trop déficitaires, il ne lui reste plus qu’à réduire les services publics et d’autres transferts sociaux. En résumé, l’exécutif veut effectuer une dévaluation interne, et cela finit par coincer sérieusement. Pour l’instant, il n’a pas osé dire à ses partenaires européens que cette stratégie va finir en désastre politique. 

En quoi l'absence européenne dans le Grand débat le condamne-t-il à ne pouvoir traiter que de la "surface" des problématiques actuelles ? En quoi les cadres de la discussion sont-ils dépouillés des attributs de cette entière souveraineté ? 


Il y a des thématiques du Grand Débat qui restent essentiellement d’ordre national, comme la laïcité ou l’organisation des collectivités locales. Par contre, comme je viens de le dire, le gros de notre politique économique et sociale, en particulier sa stratégie déflationniste et son obsession de la dépense publique inutile, tient à notre insertion dans une Union européenne où il est presque interdit de poser la question de la pertinence de telles idées, à la fois par les règles en vigueur et par les majorités politiques à l’échelle européenne qui les mettent en œuvre. 
Par ailleurs, il faut se rappeler que le mouvement des Gilets jaunes a commencé sur une question de pression fiscale, de taxes sur l’énergie pour se déplacer et se chauffer, et qu’il a ensuite évoqué le problème de la justice fiscale en général. Cela a l’air à première vue d’une problématique purement nationale, où « nos riches » à nous  devraient rendre gorge ou bien où « nos fainéants » à nous faire des efforts. Or, en réalité, la fiscalité est très fortement impactée par l’insertion de la France dans l’Union européenne, et plus largement dans l’ordre international libéral, avec une libre circulation des capitaux, des marchandises, et même des services. Or, à l’intérieur de l’Union européenne, des pays comme le Luxembourg ou l’Irlande se comportent en « paradis fiscal », et vivent donc aux dépens des autres, dont la France.  Cette situation explique une bonne part de la crise fiscale de nos Etats européens – à l’exception entre autre du Luxembourg. 
Ayant bien vu le problème de cette fonte de la base fiscale, le gouvernement français voulait d’ailleurs mettre en place une taxation européenne des « Gafa ». A cause de l’opposition de l’Allemagne, inquiète sans doute pour ses exportations de biens industriels aux Etats-Unis, il n’en est rien pour l’instant. Les décisions prises restent donc très timides. Or, si les Etats européens ne taxent pas à hauteur de leur activité économique sur leur territoire les entreprises multinationales qui font le gros de la « nouvelle économie », il ne faut pas s’étonner ensuite du trou qui se creuse dans les finances publiques à mesure que ces mêmes entreprises prennent un poids plus important dans notre vie quotidienne. Il suffit de se demander pour comprendre comment sont taxés aujourd’hui les différents aspects de l’utilisation d’un smartphone.  On pourrait faire des remarques similaires sur les taxes sur le tabac. Désolé pour les fumeurs, mais  elles rapporteraient plus à l’Etat français si la libre circulation avec nos voisins ne permettaient pas à nombre d’entre eux de payer les taxes dues pour leur addiction à un autre pays. Un prix unique européen des paquets de cigarette devrait s’imposer. Après tout, la lutte contre le cancer ne devrait pas avoir de frontières.  
En somme, il serait bon de parler d’Europe lors du Grand Débat. Mais, à en juger par certaines revendications des Gilets jaunes, je parierai que ces questions vont remonter de la base. Après, il faudra voir si l’exécutif accepte de les prendre au sérieux et ensuite d’aller dans le cadre européen mettre les points sur les i à tout le monde. 

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