Le monde d'après
Cachez-moi ces vieux que nous ne saurions voir... : pourquoi il faudra bien plus que de l’argent public pour sortir les Ehpad de leur malaise
Les salariés des maisons de retraite sont appelés à la grève par sept organisations syndicales, qui dénoncent les sous-effectifs et des conditions de travail difficiles. Cette "colère" permet de lever le voile sur le défi majeur de la vieillesse dans nos sociétés occidentales.
Bertrand Vergely
Bertrand Vergely est philosophe et théologien.
Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).
Serge Guérin
Serge Guérin est professeur au Groupe INSEEC, où il dirige le MSc Directeur des établissements de santé. Il est l’auteur d'une vingtaine d'ouvrages dont La nouvelle société des seniors (Michalon 2011), La solidarité ça existe... et en plus ça rapporte ! (Michalon, 2013) et Silver Génération. 10 idées fausses à combattre sur les seniors (Michalon, 2015). Il vient de publier La guerre des générations aura-t-elle lieu? (Calmann-Levy, 2017).
Atlantico : ce mardi 30 janvier, sept syndicats ont appelé à la grève des personnels des maisons de retraite, principalement pour des raisons de moyens et de sous-effectifs, une situation qui permet de lever le voile sur le défi majeur de la vieillesse dans nos sociétés occidentales. Comment expliquer cette mauvaise conscience qui semble accompagner le silence relatif de nos sociétés sur une question pourtant prioritaire ? Quelles sont les moteurs de cette mauvaise conscience, de ce qui ressemble de plus en plus à un sentiment de culpabilité dont on chercherait à se débarrasser ?
Serge Guérin : Dans notre société, qui est centrée sur la performance, la production, la consommation et sur la nouveauté, le "vieux", d'une certaine manière, par sa présence, créé une mauvaise conscience, puisqu'il va un peu à l'inverse de tout cela. Nous rêvons d'une société aseptisée, lisse et propre et sur elle, et les personnes âgées, la réalité humaine, montrent que notre société n'est pas faite que de cela. L'humanité de nos sociétés, ce sont des gens qui peuvent avoir des difficultés de santé, une notion d'accompagnement de personnes fragiles qui peuvent être âgées ou malades. La présence même dans l'espace public de personnes âgées vient contester une vision centrée sur la réussite ou la performance. Dans une société économique qui fonctionne beaucoup sur l'obsolescence programmée, les gens âgés contestent cela ou le refusent en vivant. C'est une contradiction entre une idéologie et la réalité des personnes. C'est un retour du réel. Les plus âgés sont là et montrent bien qu'une société ne se limite pas et ne fonctionne pas qu'avec la productivité.
Qu’est-ce qui meut cette mauvaise conscience, une mauvaise conscience ressemblant à un sentiment de culpabilité dont on aimerait bien se débarrasser ?
Quels ont été les moteurs du passage d'une société reposant sur l'autorité des "anciens" à celle d'une vision purement économique et médicale de la vieillesse ?
Serge Guérin : Ce qui est intéressant dans cette question, c'est que nous assistons à cette transformation alors que jamais il n'y avait eu autant de gens âgés, fragiles, malades ou handicapés etc…Si l'on met bout à bout tous les gens "couchés" d'une manière ou d'une autre directement, ou leur entourage, on voit que la moitié de la population française est concernée par ces questions. Le moteur de cette bascule est idéologique, passant d'une notion de transmission aux mots de "nouveau monde" qui sont assez symptomatiques. Croire que le nouveau monde fait table rase de l'ancien, comme les chanteurs de l'Internationale parlaient de table rase du passé, c'est d'une certaine manière nier qu'il y a eu des racines, qu'il y a eu des gens avant nous et qu'il y a des personnes âgées. L'angle mort de la modernité serait de refuser que celle-ci soit construite sur d'autres générations. D'une certaine manière, on voudrait que le monde recommence à partir d'une page blanche.
Or le monde n'est jamais une page blanche et la richesse du monde est aussi faite d'une histoire, qu'elle soit positive ou négative. Ce nouveau monde, ce mépris pour l'ancien laisse penser qu'il faudrait tout effacer comme une touche "delete" sur un ordinateur. L'humanité ne fonctionne pas comme ça, ce sont des permanences et des ruptures. On veut nier cette transmission par la modernité, les objets techniques, les tablettes numériques etc…On ne parle plus de partage ou de réciprocité, pourtant aujourd'hui les personnes âgées ne sont absolument pas gênées de dire qu'ils apprennent de leurs petits-enfants. Eux ont fait cette révolution d'une certaine manière. Et les jeunes peuvent également faire le constat, dans les entreprises par exemple, que les plus âges les ont aidés à comprendre et à apprendre. Il y a beaucoup plus d'échange, de réciprocité, et de respect dans la société elle-même que ne le pensent et que ne l'ont nos décideurs, ou des gens qui vont faire du marketing. Il y a un peu deux sociétés, celle du haut qui nie en grande partie ces réalités là avec une idéologie qui nie qu'il est possible d'apprendre des anciens et celle d'une réalité sociale vécue ou beaucoup de gens s'organisent, créer des solidarités comme chercher les petits-enfants qui fait que la société tient et fonctionne notamment en prenant en compte cette solidarité et cette réciprocité intergénérationnelle.
Quelles sont les conditions permettant de sortir d'une telle vision, et qui aboutirait à plus grande intégration des personnes âgées dans la société, dans la vision de son avenir ?
Serge Guérin : Peut-être que la condition majeure serait juste de penser en termes de prévention. Nous avons mis un principe de précaution dans la Constitution, j'aurais préféré un principe de prévention. Pour des questions de santé, de transport, de logement, d'équipement des villes, d'aménagement du territoire, diplômes, formations si on pensait plus en amont, en termes de prévention, on réduirait la fragilité d'un certain nombre de personnes, on favoriserait la création d'emplois d'accompagnement de ces personnes et donc on intégrerait beaucoup mieux, on "inclurait" beaucoup mieux toutes ces générations qui finalement travailleraient de concert pour tout simplement une société plus agréable à vivre. Évidemment, cela repose sur un postulat, c'est que l'on ait aussi envie de partager une histoire commune, un destin commun, et un minimum de valeurs.
En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.
Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !