Pourquoi les réactions à l’arrestation d’Eric Drouet sont un très bon indicateur de l’étape atteinte sur le sentier révolutionnaire ouvert par les Gilets jaunes <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
Pourquoi les réactions à l’arrestation d’Eric Drouet sont un très bon indicateur de l’étape atteinte sur le sentier révolutionnaire ouvert par les Gilets jaunes
©BERTRAND GUAY / AFP

Indice de colère

La mise en garde à vue de l’un des leaders des Gilets jaunes est une mesure parfaitement légale et relativement logique en termes de maintien de l’ordre. Mais quand des mesures d’Etat légales et théoriquement justifiées commencent à être largement contestées, c’est en général que la légitimité de l’ordre établi vacille. La question est : à quel point ?

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

Voir la bio »

Atlantico : L'arrestation d'Eric Drouet, ce mercredi 2 janvier, a suscité une double réaction, entre un soutien à la légalité justifiant cette décision, et une remise en cause de sa légitimité. Au delà de ce cas d'espèce, comment mesurer l'étape à laquelle se trouve le mouvement des Gilets jaunes dans la remise en cause de la légitimité de la légalité de "l'ordre établi" ?

Christophe Boutin :  Éric Drouet a été interpellé par les forces de police à Paris, comme d’autres manifestants, pour participation à une manifestation non déclarée. Une cinquantaine de personnes s’étaient en effet réunies place de la Concorde pour déposer symboliquement des bougies en hommages aux morts et aux blessés des « Gilets jaunes ».


Cette interpellation est-elle légale ? Oui. Elle est faite en application de l’article L.211-1 du code de la sécurité intérieure, tel qu’il résulte de l’ordonnance n°2012-351 du 12 mars 2012 : « Sont soumis à l'obligation d'une déclaration préalable tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d'une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique ». Quelles peuvent en être les conséquences ? La personne qui organise une telle manifestation non autorisée, en l’occurrence Éric Drouet, qui avait appelé à la réunion sur Facebook, risque, selon l’article 431-9 du Code pénal, une peine maximale de six mois d’emprisonnement et 7.500 euros d’amende.

 Pourtant, on le sait, deux camps de commentateurs se font face depuis cette arrestation. Jean-Luc Mélenchon a ainsi parlé « d’abus de pouvoir » et dénoncé une « police politique » qui « harcèle » les Gilets jaunes, et notamment l’un des plus fameux d’entre eux, auquel il avait d’ailleurs rendu hommage juste avant en le comparant à son homonyme révolutionnaire, Jean-Baptiste Drouet. Florian Philippot s’est dit lui « très choqué », Marine Le Pen a stigmatisé la « violation systématique des droits politiques » des opposants, comme Nicolas Dupont-Aignan. En face, Gérald Darmanin affirmait lui que « la République, ce n'est pas l'anarchie », quand pour Bruno Le Maire cette arrestation, « ça s’appelle le respect de l’Etat de droit ». « Quand quelqu’un organise une manifestation alors qu’elle n’est pas déclarée – ajoutait le ministre -, c’est qu’il ne respecte pas l’Etat de droit ». Entre les deux, pas grand monde. Laurence Sailliet, porte-parole de LR, considèrait que l’arrestation était justifiée mais qu’elle créait « des tensions supplémentaires à l'aube du grand débat national ». Plus virulent, le président de la région Normandie et président de l’Association des Régions de France, Hervé Morin, y voyait la preuve de « l’amateurisme » d’un gouvernement qui se caractériserait par son « arrogance » et son « mépris ».


 Pour saisir le fondement des critiques émises, écartons celles qui ne viseraient qu’à l’instrumentalisation politicienne de l’affaire, qui existent sans doute, mais auxquelles on ne saurait tout résumer. On se rendra compte alors que ce qui choque dans cette arrestation, ce n’est pas qu’elle ait pu être commise. On aurait pu, pourtant, s’interroger sur le texte appliqué et son caractère pour le moins flou (« toutes manifestations sur la voie publique »), le trouver par trop attentatoire aux libertés. Mais ce n’est pas le cas. Personne en fait ne conteste la légalité de l’arrestation. Ce qui est contesté, c’est sa légitimité. Mais sur quelles bases ? Écartons ici une seconde série de critiques, celles portant sur le moment choisi pour procéder, des critiques qui ne remettent pas en cause la légitimité même de l’interpellation. On se rendra compte alors que ne restent que des critiques portant sur l’aspect disproportionné de l’interpellation. Mais disproportionné par rapport à quoi ?


 Non pas par rapport au fait que Drouet voulait juste poser de jolies bougies, car si la symbolique peut jouer, le but de la manifestation est de peu d’effet sur sa légalité ou sa légitimité. Non, ce qui choque et rend illégitime aux yeux de nombre de Français cette arrestation ressort en fait de manière évidente du dialogue entre Gérald Darmanin et Nicolas Dupont-Aignan. Le premier« trouve tout à fait normal que la police puisse arrêter les gens qui commettent des actes délictueux », et ajoute : « Il est normal que quand on ne respecte pas la loi républicaine, on en paie les conséquences ». Mais le second a beau jeu de lui répondre : « Le pouvoir sous Macron et Castaner est sévère envers ses opposants politiques mais laxiste envers les racailles, les fichés S, les violeurs... assez de ce deux poids deux mesures ! »


 Et en effet, c’est de l’application déséquilibrée d’une même contrainte légale que naît ici un sentiment d’illégitimité, sinon de la norme, au moins du pouvoir chargé de l’appliquer, et par voie de conséquence un refus d’obéissance ou un soutien à ceux qui osent ce refus. Une application déséquilibrée qui résulte, soit, de l’application inégale de la norme, une même sanction n’étant pas appliquée à des comportements identiques, soit de son application inéquitable, quand on se refuse, en appliquant cette fois une nécessaire réponse différenciée, à tenir compte de contextes différents.


 Or ce monde du « deux poids deux mesures » comme le dit Dupont-Aignan est bien celui dans lequel ont le sentiment de vivre les Français. Deux poids deux mesures dans les sanctions des violations de l’ordre républicain d’abord, face aux contrôles ou face aux juges. Mais deux poids deux mesures aussi quand le mode de scrutin déséquilibre de manière caricaturale la représentation nationale. Deux poids deux mesures quand les politiques de discriminations positives mettent à mal un élitisme républicain qui ne fait fond que sur les « capacités », les « vertus » et les « talents » (art. 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen). Et deux poids deux mesures, bien sur, en termes de fiscalité, directe ou indirecte.


 Ce « deux poids deux mesures » a un autre nom : l’arbitraire. Lorsque, selon le bon vouloir du titulaire du pouvoir, la norme censée être valable pour tous peut, ou pas, être appliquée, lorsque la sanction qui condamne sa violation peut, ou pas, intervenir, ce fameux « État de droit » si cher à Bruno Lemaire n’est plus que le cache sexe, sinon du despotisme, au moins d’un régime dont les décisions ne seront rapidement plus considérés comme légitimes, quand bien même seraient-elles toujours légales. Et certains, retrouvant alors la formule de Robert Aron : « Quand l’ordre n’est plus dans l’ordre, il est dans la révolution », peuvent être tentés par une révolution dont ils auront certes conscience qu’elle est illégale (mais « le moyen de faire une révolution sans sortir de l’ordre légal est encore à trouver » écrira de Brumaire Lucien Bonaparte), mais qui leur semblera moins illégitime qu’un pouvoir arbitraire.

Dans le cas ou cette remise en cause venait à se renforcer et se diriger vers un véritable "dérapage", jusqu’où Emmanuel Macron pourrait-il se permettre de répondre dans le respect de nos institutions et de notre système politique ?

 Emmanuel Macron a à sa disposition tous les instruments légaux pour défendre un pouvoir qui lui a été confié de manière pleinement constitutionnelle. Seule sa destitution prononcée par le Parlement constitué en Haute Cour, pour « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat » (art. 68), est constitutionnellement susceptible de conduire à sa destitution. En l’absence d’une telle procédure, il reste le Président de la République que les Français ont choisi pour cinq ans en 2017, avec tous les pouvoirs qui sont les siens, jusqu’à y compris, si besoin était, les pouvoirs exceptionnels de l’article 16.


 La seule chose qui pourrait tempérer ses actions serait une fronde des services publics favorisant un mouvement sinon insurrectionnel, au moins de protestation, avec par exemple des policiers qui se montreraient moins zélés dans la mise en œuvre des mesures répressives ou des juges qui seraient plus laxistes dans l’interprétation des textes. Ce ne serait pas la première fois que des administrations saboteraient des politiques, mais il serait permis de le regretter une fois encore, car en démocratie la légitimité naît d’un suffrage qui ne concerne pas nos bureaux et devant lequel eux-mêmes devraient plier.


 Voilà pour la légalité de l’action macronienne. Reste sa légitimité ou sa légitimation, qui ne peut passer que par l’élargissement de sa base de soutien actuelle. Pour éviter les « dérapages » contre son pouvoir, ou en limiter les effets, Emmanuel Macron et ses partisans devront d’abord battre le rappel de tous les membres de ce « parti de l’Ordre » qui a toujours eu ses représentants en France, des Versaillais de 1871 à l’Ordre moral de l’État français. On connaît sa principale préoccupation, l’atteinte à ses biens, comme aussi la servilité avec laquelle il se presse derrière tout pouvoir qui prétend les préserver dès qu’il sent monter la peur. Mais la légitimation pourra passer aussi par l’usage de procédures de concertation utilisées à bon escient – le « grand débat national » -, visant à flatter les « raisonnables » prêts aux accommodements comme étant la « sanior pars » de notre belle nation.


Quels sont les risques de plus long terme d'une telle situation ?

 Le risque est que cette tentative de relégimation du pouvoir ne parvienne pas à son but, et que la distinction faite dans l’esprit des Français entre légalité et légitimité persiste, voire s’aggrave. C’est le risque de voir à terme une grande partie de la population qui n’obéirait plus qu’à la force, ne se sentant plus tenue d’obéir à un pouvoir qu’elle ne considèrerait plus comme légitime. Comme il y a un consentement à l’impôt il y a un consentement à la norme ; l’un et l’autre disparaîtraient.


 De Benjamin Constant dans De l’esprit de conquête et de l’usurpation à Guglielmo Ferrero dans Pouvoirs, nombreux sont les auteurs qui ont expliqué combien un pouvoir que Ferrero qualifie de « pseudo-légitime » est dangereux pour les libertés publiques. Un pouvoir qui sait que les citoyens ne croient plus en lui se sent menacé ; parce qu’il se sent menacé, il réprime plus sévèrement ; et parce qu’il réprime ainsi il perd plus encore la confiance des citoyens qui doutaient, sans pourtant en fidéliser d’autres. « Dans le temps même que quelque chose s'opère par l'arbitraire – écrivait Benjamin Constant -, on sent que l'arbitraire peut détruire son ouvrage, et que tout avantage qu'on doit à cette cause est un avantage illusoire, car il attaque ce qui est la base de tout avantage : la durée. L'idée d'illégalité, d'instabilité, accompagne nécessairement tout ce qui se fait ainsi. (...) Il en résulte un nouvel inconvénient : c'est qu'on cherche à remédier à l'incertitude par la violence. On s'efforce d'aller si loin qu'il ne soit plus possible de rétrograder. » Voilà sans doute les plus grands risques du conflit actuel. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !