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Un avion de chasse chinois Chengdu J-10 effectue une démonstration au Airshow de Dubaï en 2017.
Un avion de chasse chinois Chengdu J-10 effectue une démonstration au Airshow de Dubaï en 2017.
©KARIM SAHIB / AFP

Route de la soie

Pékin a trop d'intérêts au Moyen-Orient pour ne pas s'y imposer comme un partenaire essentiel dans les années à venir. Et ce même si les alliances sont déjà bien en place.

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie, et chercheur à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).

Il est membre de l'Institut Thomas More.

Jean-Sylvestre Mongrenier a co-écrit, avec Françoise Thom, Géopolitique de la Russie (Puf, 2016). 

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​Atlantico : Alors que les Etats-Unis​ sont devenus moins dépendants du Moyen-Orient sur le plan de la question énergétique, les intérêts commerciaux chinois semblent de plus en plus importants dans la région, aussi bien en tant qu'importateur de pétrole, qu'investisseur ( route de la soie) , aussi bien en Arabie Saoudite, qu'en Iran en passant par Israël ou l'Egypte. De plus, la présence militaire de la marine chinoise, notamment au travers de son implantation à Djibouti, montre que le pays ne s'en tient pas qu'à un simple rôle commercial. Quelle est aujourd’hui la réalité de l'influence chinoise dans la région, et quels sont ici les objectifs de Pékin ? 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Il importe de rappeler que l’engagement américain au Moyen-Orient, historiquement et actuellement, ne s’explique pas uniquement par le pétrole. Au début du XIXe siècle, cet engagement a d’abord pris la forme de missions protestantes, animées par un profond tropisme biblique et ce que l’on a depuis appelé le « sionisme chrétien ». Précisons que ces missions étaient indépendantes et ne constituaient pas le bras spirituel de la diplomatie américaine. Après la Première Guerre mondiale, l’intérêt de la diplomatie Wilson pour le Moyen-Orient s’est inscrit dans une vision d’ensemble de la politique étrangère américaine. L’ancien concert des puissances ayant failli, Woodrow Wilson pensait que les Etats-Unis avaient vocation à prendre la tête d’un directoire de puissances occidentales dont les rapports seraient régis selon les principes de la sécurité collective. Dans les années 1930, les compagnies pétrolières américaines ont effectué une percée en Irak et dans le golfe Arabo-Persique, mais il ne s’agissait pas de pourvoir aux besoins énergétiques américains. 

Le 14 février 1945, le Pacte du Quincy, dit « pétrole contre sécurité », n’avait pas non plus pour objectif d’approvisionner l’économie américaine. Les Etats-Unis étaient alors le premier producteur mondial. Jusqu’à la fin des années 1960, ils sont demeurés autosuffisants. Le pétrole du Moyen-Orient était donc destiné à l’Europe occidentale et au Japon qu’il faudrait bientôt relever. D’ores et déjà, les stratèges américains avaient songé à un « grand croissant » reliant le golfe Arabo-Persique à l’Europe ainsi qu’au Japon. A partir des années 1970, le pétrole de la région tient une place plus importante dans le bilan énergétique des Etats-Unis qui sont devenus importateurs. Encore faut-il relativiser : au maximum, les importations du Golfe ont dû représenter un gros dixième de la consommation nationale. Outre la production domestique, l’essentiel des importations provient du Canada, du Mexique et du Venezuela (la « plaque énergétique » nord-américaine). Désormais, la production de pétrole « non conventionnel » limite les importations. Bientôt peut-être, les Etats-Unis seront le premier producteur mondial d’hydrocarbures, mais cela ne les dispensera pas d’importer du pétrole de différentes provenances.

Aujourd’hui, environ les trois quarts du pétrole exporté par le Moyen-Orient sont acheminés vers la République Populaire de Chine (RPC). Les trois principaux exportateurs sont l’Arabie Saoudite, l’Iran et l’Irak. Si la RPC diversifie ses sources d’approvisionnement, elle demeure soumise à ce que l’on nomme le « dilemme de Malacca » : l’essentiel de ses importations transite par des routes maritimes qui s’étirent depuis le golfe Arabo-Persique jusque dans les méditerranées asiatiques, en passant par des zones géostratégiques comme le détroit d’Ormuz et les détroits indonésiens (celui de Malacca est le plus emprunté). Or, la sécurité de ces voies de communication repose principalement sur la flotte américaine. Cela explique la projection de puissance chinoise dans l’océan Indien, la stratégie du « collier de perles » des années 2000 annonçant celle des « nouvelles routes de la Soie » (2013). Cela implique une présence militaire, l’obtention d’une base à Djibouti étant particulièrement significative. Par ailleurs, les achats massifs de pétrole au Moyen-Orient induisent des ventes de produits et des investissements chinois dans la région. Au-delà de ces aspects marchands, Pékin affirme sa volonté de dominer, avec le sentiment que l’avènement d’une hyperpuissance chinoise ne serait que justice. Dans les sociétés occidentales, la recherche d’un bonheur matériel individuel, à travers une « nouvelle société de consommation » - plus raisonnable que dans les années de haute croissance et mâtinée d’un vague spiritualisme new age -, amène à négliger le fait que la puissance peut être un objectif en soi. La mégalothymia et la volonté de puissance sont de puissants moteurs de l’action humaine.

En quoi la position de Washington est-elle concurrencée dans la région ? Quels sont les risques de perte d'influence pour les Etats Unis, et peut-on imaginer une nouvelle forme d'affrontement à distance entre les deux capitales au Moyen-Orient ? Sous quelle forme ? Quels sont les enjeux de la situation du point de vue européen ? 

A la différence des « méditerranées asiatiques » (mers de Chine du Sud et de l’Est) et de la région « Asie-Pacifique », la rivalité sino-américaine au Moyen-Orient n’est pas encore ouverte, mais elle semble inévitable. En fait, les ambitions globales de la RPC, les répercussions sur les différents pays et espaces visés par la Belt and Road Initiative (les « nouvelles routes de la Soie ») et les enjeux géostratégiques conduisent à redéfinir le découpage géopolitique du monde : il existe désormais un très vaste théâtre que les stratèges et géopolitologues nomment la région Indo-Pacifique. Situés à l’extrémité occidentale des routes qui traversent l’Indo-Pacifique, le golfe Arabo-Persique et le Moyen-Orient constituent un carrefour stratégique entre Europe, Afrique et Asie. Nécessairement, la RPC sera conduite à s’investir plus dans cette région, ce que les faits démontrent : voir les achats de pétrole, les exportations et investissements chinois dans la zone, le poids diplomatique régional de Pékin et le renforcement de la présence militaire. L’ouverture d’une base chinoise à Djibouti est lourde de sens ; elle consacre une activité navale croissante dans le golfe d’Aden, à proximité du détroit d’Ormuz, dans l’océan Indien en général (au grand dam de New Delhi qui voudrait faire de cet océan un Indian Lake).

A défaut d’affrontement dans la région, fût-il feutré, la rivalité rampante entre Pékin et Washington est déjà observable. Les discrets mais constants efforts des dirigeants de la RPC en vue d’une internationalisation du yuan pourraient avoir leurs prolongements dans la région, en matière de contrats pétroliers. Il faudrait également anticiper la volonté chinoise de devenir un grand exportateur d’armes. Certes, il y a encore loin de la bouche au calice, mais il est important d’anticiper les prochaines étapes de la poussée chinoise dans la région. Le point faible des Etats-Unis semble être leur absence de vision globale, corollaire d’une perte de confiance dans les valeurs de la civilisation occidentale. D’aucuns invoqueront la Realpolitik, mais c’est mal comprendre que les rapports de force se jouent également sur le plan des valeurs et des conceptions du monde. Max Weber, tenant d’une forme de Machtpolitik, parlait de « guerre des dieux » pour désigner ces affrontements entre valeurs et systèmes de valeurs. Bref, sans grande idée, pas de haute politique et de grande stratégie. Présentement, le « This is America, fuck ! » qui semble tenir lieu de doctrine au Président des Etats-Unis peine à convaincre l’observateur. La constante référence aux « intérêts » de l’Amérique, l’obsession d’imposer des « good deals » unilatéraux et de mettre en scène la force brute donne une impression de faiblesse. 

Du côté européen de l’Atlantique, la perception de la RPC, des menaces et des dangers qu’elle véhicule est encore déconnectée des réalités. En vérité, certains dirigeants ouest-européens ont compris qu’il fallait protéger les secteurs stratégiques de leur économie de la force de frappe financière chinoise, mais cela ne suffira pas. Après de longues années d’interrogation sur le « pivot » des Etats-Unis vers l’océan Pacifique, il serait temps de comprendre que la Chine populaire projette sa puissance non seulement au Moyen-Orient, mais aussi sur un grand arc qui s’étire de l’Arctique à la Méditerranée. Laissons là l’Arctique et le Groenland qui ne relèvent pas de notre sujet. En revanche, la poussée chinoise au Moyen-Orient - du fait de la proximité géographique de cet Orient, des réserves énergétiques qu’il contient, de son importance stratégique et des menaces qu’il recèle - concerne au premier chef les Européens. La préservation de leurs intérêts dans la zone et la capacité à y intervenir, si besoin est, afin de saisir des menaces avant qu’elles ne les prennent à la gorge, impliquent une forte présence politique, diplomatique et militaire. Or, l’ambition à long terme de la RPC semble consister à transformer le Moyen-Orient en une Asie du Sud-Ouest, solidaire d’une Grande Asie sino-centrée. D’une certaine manière, cela ramènerait l’Europe à ce qu’elle était avant le premier désenclavement des croisades et l’implantation d’Etats latins en Terre sainte et en Méditerranée orientale : une petite péninsule occidentale de l’Asie. 

En quoi la présence et l'influence chinoise peuvent-elles changer les dynamiques internes du Moyen-Orient ? Qu'est-ce que cette présence grandissante peut changer des rapports de force actuels ? 

Alors que les principales puissances occidentales sont parties prenantes des différents conflits du Moyen-Orient, ou du moins sont indirectement engagées, la RPC se pose en simple acteur géoéconomique, accumule des forces et prend position dans la région ou à sa périphérie (l’Asie centrale, le Pakistan, Djibouti et la Corne de l’Afrique). A certains égards, notamment sur le plan diplomatique, Pékin se place dans la roue de la Russie, tout en veillant à ne pas donner l’impression de favoriser un acteur local plutôt qu’un autre. Ainsi la RPC maintient-elle un certain équilibre entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, pays qu’elle considère comme une pièce essentielle dans cette grande stratégie des « nouvelles routes de la Soie ». En Syrie, la RPC, tout en suivant la diplomatie russe du « niet », est restée à l’arrière-plan et s’est réfugiée derrière un légalisme creux. Les dirigeants chinois manifestent une grande prudence à l’égard de ce « trou noir » qu’est le Moyen-Orient : une « zone des tempêtes », pour reprendre une expression chinoise, qu’ils ne peuvent pourtant pas purement et simplement ignorer. Bref, les dirigeants chinois prennent leurs temps, poussent leurs pions dans ce qui est comparable à un jeu de go, et ils observent l’évolution de la situation, les facteurs porteurs et le jeu de contradictions. 

Les dirigeants chinois pourront-ils maintenir encore longtemps cette fausse neutralité dans les conflits régionaux ? On cite volontiers le cardinal de Retz selon lequel « on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens », mais il faut bien en sortir un jour. Probablement attendent-ils tout simplement que les puissances occidentales et la Russie s’épuisent dans cette région dont les dynamiques destructrices semblent difficilement maîtrisables. Aussi les Occidentaux auraient-ils peut-être intérêt à placer les régimes arabes sunnites devant l’étroitesse des relations sino-iraniennes, le refus, ou l’incapacité, de la Chine populaire de leur assurer des garanties de sécurité. Encore faudrait-il que Paris, Berlin et Londres développent une politique plus claire et explicite à l’encontre de Téhéran et de l’impérialisme irano-chiite. Au-delà du refoulement des ambitions irano-chiites, ne faudrait-il pas également s’appuyer sur les institutions de Bretton-Woods afin de lancer une version occidentale des « nouvelles routes de la Soie », i.e. des grands projets d’infrastructures, adaptés aux temps à venir (interconnexion du Moyen-Orient et de son environnement, nouvelles énergies, etc.)? A son apogée, l’Europe construisait un peu partout des chemins de fer ! Après avoir répudié leur « mission civilisatrice » du passé, les Occidentaux donnent l’impression d’avoir abandonné toute capacité à s’excentrer, à penser le monde et à se projeter dans l’avenir. 

Dans l’immédiat, il serait urgent que les dirigeants occidentaux coordonnent leurs politiques chinoises, sur le théâtre Indo-Pacifique, mais également dans la « grande Méditerranée », en Europe et dans les différents domaines où la RPC déploie ses logiques de puissance (commerce, finance et haute technologie). Pour ce faire, il faudrait échapper à cette logique du « chacun pour soi » qui sublime l’égoïsme logé au fond de chacun d’entre nous et conduit à privilégier des intérêts mercantiles à court terme. Aux puissances de l’ancien Occident, il appartient de dépasser la tentation du cocooning et du repli sur son écosystème « végan » (ou autre), en se croyant à l’abri d’illusoires parapets. Au nouvel Occident incarné par les Etats-Unis, il revient de dépasser la tentation de la « puissance solitaire », retranchée sur une « grande île du monde » dont l’invulnérabilité géostratégique a pris fin avec la révolution balistico-nucléaire. Au vrai, le problème est bien plus fondamental. Conformément à la prophétie de Nietzsche, l’Occident est plongé dans le nihilisme du « dernier Homme » et cela transparaît dans le quotidien de notre modernité tardive comme dans les politiques du ressentiment brandies par diverses minorités. En guise de consolation, ne pensons pas que les Chinois de RPC soient guidés par une haute spiritualité ou une grande idée, mais ils sont mus par un formidable appétit et une volonté de revanche sur l’Histoire. C’est déjà beaucoup.

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