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Le jour où une actrice sulfureuse et un compositeur excentrique ont ouvert la voie au Wi-FI, le GPS et le Bluetooth
©DR

Bonnes feuilles

Inspirées des histoires d'innovations qui nous conduisent au plus près des grands inventeurs, les techniques et les habitudes créatives présentées ici sont le point fort de ce livre. Extrait de l'ouvrage "L'art de l'innovation" de Jean-Christophe Messina et Cyril de Sousa Cardoso, aux éditions Eyrolles (2/2).

Jean-Christophe Messina

Jean-Christophe Messina

Jean-Christophe Messina, associé fondateur d'Audalom, est conseiller auprès de dirigeants et d'équipes dans l'accompagnement à la transformation des organisations et des territoires par l'intelligence collective.

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Cyril de Sousa Cardoso

Cyril de Sousa Cardoso

Cyril de Sousa Cardoso, associé fondateur d'Audalom, est expert en méthodes de gestion de projets d'innovation, spécialiste et conférencier sur le thème de l'histoire de la créativité et des inventions.

 

 

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Décembre 1940. Chateau Marmont. West Hollywood. Los Angeles. Californie. États-Unis.

Costume en tweed, cravate, bien coiffé avec une raie sur le côté, George Antheil pénètre dans la salle du bar du Chateau Marmont. Il balaye du regard la salle ornée de grands lustres. Il constate avec soulagement qu’elle n’est pas encore arrivée. À l’invitation du barman, il décide de s’asseoir dans l’un des larges fauteuils en velours positionnés près de la grande baie vitrée. Sans être intimidé, George se sent excité, on ne rencontre pas tous les jours la plus belle femme du monde, Hedy Lamarr. À 26 ans, l’actrice d’origine autrichienne possède déjà une renommée mondiale et une réputation sulfureuse. Sept ans plus tôt, et bien avant d’arriver à Hollywood, elle a interprété un rôle dans le film polémique Extase, où elle apparaît nue et simule une scène d’orgasme. Ce sont deux premières dans l’histoire du cinéma qui lui valent alors d’être autant applaudie par la critique que condamnée par les autorités religieuses. Cette réputation sulfureuse acquise en Europe ne l’a pas quittée aux États-Unis. Cela ne freine pas son succès. Liée à la MGM, le plus grand studio d’Hollywood avec qui elle a négocié un avantageux contrat, elle s’apprête prochainement à jouer dans le prochain film de Victor Fleming, le metteur en scène d’Autant en emporte le vent.

À travers la vitre, George aperçoit une limousine s’arrêter devant les marches de l’hôtel. Le chauffeur sort et ouvre la porte arrière. Hedy Lamarr apparaît, coiffée d’un chapeau. Ses gants et son sac à main sont assortis. Dans sa robe noire et cintrée, marquée par une ceinture qui souligne sa taille fine, la jeune actrice monte les marches avec une démarche élégante, fluide et sensuelle. Alors qu’elle entre dans la pièce, George observe que le barman a du mal à contenir sa surprise et son intimidation face à cette brune à la beauté époustouflante. Hedy aperçoit George et lui adresse un doux sourire en prenant sa direction. Dans le bar, toutes les conversations semblent s’être interrompues.

George, qui s’est levé pour saluer la jeune femme, ne peut s’empêcher de se demander pourquoi diable cette femme à la silhouette si parfaite souhaite-t-elle augmenter la taille de ses seins ? Oui, c’est bel et bien la raison de leur rencontre du jour. George, le touche-à-tout, s’est autoproclamé spécialiste en endocrinologie féminine, la science des hormones. Hedy, qui porte un soin important à sa personne et à son physique, souhaite bénéficier de ses conseils.

Le barman apporte les verres commandés par George et Hedy. Un Rose, le célèbre cocktail parisien pour madame, et un Clacquesin pour monsieur. La conversation a quitté le champ de l’endocrinologie pour celui de la musique. Hedy le sait, George est avant tout compositeur et pianiste. Elle souhaite en savoir plus sur cet homme qui semble s’intéresser à tant de sujets. Il lui raconte comment, né aux États-Unis, il est parti en Europe au début des années 1920. Avec passion, il lui raconte son installation et sa vie à Paris, où il a rencontré et fréquenté des esprits et artistes brillants qui l’ont stimulé, l’artiste français Fernand Léger, le romancier et poète irlandais James Joyce, l’écrivain et journaliste américain Ernest Hemingway, les peintres et sculpteurs Pablo Picasso et Salvador Dali, le Français qui voulait placer de la poésie partout Jean Cocteau, ou encore, et surtout, le génial compositeur et pianiste russe Igor Stravinsky. C’est là-bas qu’il débute véritablement sa carrière de compositeur.

George explique à Hedy comment il s’est passionné pour les pianolas aussi appelés « pianos mécaniques ». Ces pianos jouent de la musique sans intervention humaine en associant astucieusement piano, rouleau perforé et système pneumatique. La partition que l’on souhaite jouer est reportée sur le rouleau sous la forme de trous de diffé- rentes longueurs. Au sein du pianola, à chaque touche est associé un marteau actionné par un tube relié au système pneumatique. C’est devant ces tubes que se déroule le rouleau perforé. Pour un tube donné, lorsqu’il n’y a pas de trou, l’air ne passe pas dans le tube et le marteau associé n’actionne donc pas sa note. À l’inverse, lorsqu’un trou apparaît sur le rouleau perforé, l’air passe, actionnant le marteau qui appuie et joue donc sa note, plus ou moins longtemps suivant la longueur du trou. Porté par une vision futuriste de la musique, George explique à Hedy qu’il a créé un « Ballet mécanique » où seuls deux pianistes jouaient au milieu de seize pianos mécaniques synchronisés, de plusieurs cloches électriques, de grosses caisses, de xylophones et d’une dizaine d’autres instruments. Ses yeux brillent lorsqu’il tente de faire revivre à la jeune femme qui l’écoute le succès qu’il a rencontré lors de la première donnée à Paris… Malheureusement, il n’arrivera pas à reproduire ce succès aux États-Unis quelques années plus tard, où sa musique est perçue comme une multiplication de bruits n’ayant rien à voir avec de la musique. Hedy se retrouve alors dans le récit du compositeur lorsque celui-ci lui explique qu’après s’être installé à Berlin, la montée du nazisme qu’il ne supportait pas l’a poussé à revenir définitivement aux États-Unis et à écrire des compositions musicales pour le cinéma hollywoodien. Depuis, la guerre s’est déclenchée sur le continent européen.

Terminant son cocktail, Hedy raconte à George comment la montée du nazisme l’a également poussée à quitter l’Europe… et son mari. Il y a sept ans, sous la pression de ses parents et alors qu’elle n’avait que 20 ans, elle s’est mariée à un vieil homme, Friedrich Mandl, l’un des plus grands marchands d’armes du monde. À ses côtés à Vienne, elle a côtoyé la haute société européenne. Rencontré Hitler et Mussolini qui venaient faire affaire avec son mari. Mais pour elle, issue d’une famille juive, cette implication dans la montée du nazisme n’était plus supportable. C’est l’une des raisons qui l’ont incitée à fuir son mari et l’Autriche pour rejoindre l’Amérique, assumant ainsi l’échec de son mariage. Le barman apporte les seconds verres commandés par George. Celui-ci décide alors de lever son verre à la victoire des Alliés, suivi par Hedy. Leur antinazisme, qui les a conduits à quitter l’Europe, ne possède aujourd’hui qu’un espoir, la chute du Troisième Reich.

Mais comment contribuer à cette victoire et sauver ce continent tant aimé ? George se tente à cette question… un peu absurde pour un compositeur de musique et une actrice d’Hollywood. Mais, à sa surprise, Hedy semble avoir une idée… ou en tout cas un début de réponse. Elle lui explique comment, lors des dîners donnés par son mari, les conversations tournaient très souvent autour des nouvelles armes de guerre. Si Hedy était très silencieuse lors de ces échanges, elle écoutait. Attentivement. Elle a notamment compris que le radioguidage des torpilles est un enjeu majeur. En effet, lors du tir d’une torpille, celle-ci est guidée par un signal radio transmis via une fréquence de transmission. Alors qu’il écoute la jeune actrice lui expliquer ce problème d’ingénierie militaire, George prend conscience de l’immense intelligence d’Hedy. Une intelligence qu’on ne peut percevoir si on en reste à la porte de son incroyable beauté. Elle poursuit son explication. L’enjeu est donc de sécuriser le système de communication des torpilles pour fiabiliser leur guidage. Pour s’assurer de la compréhension du problème par George, elle lui explique le principe du guidage radio. Le signal radio d’entrée (les informations de trajectoire) envoyé par l’émetteur (le sous-marin ou le navire qui tire la torpille) vers le récepteur (la torpille) est transporté dans l’espace par l’intermédiaire d’une fréquence de transmission.

Le principe consiste à déplacer la fréquence du signal radio d’entrée dans une gamme de fréquence beaucoup plus élevée (la fréquence de transmission). Ce signal modulé est ensuite transmis dans l’espace (étant dans une fréquence élevée le signal est moins perturbée par l’air environnant). Une fois capté par le récepteur, le signal est ramené par une opération inverse dans sa fréquence initiale pour être ensuite interprétée. Le problème est que cette fréquence de transmission peut facilement être brouillée, voire interceptée, par l’ennemi, perturbant, voire empêchant, le radioguidage de la torpille. C’est ici que Hedy apporte son idée, changer régulièrement de fréquence de transmission en synchronisant le choix de la fré- quence entre l’émetteur (le sous-marin ou le navire qui tire la torpille) et le récepteur (la torpille). Si l’idée lui semble claire, elle se confronte cependant à la problématique de la synchronisation du choix de la fréquence entre l’émetteur et le récepteur. George reprend au bond cette interrogation qui lui évoque les pianos mécaniques… En effet, deux rouleaux perforés (l’un du côté de l’émetteur et l’autre du côté du récepteur) identiques, démarrant au même moment et tournant à la même vitesse, pourraient indiquer de manière synchronisée quelle fréquence de transmission utiliser, et ce sans que l’ennemi le sache. Même s’il capte le signal à un moment donné, il ne peut le suivre sur la fréquence suivante empêchant l’interception ou le brouillage du système de communication.

Il est tard ce soir lorsque, après un échange endiablé, ils décident de se lancer dans le dépôt d’un brevet qu’ils souhaitent mettre à disposition de l’armée américaine, au profit de l’effort de guerre. Dans les jours qui suivent, ils contactent le professeur Samuel Stuart Mackeown de l’Institut technologique de Californie. Ils lui présentent les grandes lignes de leur nouvelle idée. Ensemble ils finalisent les détails. Leur système va bel et bien reposer sur l’idée de placer deux rouleaux perforés, l’un du côté de l’émetteur, l’autre du côté du récepteur, permettant de synchroniser les fréquences de transmission. Pour s’assurer du démarrage synchronisé des deux rouleaux, ils les fixent à l’arrêt grâce à un système électromagnétique dont le courant électrique est transmis par un fil qui relie les deux rouleaux. Lorsque la torpille est tirée, le fil se rompt, le système électromagnétique se désactive et débloque au même moment les deux rouleaux qui tournent alors à la même vitesse grâce à deux moteurs parfaitement identiques. Émetteur et récepteur communiquent parfaitement. L’alternance des fréquences de transmission empêchant interception et brouillage. Le 10  juin 1941, Hedy Lamarr et George Antheil déposent à Los Angeles le brevet « US 2292387 A », intitulé « Système secret de communication ». Le brevet proposé permet au système émetteur-récepteur d’une torpille de changer de fréquence, rendant indétectables les attaques sous-marines. Ils rendent ce brevet immédiatement libre de droits pour l’armée américaine… qui ne va pas l’utiliser.

Tombant un temps dans l’oubli, l’invention de Hedy et George va cependant bien plus loin que le simple système de radioguidage des torpilles initialement proposé. S’il permet, dans un système émetteur-récepteur sans fil de n’être ni brouillé ni intercepté, on découvrira plus tard qu’il améliore également la qualité et la capacité de la transmission.

Leur idée va cependant refaire surface, sans lien apparent avec leur brevet, durant les années 1990, sous le nom d’« étalement de spectre », pour être utilisée au sein de technologies telles que la téléphonie mobile, le GPS, les liaisons sans fil comme le Bluetooth ou encore le Wi-FI…

Extrait de l'ouvrage "L'art de l'innovation" de Jean-Christophe Messina et Cyril de Sousa Cardoso, aux éditions Eyrolles

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