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Arabie saoudite : qui a encore peur des pétro-dollars ?
©OZAN KOSE / AFP

Jamal Khashoggi

Le "Davos du désert" organisé par Riyad du 23 au 25 octobre doit faire face à des désengagements en cascade depuis la disparition du journaliste Jamal Khashoggi. De nombreux invités de marque ont déjà décidé de ne pas s'y rendre. Et d'autres pourraient encore suivre.

Ardavan Amir-Aslani

Ardavan Amir-Aslani

Ardavan Amir-Aslani est avocat et essayiste, spécialiste du Moyen-Orient. Il tient par ailleurs un blog www.amir-aslani.com, et alimente régulièrement son compte Twitter: @a_amir_aslani.

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Atlantico : Suite à l'affaire Jamal Khashoggi, Donald Trump a pu évoquer l'hypothèse d'une action menée par des "rogue killers" (tueurs "voyous") venant atténuer ainsi l'idée d'une opération menée directement sous l'autorité de Riyad. Comment mesurer la capacité saoudienne à faire pression sur ses "alliés", sa capacité de nuisance, et ce, malgré ses restrictions budgétaires actuelles ? 

Amir-Aslani Ardavan : L'Arabie Saoudite joue sur deux fronts. D'abord, le pétrole, même si elle est moins puissante qu'il y a trente ans, parce qu'aujourd'hui il y a surabondance de production pétrolière et la concurrence des exploitations du gaz de schiste américaines et canadiennes. Les Etats-Unis aujourd'hui produisent plus d'hydrocarbures, entre le gaz de schiste et le pétrole, que l'Arabie Saoudite ou la Russie, les principaux pays producteurs de pétrole au monde, avec 2,5 millions de barils par jour qui sont exportés. Néanmoins l'Arabie Saoudite, qui produit encore 10,7 millions de barils par jour, et peut jouer sur la réduction de sa production, garde cette menace active afin d'éventuellement impacter le cours du marché pétrolier. Trump a donc besoin de s'accommoder les Saoudiens.

Le deuxième front reste évidemment le poids de religion dans l'élaboration des stratégies politiques de l'Etat saoudien. Dans ce pays de 28 millions d'habitants, la moitié de la population n'est pas saoudienne mais composée de travailleurs immigrés. Sur les 14 millions restants, les wahhabites ne représentent qu'un tiers des nationaux saoudiens. Les deux tiers restants se composent à peu près, en proportions égales, d'un tiers de chiites, soit duodécimains, qui vivent dans les provinces dites de l'Est, où se trouve l'essentiel des puits de pétrole saoudiens, autour de la ville d'Al-Qatif, soit de chiites ismaéliens, qui vivent au sud du pays. Le dernier tiers concerne des musulmans qui suivent d'autres obédiences de l'Islam et d'autres écoles de droit musulman, hanéfites ou malékites.

Ne restent donc que 5 millions de wahhabites, et bien qu'ils soient en minorité, décident du sort d'un pays qui possèdent les plus grands gisements de pétrole au monde. On sait que les Saoud, pour assurer leur pouvoir, ont conclu dans les années 30 et sous l'égide du roi Abdelazziz Al-Saoud une alliance avec les Oulémas wahhabites. Ceux-ci en profitent politiquement et financièrement pour répandre et exporter leur pensée radicale à travers le monde. On sait que la grande majorité des attentats terroristes revendiqués de par le monde s'est réclamé du salafisme et du wahhabisme. Et rappelons encore une fois que 15 des 19 terroristes du 11 septembre étaient Saoudiens.

La capacité de nuisance des Saoudiens a donc deux têtes : cette forme particulière de l'Islam qu'est le wahhabisme, et le pétrole.

Dans l'affaire Jamal Khashoggi, Donald Trump évoque, non sans embarras, d'éventuels « rogue killers » - des tueurs véreux -  ayant perpétré le crime. C'est une hypothèse qui ne tient pas la route. Imagine t-on des « rogue killers » pénétrer dans le consulat saoudien d'Istanbul, arriver par convoi de six voitures à la vue de tous, une heure avant la venue de Khashoggi, qui venait uniquement pour remplir des formalités administratives en vue de son mariage avec une citoyenne turque ? L'Arabie Saoudite elle-même a changé plusieurs fois de version – selon les premières déclarations du régime, Khashoggi avait soi-disant quitté le consulat avant son assassinat, désormais on penche pour la thèse de l'interrogatoire qui a mal tourné... Et tout cela serait le fait de « rogue killers » ? C'est absurde. Face à de telles méthodes, l'Iran serait presque fréquentable !

En vérité, Trump ne souhaite pas envenimer l'histoire et avec ces déclarations, montre qu'il se tient aux côtés des Saoudiens. Parce que l'Arabie Saoudite a acheté près de 100 milliards de dollars de matériel militaire aux Américains, entre autres. Trump lui-même a concédé qu'il ne pouvait pas se passer d'une telle alliance pour ne pas tuer l'emploi américain. Etrangement, il n'a pas usé du même argument lorsqu'il a décidé de sortir de l'accord de Vienne, ce qui a invalidé le contrat que Boeing avait passé avec les Iraniens et qui auraient pu créer 100 000 emplois aux Etats-Unis...

Face à l'Iran, qui est son obsession, Trump a besoin de l'Arabie Saoudite comme pilier au Moyen-Orient, au même titre que la Turquie.

Mais dans l'optique d'étouffer les exportations pétrolières de l'Iran et d'enrichir les Saoudiens, l'affaire Khashoggi tombe très mal pour les deux alliés. L’Arabie Saoudite a rompu ses contrats économiques avec le Canada et rappelé tous ses étudiants, ainsi que son ambassadeur. L'Allemagne il y a quelques mois avait subi le même sort, ainsi que la Suède. Or ces pays n’ont pas bougé leur positon. La stratégie du porte-feuille fonctionnant beaucoup moins bien qu'avant, la capacité de nuisance s'amenuise de même.

La prochaine tenue du "Davos des Sables" est l'occasion pour certains dirigeants de grandes entreprises de marquer leur distance avec l'Arabie Saoudite (les patrons de Virgin, Uber, JP Morgan ou de Ford ayant annulé leur venue). La gestion politique du cas Khashoggi sera-t-elle suffisante pour éviter un changement de tendance économique ?

C'est Mohammed Ben Salmane qui a eu l'idée de ce sommet économique, qui faisait partie de son programme « Vision 2030 » dont l'objectif principal est de réduire la dépendance économique de l'Arabie Saoudite aux hydrocarbures. Mais en pratique, cet idéal reste chimérique. Tout en voulant véhiculer l'image d'un pays « business-friendly », « MBS » n'a pas hésité de faire arrêter et séquestrer au Ritz-Carlton de Riyad 400 Saoudiens parmi les plus riches de son pays, dont de nombreux princes et notamment le fils aîné du précédent roi Abdallah, pour leur extorquer 100 milliards de dollars ! Une telle méthode pour véhiculer l'image d'un Etat de droit et « business-friendly » laisse songeur...

En outre, dans un monde de plus en plus connecté, ces grands groupes que sont Virgin, Uber, JP Morgan etc, ne peuvent pas se permettre de participer à des évènements organisés par un tel régime meurtrier. Cela entacherait leur image de façon radicale.

Je ne pense donc pas que la gestion politique de l'affaire Khashoggi sera suffisante pour éviter un fiasco de ce sommet. Le Financial Times et le New York Times devaient faire partie des partenaires de l'évènement, ils ont déjà annulé leur participation.

Comment anticiper ce que pourraient être les conséquences à long terme que pourraient avoir l'affaire Khashoggi, venant invalider l'image d'un pays en voie de transformation sous l'impulsion de Mohammed ben Salman ? 

La transformation politique et économique que Mohammed Ben Salmane se vante de réaliser est un mythe. Accorder le droit de conduire aux femmes, c'est bien, néanmoins au jour d'aujourd'hui, elles sont onze seulement à avoir obtenu leur permis ! Et les femmes qui manifestaient pour obtenir enfin ce droit ont été arrêtées par les autorités, ce qui a été vivement critiqué par la communauté internationale et notamment le Canada.

Ce prince est une sorte de roi Midas dont la bénédiction serait malédiction : tout ce qu'il touche ne se transforme pas en or, mais en tragédie. Les exemples sont nombreux : l'opération « Tempête décisive » au Yémen, outre qu'elle affame des millions d'enfants, est une déroute militaire. Cela fait trois ans et demi que l'armée la plus équipée et la plus chère du monde ne parvient pas à venir à bout d'une armée sous-équipée ; on peut citer encore l'enlèvement du Premier ministre libanais, obligé de démissionner sous pression notamment de la France, une fois de retour dans son pays ; le blocus du Qatar, censé faire plier ce pays, l'a au contraire fait basculer dans le camp iranien qui récupère, du même coup, les Frères musulmans et ainsi une influence dans l'ensemble du monde sunnite ; dans le domaine économique, la cotation de 5% du capital social d'Aramco est également un fiasco puisque la plupart des grandes places financières l'ont refusée ; la séquestration de ces princes dans un hôtel de luxe, quelle preuve de stabilité ! Et enfin, dernièrement, l'assassinat particulièrement sanglant de Khashoggi, par un pays qui crucifie les corps des condamnés à mort décapités... L'image que l'Arabie Saoudite cherche à renvoyer au monde depuis quelques temps est en décalage complet avec sa réalité.

Les conséquences pour « MBS », qui s'affichait comme un réformateur, comme celui qui allait mettre un terme à l'alliance de la royauté avec le haut-clergé wahhabite, vont être désastreuses. Jamal Khashoggi n'était même pas l'une des personnalités les plus critiques du pouvoir saoudien. Il était le bras droit du prince Türki al-Fayçal, ancien chef des renseignements saoudiens et ambassadeur à Washington. Il n'était qu'un opposant modéré. Et si un opposant modéré et proche du pouvoir peut finir coupé en morceaux, quel sort imaginer pour les autres ?

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