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Et maintenant la Chine vend ses méthodes de censure à l'étranger : ce qui se profile pour un monde où les démocraties libérales ont perdu le monopole du soft power
©Decloquement

A l'horizon

Les gouvernements du monde entier intensifient l'utilisation d'outils en ligne pour réprimer la dissidence et resserrer leur emprise, révèle une étude réalisée par un organisme de surveillance des droits de l'homme très proche des intérêts américains. Et la Chine semble bien être au cœur de ce processus.

Franck DeCloquement

Franck DeCloquement

Ancien de l’Ecole de Guerre Economique (EGE), Franck DeCloquement est expert-praticien en intelligence économique et stratégique (IES), et membre du conseil scientifique de l’Institut d’Études de Géopolitique Appliquée - EGA. Il intervient comme conseil en appui aux directions d'entreprises implantées en France et à l'international, dans des environnements concurrentiels et complexes. Membre du CEPS, de la CyberTaskforce et du Cercle K2, il est aussi spécialiste des problématiques ayant trait à l'impact des nouvelles technologies et du cyber, sur les écosystèmes économique et sociaux. Mais également, sur la prégnance des conflits géoéconomiques et des ingérences extérieures déstabilisantes sur les Etats européens. Professeur à l'IRIS (l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques), il y enseigne l'intelligence économique, les stratégies d’influence, ainsi que l'impact des ingérences malveillantes et des actions d’espionnage dans la sphère économique. Il enseigne également à l'IHEMI (L'institut des Hautes Etudes du Ministère de l'Intérieur) et à l'IHEDN (Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale), les actions d'influence et de contre-ingérence, les stratégies d'attaques subversives adverses contre les entreprises, au sein des prestigieux cycles de formation en Intelligence Stratégique de ces deux instituts. Il a également enseigné la Géopolitique des Médias et de l'internet à l’IFP (Institut Française de Presse) de l’université Paris 2 Panthéon-Assas, pour le Master recherche « Médias et Mondialisation ». Franck DeCloquement est le coauteur du « Petit traité d’attaques subversives contre les entreprises - Théorie et pratique de la contre ingérence économique », paru chez CHIRON. Egalement l'auteur du chapitre cinq sur « la protection de l'information en ligne » du « Manuel d'intelligence économique » paru en 2020 aux Presses Universitaires de France (PUF).

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Atlantico : Selon un rapport de Freedom House intitulé « Freedom on the Net », la Chine organiserait des séminaires pour enseigner à d'autres pays comment contenir les oppositions sur internet, et ainsi limiter la liberté d'expression. Concrètement qu'est-ce que cela révèle du développement technologique et du « Soft Power » chinois ?

Franck DeCloquement : Le rapport de « Freedom House » que vous mentionnez indique en effet que de très nombreux gouvernements à travers le monde intensifient l'utilisation d'outils en ligne, dans le but de réprimer les dissidences intérieures. En ligne de mire prioritaire, les responsables chinois qui organiseraient des séminaires de formation sur le contrôle de l'information. Fournissant à l’envi, selon ce même rapport, équipements et méthodologies de surveillance à un certain nombre de gouvernements étrangers. Face aux velléités américaines très offensives sur le plan mondial, et dans une logique d’alliances commerciales renforcées avec leurs alliés, cela peut parfaitement s’entendre sur le plan stratégique. L’inexorable ascension stratégique de la Chine, et plus largement le retour des grandes stratégies de puissance nationale de la part des Etats-continents non occidentaux, indiquent que le XXIe siècle sera le retour de l’Asie à la première place dans l’économie mondiale.

Notons que ce rapport n’est lui-même pas exempt d’arrières pensées stratégiques américaines en termes d’influence et de Soft Power. Et à ce titre, rappelons au passage – et pour la bonne forme – que « Freedom House » est une organisation américaine fondée en 1941, dite aussi : « non gouvernementale ». Une « ONG » en somme, qui mène des recherches et des plaidoyers en faveur de la démocratie dans le monde, la liberté politique, les droits de l'homme et la liberté d’expression. Mais de très nombreuses critiques pointent cependant le fait que ses objectifs affichés de défense des droits de l'homme sont en réalité biaisés en faveur des intérêts américains. Une rapide veille sur le net le laisse entrevoir : « Freedom House » qui était financée à 66% par des subventions du gouvernement des États-Unis d’Amérique en 2006, l’est depuis à hauteur de 86% pour l’année 2016. Sa dépendance financière vis-à-vis des États-Unis est de l’Agence américaine pour le développement international (USAID) est donc très forte, et a d’ailleurs été reconnue comme un sérieux problème au sein même de l’organisation. Problème depuis accepté par tous en interne… comme un « mal nécessaire ».

À ce titre, le Financial Times avait également rapporté en 2006 dans ses propres colonnes que « Freedom House » avait en outre reçu un financement du département d'État pour ses « activités clandestines » en Iran. Selon le même Financial Times : « des universitaires, des militants et des personnes impliquées dans le commerce croissant de la liberté et de la démocratie aux États-Unis sont alarmés par le fait que de telles activités semi-secrètes risquent de nuire au travail public et transparent des autres organisations présentes, et agissants à l'intérieur de l’Iran. » Malgré les dénégations officielles, beaucoup de spécialistes des relations internationales s’accordent à dire que « l’Agency for International Development » des États-Unis (USAID) est en réalité une branche officieuse de la CIA. Autrement dit, l’une des composantes essentielles du Soft Power Américain…

Ceci étant dit, l’ingéniosité des méthodes offensives chinoises n’est plus à démontrer et s’égrène chaque semaine dans les colonnes des magazines d’actualité de la presse internationale. Avec toutefois un pique notable d’intensité dans les médias européens ces derniers mois. En cause, les rivalités économiques et stratégiques entre l’administration Trump et le régime Chinois qui s’intensifient graduellement, mais surement... Rappelons aussi pour mémoire le fameux « crédit social » Chinois, et les listes noires que cela implique – ou impliquera tôt ou tard – au détriment des populations intérieures visées. A ce titre, le Daily Mail Online cite également les travaux des chercheurs de l’ONG américaine qui nous révèlent que des responsables chinois ont en outre organisé des « sessions de formation » sur le contrôle des informations, avec 36 des 65 pays évalués dans le rapport de « Freedom House ». Ceux-ci auraient en outre fourni dans la foulée des équipements de télécommunication et de surveillance améliorés, à un certain nombre de gouvernements étrangers demandeurs.

L'Inde serait quant à elle en tête de peloton en ce qui concerne le nombre de fermetures de site internet, avec – jusqu’à présent – plus de 100 incidents signalés en 2018. Mais les autorités du pays ont affirmé pour couper court à la polémique naissante, que ces mesures étaient nécessaires afin de mettre un terme à la désinformation galopante dans le pays, et aux nombreuses incitations et appels à la violence. Le rapport constate également que de très nombreux gouvernements dans le monde, y compris l'Arabie saoudite, ont recours à des « armées de trolls » comme autant d’outils de « diplomatie autoritaire », afin de manipuler les médias sociaux et, dans de très nombreux cas, de noyer les voix de leurs dissidents … Les émules de la Chine sont donc nombreux à ce titre. Notons également que la Chine, comme la Russie d’ailleurs, donne un exemple accompli de national-capitalisme où l’Etat dominé par les oligarchies politico-économiques, demeure la force organisatrice du développement. La Chine semble utiliser ses grandes entreprises de technologie impliquées dans l'infrastructure de télécommunication pour étendre sa domination, et gagner un avantage en surveillance, selon l’ONG « Freedom House ».

Atlantico : Est-ce que cela démontre un changement de paradigme concernant l'exportation du « Soft Power » ? Est-ce que l'American Way of Life a – ou est en passe de – céder sa place sur la scène internationale à la « China Way of Life » ? Au moins concernant l'usage offensif du cyberspace ?

Face aux Etats Unis, la Chine n’est évidemment pas en reste dans l’Art de la guerre « hors limites », et le registre des actions d’influence subversive. Et ceci, compte tenu des trois couches qui constituent aujourd’hui schématiquement la géographie du « cyberspace » : la couche physique ou matérielle (infrastructures logistique, hardware), la couche applicative (logicielle, langage, protocole TCP/IP, adressage, etc.), et la couche sémantique ou psycho-cognitive (autrement-dit l’ensemble des messages qui passent par l’internet). Et de ce point de vue, elle monte progressivement en puissance en avançant ses pions très intelligemment et graduellement. « Chemin faisant » pourrions-nous dire. Bénéficiant d’un régime autoritaire stable, elle agit pour ce faire sur le temps long et assume parfaitement ses ambitions de puissance sur la durée. Se fixe des objectifs stratégiques atteignables compte tenu de sa connaissance intimes des rouages psychologiques de l’adversaire. Elle dégage en conséquence les ressources adéquates pour les mener à bien. « Quand deux pays se font la guerre, quand deux armées s’entretuent, est-il nécessaire d’employer des moyens spéciaux pour mener une guerre psychologique à l’encontre des membres de la famille des soldats ennemis installés loin à l’arrière ? […] Pour exercer une influence sur le gouvernement ou le parlement d’un pays étranger, peut-on créer des fonds spéciaux afin de circonvenir des groupes de pression ? Peut-on enfin utiliser la méthode consistant à racheter ou à contrôler le capital de journaux, de chaînes de télévision d’un autre pays pour en faire les outils d’une guerre médiatique contre ce pays ? ». C’est ce que la « Guerre hors limites » tente d’apporter comme éléments de réponse, en s’appuyant justement sur la culture stratégique chinoise.

La « Guerre hors limites » est aussi le titre d’un ouvrage exceptionnel est d’un document précieux pour comprendre les nouveaux moyens stratégiques à disposition, et l’Art de les employer d’un point de vu Chinois. Il a été publié en Chine dès l’année 1999. Celui-ci avait été rédigé par deux colonels de l’armée de l’air Chinoise, Qiao Liang et Wang Xiangsui, qui nous livrent ici un document rare d’intelligence en matière de réflexion stratégique. Des écrits et des réflexions faisant échos à votre question, illustrant à la perfection la perception et la doctrine stratégique chinoise en matière d’actions psychologique et de « Soft Power ».

Comme le rappelait il y a quatorze ans déjà le site Infoguerre.fr, ces deux officiers chinois reviennent dans un premier temps sur les conséquences stratégiques des opérations militaires menées lors de la première guerre du Golfe de 1991 par les américains. Ils les comparent aux principes stratégiques du passé, des guerres de l’époque des Printemps et des Automnes (VIIIème-Vème siècle avant J.-C.), aux campagnes napoléoniennes. En étudiant l’évolution de la guerre au cours des siècles, les auteurs constatent alors que les agressions ne revêtent plus uniquement un aspect militaire. Ces actes hostiles investissent de nouveaux domaines (financiers, informationnelles, écologiques, sociétaux, etc.) qui sortent de la sphère classique de la guerre, d’où le titre : « hors limites ». Les deux auteurs expliquent cette diffusion de la guerre dans tous les pans de la société par cette volonté de remplacer la « guerre sanglante » par la « guerre non sanglante ». Le monde entier s’est ainsi vu transformé en champ de bataille au sens large : « Aujourd’hui, […] le terrain de la guerre a dépassé les domaine terrestre, maritime, aérien, spatial et électronique pour s’étendre aux domaines de la sécurité, de la politique, de l’économie, de la diplomatie, de la culture et même de la psychologie… ». Et à ce titre : « il n’existe plus de domaine qui ne puisse servir la guerre et il n’existe presque plus de domaines qui ne présentent l’aspect offensif de la guerre. »

L’étude des batailles passées les mène ensuite à mettre en lumière l’utilisation de la combinaison des attaques latérales à celles frontales lors des victoires. Ils finissent alors par conclure que la combinaison des « attaques latérales-frontales », ainsi que l’utilisation des différents échiquiers de la société, permettra d’atteindre les objectifs fixés dans les guerres du futur. Selon eux, la définition de la guerre nouvelle serait une « guerre combinée hors limites sur le mode latéral-frontal. »

Les deux auteurs de cette œuvre insistant fort à propos sur le fait que : « Les stratèges du futur seront ceux qui sauront au mieux étudier, maîtriser et combiner les différents domaines à disposition ». « Le champ de bataille de la guerre hors limites n’est pas le même que par le passé puisqu’il comprend tous les espaces naturels, l’espace social et l’espace en pleine croissance de la technologie, tel l’espace nanométrique. Désormais ces différents espaces s’interpénètrent. »

Dès sa publication, l’ouvrage a été interprété en Occident comme un essai particulièrement intelligent, prônant l’utilisation de tous les moyens, « militaires » et « non militaires », par les pays en voie de développement, en cas de conflit contre les Etats-Unis d’Amérique et leur armement de haute technologie. Et ce faisant : « Si nous voulons nous assurer la victoire dans les guerres à venir […] nous devons mener une guerre affectant tous les domaines de la vie du pays concerné sans que l’action militaire en soit l’élément dominant. […] Dans les guerres du futur, les moyens militaires ne seront qu’un choix parmi d’autres. » Enfin les auteurs en profitent pour comparer les approches différentes de la culture de guerre des Etats-Unis et de la Chine. « La Guerre hors limites » est sans conteste un ouvrage précurseur, et même visionnaire dans son approche des « guerres à venir ». On le voit ici, ce livre phare évoquait déjà très ouvertement les mécanismes du « soft power », de la « guerre économique et de l’information », et range sans état d’âme les spéculateurs financiers modernes de tous ordres et les pirates informatiques de tous poils, comme autant d’acteurs de premier plan dans l’ordre des guerres et des conflits du futur. L’affaire n’est donc pas récente, loin s’en faut.

A l'ère du numérique, n'est-ce pas la preuve qu'il est plus aisé d'exporter son modèle par rapport aux régimes démocratiques en perte de vitesse, lorsque l'on est un régime autocratique ? Est-ce que l’arme numérique, longtemps synonyme d'espérance pour les démocraties occidentales (notamment au moment des printemps arabes), n'est pas en train de devenir l'antithèse de ce pourquoi elle a été créé à la base ?

L’étude annuelle de « Freedom House » sur 65 pays y répond partiellement. Elle nous révèle entre autre chose que la liberté mondiale d’Internet a diminué pour la huitième année consécutive en 2018. Et cet affaissement relatif constitue une très mauvaise nouvelle et une menace patente pour « l'internet ouvert », puisqu’il compromet les perspectives d'advenue d’une plus grande démocratie dans le monde, selon la direction de l’ONG. Le rapport « Freedom on the Net 2018 » révèle également que la propagande et la désinformation en ligne empoisonnent de plus en plus l'espace numérique mondial, alors que dans le même temps, la collecte effrénée de données à caractère personnel ne cesse de s’accentuer. Portant ainsi gravement atteinte à la vie privée des internautes. « Les démocraties luttent à l'ère numérique, alors que la Chine exporte son modèle de censure et de surveillance pour contrôler les informations, à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de ses frontières », a déclaré à cet effet Michael Abramowitz, président de l’ONG « Freedom House ». De son côté, le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères Lu Kang, lui a rétorqué lors d'une conférence de presse tenue jeudi dernier à Beijing, que les accusations lancées par « Freedom House » sont « sans fondement, peu professionnelles, irresponsables et ont des arrière-pensées […] Le cyberespace est complexe », a-t-il ajouté, et exige que « la communauté mondiale, y compris les gouvernements, les entreprises, les groupes de réflexion et les médias, adoptent une attitude constructive pour le maintenir ».

Selon « Freedom House », l'une des plus grandes menaces réside dans les efforts de la Chine pour reconstruire le monde numérique à son image qualifiée de « techno-dystopique » par les rédacteurs du rapport 2018… En d’autres termes, renforçant la surveillance ou en affaiblissant la protection contre le cryptage, dans l’unique but d’augmenter son emprise sur ses citoyens, à des fins évidentes de contrôle social et policier des populations dissidentes. Des entreprises telles que Huawei – très largement exclues des contrats aux États-Unis et en Australie – construisent à ce titre des infrastructures dans de nombreuses régions du monde. Notamment en Afrique et en Amérique latine, selon le président du conseil d'administration de « Freedom House », Michael Chertoff, par ailleurs ancien secrétaire américain à la Sécurité intérieure des Etats-Unis… Et « Cela ouvre un potentiel pour l'exploitation de l'information dans ces pays en disposant de backdoors technologiques que le gouvernement chinois peut utiliser pour collecter des informations », fini par lâcher dans la foulée Chertoff cité par le Daily Mail Online.

Mais la liberté en ligne est tout aussi menacée aux États-Unis, comme le soutient également ce rapport très véhément. Et notamment à la suite de la réintroduction d'une loi sur la surveillance, couplée à la résurgence d’un environnement politique hyper-partisan dans les médias sociaux américains, marqués par de vastes efforts de désinformation. Les chercheurs de l’ONG ont d’ailleurs déclaré que la liberté en ligne avait diminué aux États-Unis en partie à cause de la suppression par Donald Trump des règles dites de « neutralité du Net ». Règles qui garantissaient jusque-là que toutes les données soient traitées de manière égale – sans voies « rapides » ou « lentes » – pour des raisons ayant trait pour l’essentiel au mercantilisme ambiant.

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