La stratégie des salafistes-djihadistes au début 2019 n'est pas celle que l'on croit<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
La stratégie des salafistes-djihadistes au début 2019 n'est pas celle que l'on croit
©PRAKASH SINGH / AFP

Daech

Elle vise d'abord le monde musulman.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

Voir la bio »

Les principaux dirigeants occidentaux (mais également le président Vladimir Poutine) n’ont eu de cesse de proclamer de décembre 2017 à la fin 1918 que Daech était vaincu tout en n’abordant presque jamais le sujet embarrassant de la génitrice, l’organisation Al-Qaida "canal historique". C’est ce qui a poussé le président Donald Trump à annoncer le 19 décembre 2018 le retrait de Syrie, "Nous avons gagné contre Daech, il est temps de rentrer. Nos garçons, nos jeunes femmes, nos hommes […] ils rentrent tous maintenant (de Syrie)", et la diminution drastique d’effectifs en Afghanistan. Cependant, il est ensuite revenu sur ces affirmations disant qu’il s’était entendu avec le président Recep Tayyip Erdoğan pour que les forces turques "éradiquent ce qui reste de Daech" en Syrie ; en clair, il soutient une intervention turque en Syrie... Le retrait des boys devrait aussi se faire moins rapidement que prévu, le Pentagone ayant arraché trois à quatre mois au lieu des 30 jours souhaités. Pour l'Afghanistan, rien de définitif ne serait décidé car les taliban afghans discutent avec des émissaires américains.  Tout le monde oublie diplomatiquement que ces mêmes taliban sont liés à Al-Qaida, et pas uniquement sur un plan historique.

Il est vrai que la "surprise" est devenue un des moyens d’action préféré du président Trump en matière de politique étrangère. On s’aperçoit que les revirements à 180° ne lui sont pas non plus interdits. Résultat : la politique étrangère erratique de Washington plonge ses subordonnés et ses alliés dans la plus grande circonspection. De plus, ils avalent pas mal de couleuvres car il ne manque pas une occasion de les humilier. Par exemple, tweetant sur "nos partenaires kurdes », il déclare : « ils sont meilleurs au combat quand on envoie 30 F-18 avant eux". Ils ont certainement apprécié ! John Bolton, le conseiller à la sécurité nationale du président Trump en tournée au Proche-Orient au début janvier 2019 (Israël puis Turquie) a bien tenté de rattraper le coup en déclarant que les troupes US ne se retireraient de Syrie que si la sécurité d'Israël et de ses alliés (les Kurdes syriens) ne serait assurée et tant que Daech n'aurait pas été défait.

C’est dans ce cadre que Paris a tenu à réagir en affirmant que Daech avait été, certes affaibli, mais que ce mouvement salafiste-djihadiste n’était en aucun cas vaincu. Pour le moment, les forces spéciales françaises actives dans le conflit syrien n’ont pas reçu le moindre ordre de repli.

En ce qui concerne la menace représentée par Al-Qaida "canal historique", l’Élysée sait bien à quoi s’en tenir puisque c’est surtout contre cette branche sahélienne de ce mouvement que l’armée française est déployée dans cette région depuis 2013. L’erreur politique avait été de croire à l’époque que l’opération militaire (alors baptisée Serval) n’allait durer que quelques mois, l’armée française pouvant passer rapidement le relais aux forces de sécurité maliennes. Six ans plus tard, non seulement la menace n’a pas disparu mais elle a muté et s’est étendue aux pays voisins.

Quelle est vraiment la menace salafiste-djihadiste ?

Le salafisme-djihadisme est une idéologie qui prône un retour à l’Islam des originesoù le religieux a la primauté sur le politique. Cette période de l'Histoire est montée en exergue comme un temps idyllique, ce qui est une assertion totalement légendaire.

De plus, les dirigeants salafistes-djihadistes considèrent que eux seuls détiennent la "vérité" et que les autres musulmans sont, au minimum des "égarés" (pour Al-Qaida), au pire des traîtres à l’Islam (pour une partie de Daech), avec une haine particulière réservée aux chiites.

Bien sûr, aucun changement ne peut être apporté aux textes sacrés puisqu’ils sont "directement dictés par Dieu" et qu’il est interdit d’interpréter sa parole. Leurs références historiques concernent la période dite médinoise quand Mahomet prônait le djihad guerrier par rapport à la période mecquoise du début de sa vie où il s’était montré plus modéré. Les textes écrits durant cette période ont été abrogés par des hadiths qui interdisent donc théologiquement d’y faire référence.

Dans les faits, les salafistes-djihadistes ont, depuis les printemps arabes de 2011 (qui les ont surpris comme les autres observateurs) décidé de recentrer leur combat sur le monde musulman profitant du chaos créé pour étendre leur influence. Suite aux révolutions qui sont parvenues à faire en quelques mois ce qu’Al-Qaida n’était pas parvenu à faire en vingt ans de djihad, les responsables salafistes-djihadistes pensent que les régimes musulmans actuellement en place s’effondreront s’ils ne bénéficient plus du soutien occidental.

Pour se rendre populaire auprès des populations locales, surtout dans les pays faisant partie des "zones grises", ils remplacent les États affaiblis dans les missions régaliennes qui sont les leurs : assurer la sécurité civile, rendre la justice, apporter une aide en matière de santé et d’éducation (forcément islamique), etc. En plus, ils répondent à une soif d’absolu qui trouve sa traduction dans la rédemption par le martyre. Cette manière de procéder est la même que celle utilisée dans le passé par les Frères musulmans. D’ailleurs, les salafistes-djihadistes, comme les taliban, respectent comme eux l’enseignement de l'Égyptien Sayyid Qutb (1906 - 1966) qui prônait le "Djihad de l’épée" (Jihad bi saif).

Pour Daech, les attentats commis en Occident à partir de 2015 n’avaient pas pour objectif de "conquérir les cœurs et les esprits" des populations mais - sous leur pression - de dissuader les gouvernements ennemis de venir porter le fer sur le front syro-irakien. En effet, le "califat islamique" constituait le noyau indispensable à la reconquête progressive du monde musulman. Le résultat a été l’inverse : une coalition emmenée par les États-Unis auxquels de nombreux pays, dont la France et la Grande-Bretagne, se sont joints a été dépêchée pour combattre Daech directement en son sein. Fort logiquement, ce mouvement a fini par perdre les territoires qu’il avait placés sous sa coupe.

La création du "califat" a provoqué la fureur de l'émir d'Al-Qaida "canal historique", Ayman al-Zawahiri. En effet, ce dernier savait pertinemment qu’il s’agissait d’une erreur stratégique fondamentale. L’expérience lui avait appris que les attentats du 11 septembre 2001 et l’existence même de l’Émirat Islamique d’Afghanistan qui accueillait le noyau de la nébuleuse, avaient provoqué le lancement de la "guerre contre le terrorisme". Résultat : les taliban avaient été rapidement chassés du pouvoir à Kaboul et Al-Qaida avait explosé entre le Pakistan et l’Iran. Il a fallu des années à Al-Qaida pour se reconstruire même si son chef, Oussama Ben Laden a été neutralisé en 2011 par les Seals américains.

Les deux mouvements - toujours concurrents même s’il peut avoir quelques initiatives de coopération ponctuelles sur le terrain, particulièrement au Sahel -, ont maintenant une même stratégie : unifier la communauté des croyants - la Oumma - sous leur bannière en profitant de l’état d’esprit révolutionnaire des populations sunnites de par le monde. Il ne faut pas se voiler la face, cette révolte a pour cause plusieurs facteurs qui sont la supposée dominance des pays occidentaux, la corruption des gouvernants locaux et l’impression que les musulmans sont systématiquement humiliés. Globalement, la rue arabe est très majoritairement adepte des théories conspirationnistes malheureusement alimentées par quelques intellectuels occidentaux en mal de notoriété.

Le combat se tient donc d’abord presque exclusivement sur les terres d’Islam - dar al Islam - (la "maison de l’Islam"). Pour justifier et galvaniser les troupes, il est continuellement fait référence à l’exemple du Prophète et aux écrits sacrés ce qui rend la lecture des communiqués particulière pénible pour les "non initiés" comme c’était déjà un peu le cas avec les terroristes marxistes-léninistes des années 1970 - 1980. Pour l’instant, cette guerre n’est pas unifiée même si Al-Qaida "canal historique" a développé des mouvements franchisés et Daech des "provinces" extérieures.

À savoir que les émirs locaux jouissent de la plus totale liberté de choisir leurs actions, leurs objectifs et la manière de procéder. Parfois, ils peuvent bénéficier d’une aide financière ou technique (comme la formation et l’entraînement de certains spécialistes) du mouvement dont ils dépendent.

Surtout, c’est la direction de ces mouvements qui peut mettre en valeur au niveau international l’action des activistes sur le terrain en leur faisant une large publicité à travers les différents "organes de presse et de communication" qu’ils ont développé même si quelques entités locales ont leurs propres organismes dédiés à la propagande.

Ce n’est que lorsque la Oumma aura été réunie sous la bannière d’un des deux mouvements salafistes-djihadistes qu’il sera temps de conquérir les terres impies - dar al harb-, ("la maison de la guerre"). Pour cela, les salafistes-djihadistes ont un atout : ils savent que le djihad s’étendra sur des générations. Par contre, la majorité des pays faisant partie du "dar al harb" ont des politiques à courte vue qui se contentent de victoires ponctuelles sans s’attaquer à la racine du mal : l’idéologie.

Pour l’instant, Al-Qaida "canal historique" et Daech restent des concurrents

Daech, rappelons le une fois de plus, n’est que la branche dissidente de la franchise irakienne d’Al-Qaida "canal historique". La sécession n’a eu lieu que parce que son chef, Abou Bakr al-Baghdadi, a rompu l’allégeance qui le liait à al-Zawahiri et a remis en question sa légitimité.

Sur le plan doctrinal, si Zawahiri est le chef politique et militaire d’Al-Qaida, il dépend pour le domaine religieux du chef des taliban afghans, Haibatullah Akhundzada,comme Ben Laden dépendait du mollah Omar avant sa mort en 2013. Il est vrai que les deux émirs d’Al-Qaida n’étaient pas des savants de la foi n’ayant pas suivi les études religieuses appropriées. Par contre, c’est bien de cas d’Abou Bakr al Baghdadi (de son vrai nom Ibrahim Awad Ibrahim Ali al-Badri) qui a obtenu une maîtrise puis un doctorat à l’Université des sciences islamiques d’Adhamiyah à Bagdad. Il cumule sur sa personne les responsabilités religieuse, politique et militaire et demande à tous les musulmans de lui faire allégeance. S’ils refusent, ils sont alors considérés comme des traîtres à l’Islam qui ne méritent qu’un seul châtiment, la mort. On ne peut être que pour ou contre lui. C’est là aussi une des différences fondamentales avec Zawahiri qui tolère les autres mouvements (même ceux qui ne lui ont pas fait allégeance) dans la mesure où ils vont dans la même direction. Il espère qu’avec le temps ils vont se fédérer pour enfin dominer le monde musulman.

Ils diffèrent également sur la manière dont doivent être traités les musulmans. Al-Qaida souhaite éviter au maximum les pertes collatérales alors que Daech n’en n’a cure. Même au sein de cette organisation, deux grandes tendances se dessinent concernant le fait de savoir s’il faut punir ceux qui sont "ignorants" de la vraie foi (le salafisme-djihadisme) ou s’il convient seulement de les convaincre. 

En plus d’être extrêmement patients et résilients, les salafistes-djihadistes sont dotés d’un véritable don d’adaptation à l’évolution de la situation de manière à l’exploiter au maximum. L’accueil favorable rencontré par les djihadistes au sein des populations sunnites - même quand ces derniers sont pourchassés comme les activistes de Daech en Syrie et en Irak - en dit long sur leurs capacités à en convaincre d’autres. Alors, non, la guerre contre ces deux mouvements terroristes n’est pas gagnée. Ils continuent à prospérer en terre musulmane et à placer leurs pions en terres impies en vue de soulèvements à venir. Le relatif calme actuel en Occident est trompeur. D'ailleurs, selon l'observatoire du Moyen Orient, le MEMRI, un nouveau groupe francophone qui se nomme "l'éveil" a diffusé le 2 janvier une vidéo affirmant que : "d’ici peu, le monde va connaître une nouvelle puissance mondiale et tout le monde devra alors choisir son camp. Celui qui mettra fin à l’Antéchrist ou celui qui se joindra à lui, car il n’y aura pas de troisième camp… Ô musulmans du monde entier, patientez, patientez ! Car certes, la promesse d’Allah est vérité. La victoire est proche, c’est maintenant qu’il faut œuvrer".

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !