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Comment l’Etat Islamique est-en train de se remettre d'aplomb en Syrie et en Irak
©STR / AFP

Retour vers le futur

L'organisation terroriste est toujours présente à moins d'une heure de Bagdad.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : Le 9 novembre dernier, lors d'un déplacement à Abu Dhabi, Emmanuel Macron déclarait "les prochaines semaines et les prochains mois nous permettront, je le crois profondément, de gagner complètement sur le plan militaire dans la zone irako-syrienne". Près de 10 mois après cette annonce, la réalité du terrain semblerait montrer un retour en force de l'Etat islamique "dans la zone irako-syrienne". Comment expliquer un tel retour, et quelle est la réalité des forces en présence ? La menace a-t-elle réellement évoluée ? 

Alain Rodier : Le président Macron a fait preuve du défaut commun à tous les responsables politiques qui ne connaissent la guerre qu’à travers les films ou les bandes dessinées. Je ne pense pas qu’il ait jamais vraiment étudié un livre de mémoires de guerres ou d’Histoire militaire, vraisemblablement parce que le sujet ne le passionnait pas. Je le comprends très bien car, moi, je ne me suis jamais intéressé à l’économie. Mais, au moins, je n’ai jamais eu à prendre de décisions dans ce domaine, fort heureusement d’ailleurs, cela aurait été une catastrophe ! En effet, même si l’Histoire ne se répète jamais, on peut tout de même tirer des réflexions de conflits précédents. Pour résumer, notre président s’est trompé dans son pronostic - comme bien d’autres avant lui (c/f Bush Jr. avec son célèbre « job is done » en 2003) -. Il aurait peut-être dû écouter des militaires de son entourage mais, depuis son coup de sang vis-à-vis du général de Villiers, je doute qu’un responsable militaire ose lui dire la vérité en face. C’est la terrible engeance de la condition militaire : "un militaire, ça ferme sa gueule ou ça s’en va". Pour la génération politique d’aujourd’hui, le militaire est un simple exécutant qui doit limiter sa réflexion aux moyens de mettre en œuvre efficacement - et avec le moins de casse possible - la politique définie par le pouvoir. Point final. Malgré toute l’estime et le respect que m'inspire le général Lecointre, je le vois mal déclarer, même en aparté : « M. le Président, vous venez de raconter des conneries »…

Pour revenir au président Macron, tout dépend de ses conseillers car, humainement, aussi intelligent soit-il, il ne peut traiter tous les problèmes lui-même. Encore faut-il que ces mêmes conseillers soient compétents, pas trop hommes de cour (« touchez ma bosse Monseigneur », le Bossu, de Paul Féval) et enfin qu’il daigne les écouter au moins un petit peu, mais pas trop comme Sarkozy avec l’inénarrable BHL.
Gouverner la France (presque 68 millions de râleurs dont l’auteur) est certainement une tâche surhumaine !
Au risque de froisser certains politiques (même le président Poutine y est allé de son couplet de victoire à la fin 2017 voulant sans doute concurrencer sur ce terrain son homologue américain), Daech et plus globalement les mouvements salafistes-djihadistes ne sont pas vaincus sur le front syro-irakien.
Certes leur stratégie a changé depuis que le proto-État Islamique a disparu (avec son gouvernement officiel - la choura -, ses ministères - les bureaux -, ses provinces et leur administration de type soviétique très pesante, etc.). Daech est repassé dans la clandestinité et, à l’inverse, pari risqué, les groupes peu ou prou liés à Al-Qaida "canal historique" se sont installés sur une entité géographique : la province d’Idlib située au nord-ouest de la Syrie. Ils ont pris la précaution élémentaire d’avoir des bases de soutien en Turquie voisine ; cela s’apprend aussi dans les livres d’Histoire : un mouvement insurrectionnel ne survit que s’il a des bases arrières à l’extérieur. Tous ces mouvements - et en particulier Daech - se livrent à des opérations meurtrières de type hit and run que les forces légalistes ont beaucoup de mal à contrer. De plus, Daech a repris ses anciennes méthodes de prises d'otages et de médiatisation de ses assassinats.
En Syrie, l’ONU pense que Daech devrait être fort de presque 30 000 activistes, chiffre déjà avancé en 2014 quand ce mouvement est né officiellement (avant, ce n’était qu’une branche d’Al-Qaida) ! Les estimations en Irak sont bien plus modestes et parlent de quelques milliers de combattants.
Petit détail mais pas des moindres, des membres des services secrets de Daech surnommés les « Amniyats » formés à la clandestinité et, plus grave, inconnus des autorités, seraient toujours actifs. Ils auraient même des réseaux en Europe. Est-ce vrai ou aime t’on se faire peur ? Sans négliger la menace objet de nombreux articles à sensations, le passé montre que nous l’avons souvent surestimée, parfois en se basant sur des "renseignements sûrs" fournis par nos amis américains.
Un exemple : selon les USA, la Russie est une menace prioritaire pour le monde en général et pour l’Europe en particulier… Lors de la Guerre froide, il nous a fallu du temps pour s’apercevoir que le Pacte de Varsovie - aussi menaçant et dangereux fut-il - n’était pas capable techniquement d’atteindre les ports de l’Océan atlantique en trois jours comme nous le susurrait Washington !
À noter que depuis 2015, Daech n’a pas été capable d’infiltrer un "commando" (même appartenant au Amniyat) pour déclencher une opération terroriste un tant soit peu organisée en Europe. Nous n’avons eu affaire qu’à des criminels "endogènes" dont le professionnalisme était plus que douteux malgré les malheureuses victimes qu’ils ont pu occasionner. Comme disait la mère de Napoléon, Letizia Bonaparte : "pourvou que ça doure !". Dans ce cas, la bonne question à se poser est : pourquoi des personnes vivant en Europe décident de passer à l’action violente (voir réponse en fin de texte)?
La Russie comme le Pakistan, le Sahel, les Philippines ou l'Égypte constituent des cas différents puisque des groupes islamistes radicaux locaux y sont opérationnels depuis de nombreuses années. En conséquence, le terrorisme local est donc beaucoup plus professionnel.
Pour plus de compréhension, il convient aussi de s’arrêter un instant sur les chiffres avancés depuis le début de la guerre civile syrienne (effectifs, pertes, etc.). Bien que les medias mainstream parlent de "sources bien informées", le décompte est généralement fait à Londres où se trouve le siège de l’Observatoire syrien des Droits de l’Homme. Il convient donc de les prendre avec la plus grande prudence. De plus, quand on parle d’effectifs d’un mouvement qui vit dans la clandestinité, d’abord ils sont secrets et ensuite, il serait utile de distinguer les activistes des soutiens logistiques et des sympathisants, la porosité entre chaque catégorie étant grande et difficilement évaluable : paysan le jour, guérillero la nuit. L’auteur a connu cela en d’autres temps et d’autres lieux.
Si en Syrie, Daech tient encore des régions entières au nord et au sud de Deir ez-Zor sans compter l’est de Damas, sa présence est plus diffuse en Irak. Il serait surtout encore présent dans la province d’Al-Anbar à l’ouest et autour de Bagdad, particulièrement dans la région de Tarmiyah au nord (connue depuis l’invasion américaine de 2003 pour être un fief djihadiste d’abord appartenant à Al-Qaida "canal historique" puis à Daech).
Les régions frontalières avec le Kurdistan irakien sont aussi propices aux rebelles qui profitent du vide sécuritaire qui est actuellement la règle. En fin de comptes, le terrain appartient à celui qui l’occupe à un moment précis. Parfois le jour, ce sont les forces gouvernementales et la nuit c’est au tour des rebelles… La population est coincée entre les deux mais généralement, ce sont les rebelles qui font le plus peur et qui récoltent ce que l’on appelait dans le temps l’"impôt révolutionnaire", c’est à dire le produit du racket !
Les forces gouvernementales syriennes et irakiennes restent largement insuffisantes en effectifs pour quadriller efficacement les territoires. Heureusement, il en est de même pour les rebelles (excepté la région d’Idlib citée plus avant).

Quels sont encore les efforts menés par la coalition pour lutter contre l'Etat islamique ? Qui sont encore ceux qui luttent contre l'organisation sur le terrain ? 

Les Occidentaux ont considérablement réduit leurs effectifs en Irak et en Syrie. Je rappelle que leur composition exacte relève du "secret défense". Je pense que les dirigeants politiques occidentaux en ont plus qu’assez de ces conflits qui s’éternisent et dont on ne peut prévoir la fin. Pour eux, cela constitue des théâtres d’opérations extérieurs coûteux qui n’apportent rien en tant qu’image de marque sur place, et encore moins à domicile. Faire la guerre n’a jamais profité en terme de voix aux élections ! De plus, pour justifier un déploiement outre mer dans la durée, il faut qu’il y ait un enjeu économique important. Cela explique le redéploiement prévisible des USA vers le Pacifique car ils vont bientôt ne plus avoir besoin du pétrole moyen-oriental. En ce qui concerne l’Iran, c’est une autre affaire qui concerne en priorité les relations entretenues entre les États-Unis et Israël.
Bien sûr, les nombreux va-t’en guerre médiatiques les poussent à poursuivre - et pour les plus audacieux, à augmenter - l’effort militaire mais, malgré leur insistance unanime et leurs compétences épistolaires indéniables (mais n’est pas Malraux qui veut), ils rencontrent de moins en moins d’écho au sein des cabinets ministériels.

Que peut-on anticiper pour l'avenir dans la région dans une telle configuration ?

Comme d’habitude, j’ai « perdu ma boule de cristal » et je ne peux pas donc prévoir l’avenir. Mais je pense que, globalement, l’insécurité va perdurer sur le front syro-irakien même si les protagonistes commencent à être fatigués de la guerre. La reconstruction qui permettrait d’apporter un minimum vital aux populations ne va pas être rapide d’autant que les grands bailleurs sont absents (États-Unis, pays arabo-sunnites, Europe ; pour la Chine, on ne sait pas encore). De leur côté, l’Iran et la Russie ont des moyens économiques limités qui ne sont pas à la hauteur des enjeux : "ils voudraient qu’ils ne pourraient pas". De plus, ces deux pays ont leurs propres problèmes économiques accentués par les sanctions américaines qui ne sont, bien sûr, pas là par hasard. Affamer des populations pour provoquer des révoltes internes est un savoir-faire américain qui a été utilisé à de multiples occasions en Amérique latine, en Irak, etc. Problème : cela ne fonctionne généralement pas (affaire à suivre en Iran et peut-être demain au Liban, hôte du Hezbollah) !
Sur le plan gouvernemental, la reconstruction de la Syrie et de l'Irak reste donc un casse-tête pour leurs dirigeants d’autant que si la situation de leurs concitoyens - particulièrement de religion sunnite - ne s’améliore pas, il est possible que la rébellion retrouve un souffle nouveau. Seule la rébellion trouvera alors grâce à leurs yeux car ils n’auront vraiment plus rien à perdre - en dehors de la vie -.
Contrairement à ce que je pensais, La Syrie et l’Irak ne devraient pas exploser (je reconnais ici mon erreur d’analyse passée) mais un certain régionalisme respectant des frontières religieuses ou/et ethniques (parfois internes à une même population comme les Kurdes) va vraisemblablement s’instituer sinon la guerre civile ouverte reprendra.
En Irak et encore plus en Syrie, les forces progouvernementales ne vont plus longtemps faire preuve d’une ardeur au combat démesurée tant elles sont épuisées sans parler de la corruption traditionnelle d’une partie des cadres. De plus, Bagdad et Damas peinent (le mot est faible) à contrôler les milices chiites qui les appuient.
Seul point d’optimisme : les activistes djihadistes de la première heure sont majoritairement neutralisés. Revers de la médaille, la relève est là et va se servir de ses aînés morts au djihad comme exemples dans les années à venir. En effet, l’idéologie salafiste-djihadiste qui désigne les "corrompus, les traîtres, les infidèles" comme des cibles à anéantir est loin d’être vaincue puisque aucun autre discours - même sur les bienfaits de la civilisation occidentale - n’est venu la contredire. Pour les idéologues salafistes-djihadistes, l’Occident est une civilisation déclinante qui se complait dans le « stupre et la putréfaction ». Même les musulmans modérés regardent avec réprobation l’évolution des mœurs dans nos pays dits civilisés. Alors pour les extrémistes… C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il se trouve des volontaires pour mener des attentats en Occident. Ils ont "la haine" de notre société...
Les profiteurs de guerre sont, eux, toujours bien présents prêts à toutes les compromissions pour faire de l’argent grâce aux trafics divers et variés traditionnels dans la région. Mais il faut se garder de faire trop de morale : en dehors de celui des armes, ce sont ces trafics qui permettent (en partie) aux populations de survivre, les pouvoirs centraux ne pouvant encore assurer la mission régalienne qui est la leur, et cela pour encore de longues années.

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