Internet a-t-il tué la créativité et l'innovation technique ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
High-tech
Internet a-t-il tué la créativité
et l'innovation technique ?
©

C'était mieux avant

Microsoft, Apple, Google ou même Facebook ont modifié nos modes de vies ces dernières décennies. Mais les ipods et autres smarphones ont-ils vraiment plus bousculé nos vies que l'électricité, la voiture ou les communications radio ne l'avaient fait au début du 20ème siècle ? En réalité, la révolution du numérique a surtout remis en cause les moteurs traditionnels de la croissance industrielle.

Jean-Louis Caccomo

Jean-Louis Caccomo

Jean-Louis Caccomo est maître de conférences en sciences économiques à l'Université de Perpignan.

Auteur d'un ouvrage sur le développement des industries numériques aux éditions Les défis économiques de l'information (L'Harmattan,1996) et de L' épopée de l'innovation ? Innovation technologique et évolution économique (L'Harmattan, 2005)

Voir la bio »

Atlantico : La grande stagnation, c'est le titre du livre de l'économiste américain Tyler Cowen : selon lui, si on compare l'ère digitale de ce début du 21ème siècle avec les révolutions des vies quotidiennes intervenues au début du 20ème, qu'il s'agisse de l'électricité, des voitures ou des communications électroniques, on se rend compte que les innovations actuelles changent relativement peu nos vies. Les voitures sont toujours les voitures, nos sources d'énergie proviennent toujours largement d'énergies fossiles, les lave-vaisselles ne lavent toujours pas l'ensemble de ce qu'on y met et nous n'avons pas colonisé Mars. Internet a-t-il paradoxalement tué la créativité et l'innovation technique ?

Jean-Louis Caccomo : Cette question est intéressante mais n'est pas nouvelle. Le débat entre ceux qui croient à une accélération des innovations et ceux qui, au contraire, pensent que l'on assiste à un épuisement inéluctable des innovations, a toujours existé. Ainsi, à la fin du XIX° et au début du XX° siècle, on se demandait déjà si tout n'avait pas été inventé. Souvent, les innovateurs ne sont pas conscients eux-mêmes de tout le potentiel économique de leur découverte.

Pour répondre à votre question, je ne crois pas qu'Internet ait tué la créativité et l'innovation technologique. Né dans le domaine militaire aux USA dans les années 70, le réseau Internet a connu par la suite un développement spontané extraordinaire au niveau de la planète au point de donner naissance à un nouvel espace de création de richesses et d'innovation, qu'est le cyberespace. Dans cette nouvelle dimension, on a assisté à un foisonnement d'innovations depuis les années 80 qui ont donné naissance à des entreprises de taille mondiale comme Microsoft, Apple, Google, Facebook pour ne citer que les plus emblématiques. La révolution Internet a profondément changé notre rapport à la connaissance et à l'information au point de donner naissance à une économie de la connaissance à part entière de la même manière que la révolution de la vapeur avait donné naissance à l'économie industrielle. Cette économie de la connaissance est transfrontalière et a bouleversé la hiérarchie des nations, donnant naissance à de nouveaux acteurs et faisant émerger de nouvelles puissances. En fait, nous vivons dans un monde en pleine ébullition dans lequel sont en train d'émerger les trajectoires technologiques qui vont porter la croissance de demain. Mais ce processus prend du temps.

Depuis l'avènement d'Internet, on peut constater une croissance économique globalement décevante dans le monde occidental, un ralentissement dans les innovations, une concentration des secteurs autour du numérique. Faut-il y voir une relation de cause à effet ?

Les travaux sur les cycles technologiques longs (Kondratieff, Schumpeter...) ont montré que les innovations et les nouvelles technologies sont à l'origine de cycles économiques qui s'inscrivent dans un processus de "destructions créatrices", pour reprendre l'expression chère à Schumpeter. Les phases de croissance sont portées par le développement de nouvelles industries à caractère générique qui structurent l'ensemble du tissu économique. Ainsi, la révolution industrielle a été portée par la révolution de la vapeur et la mise en place de l'organisation scientifique du travail (Taylorisme). Puis l'électricité et le pétrole ont pris le relais. Après la deuxième guerre mondiale, la croissance occidentale s'est appuyée entre autres sur l'industrie automobile (fordisme) et l'équipement des ménages. Bien-sûr, le basculement d'un système technologique à un autre n'est pas linéaire et est l'occasion de période de crises intenses par lesquelles s'effectuent, plus ou moins bien selon les pays, des "sauts" technologiques. Dans ces périodes de fortes turbulences, la hiérarchie des nations est quelque peu bouleversée. Ainsi, pendant la première révolution industrielle, l'Angleterre était la nation leader ; après la seconde guerre mondiale, les USA ont le leadership. Ils sont la nouvelle frontière technologique.

Aujourd'hui, la révolution du numérique - mais pas seulement numérique d'ailleurs - a mis en cause les moteurs traditionnels de la croissance industrielle qui se traduit par une crise profonde qui frappe les nations occidentales. C'est pourquoi l'innovation est souvent perçue comme une menace pour nous alors qu'elle était considérée comme un progrès au début du XX° siècle. Cette nouvelle révolution technologique est l'occasion de l'émergence de nouvelles puissances économiques, notamment en Asie, qui remettent profondément en cause la suprématie occidentale qui s'était imposée au XX° siècle.


La première moitié du 20ème siècle a été marquée par des grandesinnovations (électricité, voitures, électronique...). Qu'a apporté l'ère du numérique, hormis dans le secteur de la communication ? Est-ce uneévolution de la même ampleur, avec des répercussions aussi importantes ?

Chaque période de croissance économique s'appuie sur l'émergence et le développement de trajectoires technologiques structurantes. Comme vous le dites, la première moitié du XX° siècle a été caractérisé par la mise en œuvre d'innovations majeures comme l'électricité, l'automobile, la chimie et l'électronique pour ne citer que les plus emblématiques. Depuis les années 80, nous sommes entrés dans une nouvelle ère portée par le développement, non seulement des industries numériques, qui ont profondément bouleversées toutes les secteurs de traitement et de diffusion de l'information (informatique, télévision, radio, internet), mais aussi marqués par l'apparition de nouveaux secteurs ou de nouveaux champs de croissance dans les nouveaux matériaux, le génie génétique avec les biotechnologies, les nanotechnologies ou encore les énergies renouvelables. Certes, même si certaines de ces nouvelles technologies sont encore au stade embryonnaire, il y a fort à parier qu'elles seront porteuses dans les prochaines décennies d'un nouveau schéma de développement économique qui va profondément transformer nos modes de production, nos types de consommation, et finalement nos sociétés.

Au-delà d'Internet, la révolution numérique amorcée dans les années 1990 est-elle moins innovante que le vingtième siècle dans son ensemble (jusque dans les années 1970) ?

Je ne le pense pas. Comme je vous le disais plus haut, la révolution de l'Internet a donné naissance à un nouvel espace, le cyberespace, qui est autant un espace de compétition - voire aussi de guerre économique -, de création et de valorisation des richesses. A cette occasion, de nouveaux acteurs sont apparus, de nouvelles puissances se sont affirmées, de nouvelles menaces aussi sont nées (comme la propagation de virus informatiques capables de paralyser des secteurs clés de l'activité économique). A ce propos, la guerre incessante et planétaire que se livrent les créateurs de virus et ceux qui mettent au point les anti-virus est l'occasion d'innovations en continu, notamment dans le domaine stratégique du codage de l'information.

Sans doute que certaines nations, dont le décollage économique s'est effectué lors de la première révolution industrielle, sont apparues moins innovantes qu'elles ne l'avaient été au XX° siècle. Car c'est tout un modèle industriel, et avec lui un modèle économique et social, qui est menacé. C'est tout l'enjeu et le problème de la transition. Ainsi, en France, la protection, dans les années 70, de nos industries traditionnelles - le textile ou la sidérurgie - nous a fait manquer le virage technologique en gestation qui s'est affirmé avec la révolution numérique dans les années 80.

Sommes-nous dans une phase temporaire, ou Internet permettra-t-il de nouveau une diversification de l'innovation technologique sur le plus long terme ?

Le développement technologique est marqué par l'apparition d'innovations radicales qui vont donner naissance à un flux d'innovations incrémentales à l'occasion desquelles de nouvelles activités économiques vont se développer et de nouveaux gisements de croissance vont émerger. Ce processus, dont le caractère cyclique a été souligné plus haut, s'inscrit dans le temps long. Dans ce cycle, la phase de gestation (émergence de nouveaux savoirs et de nouvelles technologies au stade expérimental) est incontournable bien que temporaire.

On est sans doute dans cette phase de gestation dans laquelle les nouveaux champs de la science (les neurosciences, les sciences de l'information, la génétique, la physique des matériaux...), dont le potentiel d'innovations est immense, n'ont pas encore produit toutes les retombées économiques attendues en termes de nouvelles technologies, de nouvelles industries et donc de nouveaux emplois (et de nouvelles compétences). La phase de ralentissement économique que nous connaissons, notamment dans les pays occidentaux, est l'occasion d'une transition technologique (la fameuse "destruction créatrice") à l'occasion de laquelle il nous faudra abandonner les activités à faible valeur ajoutée (les secteurs parvenus à maturité technologique) pour basculer dans les activités à haute valeur ajoutée. Ce processus se produit plus ou moins bien selon que la société est ouverte ou non au changement.

Propos recueillis par Romain de Lacoste

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !