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La kétamine, nouvel espoir pour les dépressifs profonds ? Pas si vite...
©Pixabay

Solution miracle ?

La kétamine, administrée par voie nasale, diminuerait le risque de suicide chez les patients dépressifs, d'après de récentes études. Un traitement qui, bien entendu, comporte des risques.

Catherine Grangeard

Catherine Grangeard

Catherine Grangeard est psychanalyste. Elle est l'auteur du livre Comprendre l'obésité chez Albin Michel, et de Obésité, le poids des mots, les maux du poids chez Calmann-Lévy.

Elle est membre du Think Tank ObésitéS, premier groupe de réflexion français sur la question du surpoids. 

Co-auteur du livre "La femme qui voit de l'autre côté du miroir" chez Eyrolles. 

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Stéphane Gayet

Stéphane Gayet

Stéphane Gayet est médecin des hôpitaux au CHU (Hôpitaux universitaires) de Strasbourg, chargé d'enseignement à l'Université de Strasbourg et conférencier.

 

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Atlantico : Selon plusieurs études, dont la dernière a été publiée par The American Journal Of Psychiatry, le traitement de la dépression par voie nasale à la kétamine permettrait de réduire les symptômes de la dépression et les pensées suicidaires. Une approche qui semble être confirmée par le Collège Royal des psychiatres, au Royaume Uni, qui évoque des signes d'amélioration "importants" pour les patients. Cependant, les effets s'estomperaient après 25 jours. Que peut apporter un tel traitement par voie nasale à la Kétamine ? 

Stéphane Gayet : Avant toute chose, il est indispensable de préciser ce qu'est la kétamine. C'est un produit d'anesthésie générale, de type non barbiturique (au contraire, un exemple de produit anesthésique général de type barbiturique et d'action rapide est le thiopental, PENTHOTAL). Ce n'est pas une substance naturelle : son histoire commence dans les années 1950 aux Laboratoires Parke-Davis de Detroit. C'est en 1962 que Calvin Stevens parvient à la synthétiser. La kétamine est étudiée chez l’homme en 1964 par Domino et Corssen qui décrivent l’anesthésie dite "dissociative" (une catalepsie ou sorte de torpeur, une amnésie ou oubli de l'épisode ainsi qu'une analgésie ou suppression de la douleur, mais sans perte réelle de conscience).

Elle est brevetée en 1966 sous le nom de kétalar et administrée aux blessés de la guerre du Vietnam. Mais ses effets psychédéliques et l’arrivée du propofol (autre produit anesthésique général, d'action très rapide et de courte durée : DIPRIVAN) conduisent à la laisser de côté. Toutefois, la mise en évidence de son mode d'action (découverte du récepteur neurologique "NMDA" qu'elle inhibe de façon non compétitive) révolutionne la compréhension de l’hyperalgésie (survenue de douleurs très intenses), mais aussi du fonctionnement psychique. Au début des années 1990, la découverte de l’hyperalgésie induite par les opioïdes (produits morphiniques : dérivés de la morphine) induit un changement dans la prise en charge de la douleur et le retour de la kétamine comme médicament anti-hyperalgésique.

Aujourd'hui, la kétamine est un médicament (première commercialisation en France en 1988) d'anesthésie générale. Elle agit vite et a une courte d'urée d'action ; son emploi est assez sécurisant. Après administration intraveineuse, elle se distribue rapidement dans les organes richement vascularisés, dont le cerveau, puis dans les tissus moins vascularisés. Il existe une synergie (potentialisation) entre la kétamine et les dérivés de la morphine (la première inhibe les récepteurs NMDA, ce qui annule l’effet facilitateur de la douleur, paradoxal, induit par la morphine).

De plus, la kétamine a également un effet antalgique (diminution de la douleur, comme celle exercée par le paracétamol et l'aspirine, mais de façon beaucoup plus faible qu'elle). Cette action est utilisée en cancérologie lors de douleurs intenses et rebelles, non soulagées par les autres antalgiques dont les dérivés morphiniques (donnés seuls ou en association, notamment en soins palliatifs). Elle peut être administrée en injection intramusculaire ou sous-cutanée, en plus de la voie intraveineuse.

Mais la kétamine est également une drogue illicite, un produit stupéfiant. Son mésusage est apparu dans les années 1970 à New York, puis dans les années 1990 en Europe, surtout dans des soirées festives (rave, teufs, clubs, boîtes de nuit). Peu utilisée dans la population générale, elle concerne surtout les adultes de 18 à 25 ans. C’est une poudre cristalline blanche (pouvant être confondue avec la cocaïne ou l’héroïne), disponible en comprimés ou en liquide. Elle peut être mélangée à d’autres drogues comme le GHB, l’ecstasy et ses dérivés, le 2-CB (hallucinogène et aphrodisiaque au faible potentiel addictif), la cocaïne… lors de soirées dans les clubs ou dans les "méga boîtes" à la frontière française par exemple. Elle porte différents noms : ket, vitamine K, super K, kit kat, spécial K, ketty, vitamine C… Elle est surtout consommée par voie nasale ou orale, mais peut également être injectée par voie intraveineuse ou intramusculaire. Immédiatement après son administration, il se produit une forte sensation d’apaisement, une analgésie, une anxiolyse (disparition de toute anxiété) et une désinhibition qui durent entre 10 et 40 minutes. Survient ensuite une phase hallucinatoire psychosensorielle de 4 à 6 heures, qui concerne la vision, l’ouïe, la notion du temps et la perception des mouvements. La kétamine peut provoquer un état de dissociation (incohérence de la pensée, des sentiments et du comportement) avec une dépersonnalisation et une déréalisation, ainsi que même une sensation de mort. Les effets dépendent de la dose et de l'individu.

Ce sont des travaux récents qui ont montré qu’une perfusion avait une action antidépressive très rapide (en quelques heures), contrastant avec le délai habituel de 15 jours des antidépresseurs habituels. Il a également été démontré que des perfusions répétées - sur de petits groupes de patients souffrant de dépression résistant au traitement - pouvaient s’avérer efficaces à court terme, voire à moyen terme. La question du maintien dans le temps de l’effet antidépresseur, celles de la supériorité éventuelle des injections répétées par rapport à une injection unique et celle du taux de sujets répondeurs restent encore à étudier. Une méta-analyse (synthèse complexe d'analyses) - de 21 essais incluant 437 patients souffrant d’épisode dépressif majeur - confirme que la kétamine réduit de façon importante les symptômes dépressifs, lors d’évaluations réalisées de la quatrième heure jusqu’au quatorzième jour après une perfusion unique ou répétée. Au-delà de cette durée, on ne trouve pas d’effet résiduel significatif du traitement initial intraveineux. L’effet d’une injection unique est proche de l’effet d’une administration répétée. Cependant, les taux de réponses sont très variables suivant les études, allant de 40 % d’efficacité dans certaines études, jusqu’à 70 % dans d’autres. Il faut préciser que l'on obtient des taux élevés y compris chez des patients souffrant de dépression résistante. L’effet à la quatrième heure suivant l’injection est un critère prédictif de la réponse ultérieure. C'est donc plus récemment que l'administration de la kétamine par voie nasale a donné de très bons résultats dans les formes de dépression sévère avec idées suicidaires et résistant aux antidépresseurs habituels.

Catherine Grangeard : Il ne s’agit en rien d’un nouveau traitement miracle ! L’étude en question précise qu’il s’agit d’un traitement en 2ème ou 3ème intention dans des dépressions sévères. C’est-à-dire lorsque d’autres traitements ont échoué. La durée limitée dans le temps des effets incite aussi à la plus grande prudence. Le laboratoire qui réalise ces essais peut avoir bien évidemment intérêt à communiquer sur son produit, mais il faut raison garder.

Nous reviendrons sur les effets secondaires de cette molécule, déjà médicalement utilisée en voie intraveineuse et détournée de son usage par une utilisation en tant que drogue. Elle procure des hallucinations. Les effets sont bien réels. Ce produit est d’abord connu et utilisé comme inducteur d’anesthésie du système nerveux central. L’action est donc bien réelle, le problème n’est pas là. Son usage doit être extrêmement encadré, limité. Justement en raison de son action qui ne doit pas être banalisée, le recours à ce produit ne doit être que temporaire et uniquement sous surveillance médicale.

Il faut ajouter à cela que seule une prise en charge des causes d’une dépression si grave pourra amener la personne à se stabiliser.

Dès lors, doit-on voir la kétamine comme un outil parmi d'autres pour en arriver à traiter les patients ? Ne s'agit-il que d'un moyen d'appoint permettant d'apporter un support à des patients dans un état de dépression sévère ? 

Catherine Grangeard : Oui, absolument. C’est une utilisation médicale parmi d’autres molécules. Ce n’est pas anodin et le public ne peut penser avoir là une solution adaptée à toutes sortes de problématiques dépressives, à toutes personnes. Et ce n’est pas un quelconque outil dans une boîte à outils. Utiliser un spray pourrait banaliser son usage, or, nous sommes face à une molécule qui n’a rien de banal.

Je veux vraiment attirer l’attention des lecteurs sur les dangers des informations grand public lorsqu’il s’agit de médicaments très puissants. Ici, nous parlons d’une intervention en 2ème ou 3ème intention. Si on espère une efficacité, on doit donc bien comprendre qu’il ne s’agira en aucun cas d’automédication. Seul le médecin est qualifié pour décider d’une décision amenant à tenter un tel recours.

Et ce n’est pas parce que certains médicaments sont en cours d’essai qu’il faut les accueillir avec un espoir démesuré. Il se peut que, dans certains cas, ce soit une aide. Ni plus, ni moins. Par ailleurs, nous l’avons dit et nous le redisons, creuser les causes des dépressions sont parfois les meilleurs remèdes. Lorsqu’il s’agit de modes de vie qui créent ces dépressions, ce sera à ce niveau qu’il faut intervenir !

Stéphane Gayet : Ces résultats bien qu’encourageants demandent encore à être confirmés par de grandes études contrôlées, qui permettront également d’étudier la sécurité d’emploi et le risque éventuel de conduites addictives ultérieures. Il est certain que la mise au point d'une forme nasale avec la facilité d'administration qu'elle constitue, s'ajoutant à sa rapidité d'action (les antidépresseurs ayant presque tous une action lente à se manifester : plusieurs semaines) et à son effet incisif efficace vis-à-vis de la tendance suicidaire, sont des arguments forts en faveur de son utilisation dans cette indication précise.

La kétamine par voie nasale pourrait donc effectivement constituer une alternative thérapeutique (mais de courte durée) chez les personnes souffrant d'une dépression sévère avec tendance suicidaire, quand les antidépresseurs habituels sont peu efficaces, cela avant de prendre le relai avec d'autres produits moins toxiques.

Quels sont les risques d'abus d'un tel produit ? 

Stéphane Gayet :  La réponse à cette question fait appel aux données concernant la toxicomanie à la kétamine. Les complications à court terme sont les troubles du comportement, l’état de délire aigu, l’attaque de panique et le "K-hole" (sorte de "trou noir" avec des troubles cognitifs et comportementaux, des hallucinations à type de sensation de mort imminente et de déréalisation, ainsi que des cauchemars). Le "K-hole" est proche du "Bad trip" provoqué par le LSD : le "Bad trip" est une expérience psychique pénible pouvant se manifester par une crise d’angoisse aiguë ou hallucinatoire, ou encore un état délirant. La diminution brutale des effets de la kétamine est à l’origine d’une "descente" douloureuse, à la fois psychologiquement et physiquement. Le surdosage en kétamine peut provoquer une dépression respiratoire, un arrêt cardiaque, des convulsions, un coma et même une mort subite. Son utilisation combinée avec d’autres produits stupéfiants est particulièrement dangereuse. Le risque de dépression respiratoire est notamment majoré lors de la consommation d’alcool ou d’autres drogues psychoactives.

L’usage régulier et prolongé de la kétamine peut conduire à un syndrome de dépendance, voire à un "Flash-back", classiquement décrit chez les sujets abusant du LSD : c'est un souvenir des sensations liées à la consommation du produit, mais sans en prendre. Cela peut durer jusqu’à une année. La consommation régulière et prolongée de la kétamine peut aussi provoquer d’importants troubles cognitifs et altérer la mémoire, l’attention, la faculté de concentration et les fonctions exécutives (telles que la prise de décision et l'aptitude à répondre qui peut être inhibée). Le "K-hole" peut conduire à un syndrome post hallucinatoire persistant, avec l'installation irréversible de symptômes délirants et dissociatifs (incohérence de la pensée, des sentiments et du comportement).

On voit donc que la kétamine est un produit stupéfiant assurément toxique en prise prolongée, qui ne peut être utilisé pour traiter la dépression que de façon assez brève et dans des cas particulièrement sévères et bien définis.

Catherine Grangeard : La molécule est donc un perturbateur du système nerveux central avec un puissant effet hallucinatoire, ce que les toxicomanes recherchent. Les effets sont très néfastes, tant en termes psychiques cela va des impressions de dédoublement, de dissociation corps/esprit) des troubles de l’humeur, du comportement, aux délires qu’en termes physiques (peau, yeux, muscles, respiration, coeur). Il est donc déconseillé aux femmes enceintes, allaitantes ainsi qu’aux personnes ayant eu au préalable un AVC, et d’autres problèmes de santé sérieux. Or, laisser croire qu’une nouvelle molécule sera la solution aux dépressions sévères risque de décevoir ou de créer des mésusages. N’oublions pas que le produit circule, certes de façon illicite, mais il circule dans de nombreux endroits. Il faut mettre en garde ! Car laisser penser qu’une molécule utilisable en spray pourrait dédouaner l’usage hors contrôle médical serait une catastrophe, un dégât collatéral que l’on peut d’ores et déjà envisager. Nous nous devons de rappeler les dangers des molécules actives. Il y a d’un côté celles qui ne servent à rien et d’un autre celles qui ne doivent être utilisées que médicalement, très encadrées, car si elles agissent c’est aussi qu’elles peuvent être dangereuses.

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