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Non, la sérotonine ne mène pas au bonheur (et aucune autre substance non plus)
©EDUARDO MUNOZ ALVAREZ / AFP

Désolé Michel

La sérotonine, l'"hormone du bonheur", est au coeur du nouveau roman de Michel Houellebecq. Les antidépresseurs sont-il la solution miracle pour retrouver goût à la vie ?

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses recherches portent essentiellement sur l'attention, la douleur, et dernièrement, la différence des sexes.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques. En 2018, il a publié le livre L'amour à l'épreuve du temps (Albin-Michel).

 

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Atlantico : Dans son ouvrage Sérotonine, Michel Houellebecq raconte qu'il dompte son mal de vivre et sa dépression grâce à un antidépresseur qui permet de sécréter de la sérotonine, rebaptisée "hormone du bonheur". Les antidépresseurs sont-ils une solution miracle ou participent-ils d'une intox sur leurs effets réels ?

Jean-Paul Mialet : Votre question qui rapproche mal de vivre et dépression nous place d’emblée au cœur du sujet : le mal de vivre, qui est une souffrance existentielle, n’est pas la dépression, qui est une maladie. On a trop tendance à confondre les deux. Le bonheur peut faire rêver ceux qui souffrent d’un mal de vivre. Mais dans la dépression, il n’est pas question de bonheur : il est plutôt question d’échapper à une douleur morale intense – une douleur si pénible à vivre que le suicide apparaît parfois comme le seul remède. La dépression est un univers sombre dans lequel plus aucune des couleurs de la vie ne parvient à pénétrer. Le déprimé est à ce point prisonnier de son monde noir qu’il s’y croit plongé pour toujours et se montre incapable de concevoir une autre forme de perception de l’existence. Alors le bonheur… c’est une notion qui est à des années lumières de son horizon. Et lorsqu’on traite un déprimé, on ne vise pas à lui apporter le bonheur, mais à le remettre sur ses rails : c’est-à-dire à lui redonner la faculté de vivre tel qu’il était – avec la tristesse ou la gaieté qui lui est coutumière selon son tempérament et le contexte du moment. Il n’y a donc pas d’antidépresseur qui dompte un « mal de vivre » et donne du bonheur ; il y a des traitements antidépresseurs qui soignent la maladie dépressive et permettent au patient de retrouver sa relation habituelle à l’existence (j’insiste sur « sa » car il n’y a bien entendu pas une relation « juste », toutes sont subjectives ; le psychiatre n’a pas la prétention de corriger une façon de voir avec son traitement, mais de redresser une vision déformée par le mal. Autrement dit, ceux qui sont joyeux de nature redeviendront joyeux lorsque la dépression aura été soignée et ceux qui sont malheureux, malheureux - mais non plus déprimés).

Vous voyez donc qu’on ne saurait considérer les antidépresseurs comme les médicaments du bonheur, car la dépression n’est pas une maladie du bonheur. Venons en maintenant à la Sérotonine, devenue « l’hormone du bonheur » par un raccourci doublement faux puisque, en outre, les antidépresseurs ne se bornent pas à agir sur la sérotonine, qui n’est pas seule en cause. Pour mieux comprendre cette confusion, il nous faut faire un retour en arrière et revenir sur l’historique de ces traitements.

La dépression est un mal connu depuis longtemps et à laquelle on a attribué des origines diverses avant d’en reconnaître depuis la deuxième moitié du siècle dernier la nature essentiellement biologique (même si le contexte qui la fait naître peut comporter des facteurs psychologiques, sociologiques, etc.) L’efficacité des premiers antidépresseurs a convaincu ceux qui avaient encore des doutes et elle a mis un terme aux débats psychanalytiques sur la question. Or comment ont été trouvés les premiers antidépresseurs ? Par hasard, comme d’habitude. On a observé que des traitements antituberculeux  faisaient disparaître la dépression chez certains patients atteints de tuberculose.  Comment pouvaient donc agir ces traitements ? En se penchant sur le fonctionnement cérébral, il est apparu que leur action provenait d’un effet sur la transmission chimique de l’influx nerveux. Expliquons nous. A l’intérieur du cerveau, les cellules nerveuses – les neurones – communiquent entre elles en secrétant des substances chimiques ; ces substances sont relâchées lorsque l’influx nerveux a fait son chemin à l’intérieur de la cellule et elles permettent la propagation de l’influx d’une cellule à l’autre. Dans le réseau que forment les neurones, chaque cellule est séparée des autres par une fente que l’on appelle synapse, et c’est la libération dans la fente synaptique de cet intermédiaire chimique, dit neuromédiateur,  qui active la cellule suivante. La dépression apparaissant ainsi comme un mal dû à un dysfonctionnement des neuromédiateurs cérébraux, on s’est attaché à mettre au point des traitements ciblés sur ceux-ci. Une première série de molécules, dans les années 60,  s’est montrée d’une efficacité convaincante : c’était une révolution dans le traitement des dépressions ; mais elles étaient mal tolérées. Or elles  agissaient simultanément sur trois neuromédiateurs. Dans les années 80, on s’est donc orienté vers des traitements agissant sur un seul de ces neuromédiateurs: la sérotonine, avec l’espoir d’éviter les inconvénients des premiers traitements. Objectif atteint : ces nouveaux antidépresseurs sérotoninergiques étaient de fait beaucoup plus faciles à supporter. Et ils pouvaient  de plus agir dans certains cas très rapidement, à l’inverse des premiers traitements dont les effets ne se faisaient sentir qu’après 3 semaines. On a assisté ainsi à  des résultats parfois spectaculaires. Le célèbre Prozac, notamment, a permis à certains déprimés d’émerger de leur mal du jour au lendemain et sans désagrément.  Dés lors, une simplification abusive a fait de la dépression une  question de sérotonine et de la sérotonine l’hormone du bonheur. Or on sait aujourd’hui combien la dépression met en jeu un équilibre complexe auquel ne participe pas qu’un seul neuromédiateur. Les derniers antidépresseurs en date agissent d’ailleurs simultanément sur plusieurs cibles, comme ceux de la première génération. 

Il suffirait donc d'ingérer une bonne dose de neurotransmetteur pour être heureux. Mais d'où vient la sérotonine, quel effet a-t-elle sur notre bien-être et suffit-elle à atteindre ce nirvana auquel semblent croire certains ? 

Je crois avoir répondu à cette question dans les propos qui précèdent : la dépression est certes une maladie malheureuse, mais elle n’est pas le malheur qu’un traitement inverserait en bonheur ! Toutefois, votre insistance est l’occasion de dénoncer cet état d’esprit qui forge les mythes d’aujourd‘hui. Chacun, au fond, souhaiterait échapper au mal être de la condition humaine et même atteindre un bonheur suprême, un Nirvana. Il y avait, autrefois, la religion qui nous rappelait que dans le meilleur des cas, il faudrait attendre le paradis, c’est à dire accepter d’abord de mourir… 

A présent, nous sommes prêts à imaginer que la science pourrait nous apporter le bien être absolu. Le miracle est à portée d’éprouvette ! Il suffit qu’un déprimé un peu célèbre clame que grâce à un traitement, il s’est senti à nouveau bien du jour au lendemain pour que l’on croie que le bonheur peut être délivré sur ordonnance par son pharmacien. Pas de recul critique, surtout pas, car au fond, cette révélation, si elle leurre sur un bonheur prêt à consommer, fait le bonheur des medias dont le public crédule est volontiers acheteur de ce genre de nouvelles… Ni non plus, et c’est plus blâmable, pas de critique de la part de l’industrie de la santé qui se félicite que ses traitements se vendent – même s’ils ne sont pas utilisés à bon escient. 

Il y aurait beaucoup à dire de ce point de vue. Je me souviens avoir été horrifié de découvrir par hasard, au moment où la sortie du Prozac faisait tant de tapage, un article dans un magasine que lisait ma fille, intitulé : « J’ai essayé la pilule du bonheur ». Une journaliste pour ados - certainement pas déprimée - testant un antidépresseur… il y a de quoi se révolter pour un professionnel utilisant ces traitements avec minutie ! Pourquoi le laboratoire responsable de ce produit  n’a-t-il pas immédiatement réagi ? Il doit y avoir une morale immanente, car ce même laboratoire a du faire face quelques temps plus tard à de sérieux procès l’impliquant dans une vague de suicides : c’est le  genre de retour de bâton auquel on s’expose lorsqu’un traitement est prescrit à tort et à travers, sous la pression de la mode.

Les limites de l’assimilation de la sérotonine au bonheur apparaissent d’ailleurs bien là. Si les antidépresseurs sérotoninergiques ont un effet heureux parfois spectaculaire sur certaines dépressions, ils en aggravent d’autres. Et lourdement. Paradoxalement, il m’est arrivé de faire le bonheur de certains patients en leur arrêtant le sérotoninergique qui ne leur convenait pas et multipliait leurs angoisses ! Alors la sérotonine, hormone du bonheur ? En ce cas, point trop n’en faut, semble-t-il...

La médication, via la sérotonine ou toute autre substance, suffit-elle à reléguer nos malheurs au rang de mauvais souvenirs ? 

Répétons que la médication ne fait que reléguer la dépression au rang des mauvais souvenirs, et non le malheur. Et profitons de la question pour mieux faire encore comprendre combien la dépression est un mal complexe produisant un bouleversement profond de l’univers mental : bien souvent, les patients déprimés, une fois traités et guéris, ne conservent pas un souvenir précis de leur état. Ils se rappellent combien cet état était pénible – on m’a souvent dit : « je ne souhaiterais cela à personne, même mon pire ennemi !» - mais ne peuvent pas l’évoquer en détail : c’est certes un mauvais souvenir mais non pas un malheur, plutôt une expérience oppressante  et confuse, dont on retient surtout la tonalité douloureuse. 

Beaucoup de personnes entretiennent l'obsession d'aller mieux, d'être "heureux". Mais rechercher le bonheur va-t-il dans le sens d'aller mieux ? Quid de la satisfaction ? 

Le bonheur est certainement une notion surestimée. Les travaux du prix Nobel déconomie Daniel Kahnemann  démontrent que beaucoup d’entre nous poursuivent avant tout un objectif, celui d’être satisfait, quitte à laisser de côté le bonheur. Comme je l’ai dit récemment ici-même, je partage totalement cette analyse. La satisfaction est le contentement que fait naître la poursuite d’un chemin porteur de sens alors que le bonheur est une émotion éphémère, qui de plus, échappe à ceux qui le désirent trop. On dit que Confucius, interrogé sur le chemin du bonheur, aurait répliqué : « Le bonheur, c’est le chemin ». Réponse réjouissante par son bon sens ! Quoiqu’il en soit le malheur n’est certainement pas lié à un manque de Sérotonine.  En revanche, vouloir tout dans l’instant, vivre dans la frustration d’un bonheur que l’on attend exagérément, c’est sans aucun doute une heureuse manière de faire son malheur…

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