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Les printemps des peuples tournent souvent mal. Réinventons le concert européen
©EMMANUEL DUNAND / AFP

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraëli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXe siècle.

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Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Londres, 
Le 15 octobre 2018

L’Europe vit un nouveau printemps des peuples

Mon cher ami, 

Je sais que, comme moi, vous ne faites pas partie de ces esprits chagrins qui poussent des cris de Tartuffe - “‘Cachez moi ce peuple que je ne saurais voir!” à chaque manifestation de la liberté dans un pays européen. En effet, c’est un véritable printemps des peuples que nous vivons. Mettez l’Union Européenne dans le rôle de la Sainte Alliance: la coalition des dirigeants qui voudraient que rien ne bouge; la seule différence entre 1840 et aujourd’hui, c’est que Metternich et consorts envoyaient des soldats et qu’aujourd’hui Wolfgang Schäuble envoie la troïka dans les capitales européennes dont il faut redresser les finances publiques. Eh bien, ce système tient de moins en moins. Il est vrai que la Grèce, telle la Pologne du XIXè siècle, est le nouveau  “martyr des peuples” en Europe, soumis au joug de fer des deux puissances les plus réactionnaires du continent, la France et l’Allemagne. Mais regardez comment ailleurs l’édifice se craquelle, la lave des volcans entre en incandescence. La Pologne, tel un acier trempé dans les feux et déluges successifs des dépeçages territoriaux et des dominations totalitaires n’a certainement pas peur des menaces de vieillards fatigués ronchonnant leur ressentiment à Paris, Bruxelles ou Berlin. La Hongrie est aujourd’hui comme en 1848 ou 1956 à l’avant-garde de la lutte pour la liberté. L’Italie amorce un risorgimento. Un observateur plongé directement du XIXè siècle dans notre époque serait étonné de voir que la Grande-Bretagne et la nation américaine ont besoin de s’émanciper elles aussi. Mais il arrive que les nations libres oublient le prix de la liberté: mon pays cherche un peu laborieusement à sortir du labyrinthe de l’Union Européenne, tandis que les USA, avec Trump, se libèrent progressivement du fardeau impérial. 
L’expression de printemps des peuples est peut-être encore plus appropriée que voici 170 ans: à l’époque, c’était une minorité éduquée et éveillée à la politique qui se révoltait. Aujourd’hui, c’est vraiment le peuple qui se soulève! C’est bien d’ailleurs ce qui gêne le plus les milieux dirigeants, ce qu’ils mettent le plus d’obstination à ignorer. Regardez chez vous: le référendum sur Maastricht, en 1992 - pour le deux-centième anniversaire de votre révolution -  révèle pour la première fois un clivage social concernant l’Europe fédérale: elle est souhaitée par les plus riches, diplômés de l’enseignement supérieur; elle est rejetée par les plus pauvres et les moins éduqués. Le clivage est confirmé en 2005, avec cette fois un basculement de la majorité contre l’Europe fédérale - cela correspond à la détérioration, en treize ans, de la situation sociale. Et aux présidentielles de 2017, Marine Le Pen a passé la barre des 50% au deuxième tour dans des vieux bastions de la gauche, territoires paupérisés: le Pas-de-Calais et l’Aisne. 

Après la libération collective, le temps des discordes ? 

Mon cher ami, imaginons les salves des prochains mois. Le printemps des peuples va continuer d’éclore. Les élections européennes vont signifier la déroute des fédéralistes européens. Dans un sourire de l’histoire, un territoire couvert, en grande partie, par l’ancien Empire des Habsbourg est le terreau des libertés populaires retrouvées: Pologne, Hongrie, Tchéquie, Autriche, Bavière, Italie sont à la pointe de la révolte des nations. La France, elle, a semblé connaître elle aussi un soulèvement; mais ce fut pour choisir un nouveau Badinguet. Mais ne désespérez pas, vous aussi vous émanciperez. Tout comme l’Allemagne, qui sera bientôt débarrassée de sa Chancelière éteignoir. 
Voilà, j’imagine la situation au début de la prochaine décennie: partout le printemps des peuples s’est imposé; les souverainismes se sont affirmés. N’est-ce pas à partir de ce moment que les choses pourraient mal tourner? Tout à son enthousiasme pour le réveil des peuples européens, Steve Bannon entend créer une internationale des populistes européens; mais se rend-il compte qu’il y aura essentiellement à canaliser des forces, pour éviter qu’elles se retournent les unes contre les autres? 
Nos dirigeants réactionnaires sont bien vieux et fatigués pour ne pas penser à développer une mise en scène qui ferait mal: invitez Marine Le Pen, Alice Weidel et Matteo Salvini ensemble; laissez-les épuiser rapidement leurs points d’accord. Vous verrez, que si vous les laissez faire, ils passeront progressivement - peut-être plus vite que vous ne pensez - de l’encensement mutuel à la dispute. Et c’est normal: jaloux des intérêts de leurs peuples, ils verront d’autant plus vite surgir entre eux des points d’achoppement que l’Union Européenne est source de discordes à venir, véritable champ de mines, tant il est vrai qu’elle camoufle les intérêts nationaux derrière des logiques bureaucratiques. Rappelons-nous combien les guerres de l’ancienne Yougoslavie doivent aux manipulations de Tito, par exemple quand il avait multiplié les installations d’Albanais au Kosovo. Songez comme la Grèce, écrasée sous le fardeau de la dette, a protesté contre le joug allemand; et comme la morgue de votre président a suscité les railleries amères de Matteo Salvini; regardez avec quelle irresponsabilité l’Union Européenne a nourri la crise catalane, encourageant tantôt les Catalans tantôt les Castillans, selon les besoins du moment; admirez comme la Commission européenne serait prête à remettre le feu aux poudres en Irlande du Nord au nom du Brexit
Vraiment, il faut préparer le moment où les fédéralistes européens auront perdu les leviers du pouvoir. Il ne faudrait pas que le Parlement européen devienne un lieu de foire d’empoigne. Ni que l’on revienne à une diplomatie des communiqués provocateurs. 

Il est urgent de réhabiliter “le concert des nations”. 

Sachons canaliser le “printemps des peuples”. Il est urgent de transformer tous les populismes en conservatismes. “Droite d’en haut” et “droite d’en bas”, modérés et populistes, doivent apprendre à travailler ensemble. Je déteste le FPÖ mais je reconnais que Sebastian Kurz a su le dompter de façon magistrale et installer un véritable conservatisme au pouvoir à Vienne. De même, n’en déplaise aux bien-pensants, Viktor Orban propose à la démocratie chrétienne les voies d’un resourcement conservateur. De la réussite de Trump, élu par les populistes et ralliant progressivement l’establishment du parti républicain, dépend sans doute une généralisation du modèle. Ce n’est pas d’un Steve Bannon que l’Europe a besoin. Mais d’un nouveau de Gaulle, capable de proposer une version moderne du concert des nations. 
Revenu au pouvoir en 1958, le Général n’a eu de cesse de vouloir substituer une pratique confédérale de l’Europe au rêve des fédéralistes. Ceux-ci firent échouer son plan Fouchet d’union de la Communauté Européenne sur une base confédérale. Mais il vaut la peine de le relire. Ce serait en effet une bonne base de repli pour l’Europe d’aujourd’hui. Mais en 2018, l’Union Européenne ce ne sont plus 6 mais 27 pays. C’est pourquoi, plus adapté encore que l’Europe gaullienne, pensée pour un petit nombre de pays, il y a le “concert des nations” hérité de l’Europe des congrès de Westphalie et de  Vienne. Les Lumières du XVIIIè siècle et le libéralisme du XIXè siècle sont largement le fruit d’une Europe en paix grâce aux régulations du système de “l’équilibre européen”. Contrairement à ce que pensent les fédéralistes européens, c’était un système solide, régulé, capable de résister aux crises pourvu qu’on appliquât ses règles. 
Je veux bien que l’on crée une internationale en Europe; mais ce doit être celle des conservateurs et non des populistes ou des souverainistes. Elle doit servir à réguler, en toute lumière, la confrontation pacifique des intérêts nationaux. Le concert des nations européennes devra être celui de la grande Europe. Il réintègrera la Grande-Bretagne à la marche des affaires du continent; il permettra à l’Union Européenne de retrouver un état d’équilibre: par exemple avec le retour vers un fonctionnement de la monnaie type “système monétaire européen”.  Ce concert des nations ne se perdra pas dans les chimères d’une subsidiarité qui camoufle en fait l’appétit de pouvoir de la Commission Européenne: il fera confiance à la dynamique de la révolution numérique, qui suggère non seulement le retour des nations comme des ensembles viables mais aussi une forte décentralisation en leur sein. Le concert des nations saura faire toute sa place à la Russie, qui en a fait partie depuis le XVIIIè siècle. Il aidera à normaliser les relations avec la Turquie sans commettre l’erreur de l’intégrer au coeur des instances européennes. Il ne s’agira pas de trop vouloir organiser. Des congrès européens réguliers seront l’occasion de traiter dans des formats variés des questions très diverses. 
C’est en fait une nouvelle culture politique européenne qu’il faut faire surgir, allant puiser au meilleur de la tradition diplomatique partagée des XVIIè, XVIIIè et XIXè siècles. 
Bien fidèlement 
Benjamin Disraëli 

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