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Pourquoi l'union monétaire n'engendrera pas plus une union politique en 2017 qu'en 1997
©PIERRE-PHILIPPE MARCOU / AFP

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraeli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXè siècle.

Disraeli Scanner

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Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Londres,

Le 1er ocotobre 2017

Mon cher ami,

En regardant l'autre soir l'enregistrement du discours de votre président consacré à l'Europe, je me suis rappelé l'année où nous avons fait connaissance, sur les bancs de la Sorbonne. Nous partagions la même impression sur la forteresse académique juchée sur les pentes de la Montagne Sainte Geneviève. Ce bâtiment a quelque chose d'étouffant; il est fermé sur lui-même. N'y a-t-il pas une vision potentiellement terrifiante derrière l'idée d'enfermer tous les savoirs dans un seul bâtiment? N'est-ce pas une tentation totalitaire? Je ne peux m'empêcher, chaque fois que je revois la vieille bâtisse, de songer à Oxford ou à Cambridge et à leur chapelet de collèges à taille humaine. N'est-ce pas, d'ailleurs, l'apparence qu'avait le Quartier Latin avant 1789? Et il est heureux qu'aujourd'hui une multiplicité de bâtiments, d'écoles et d'universités couvrent à nouveau le territoire parisien. La vie a repris ses droits. On n'enclôt pas le savoir comme le pensaient vos pères de la fin du XIXè siècle.

Vous avez dit la Sorbonne?

Je ne voudrais pas, pour autant, dénigrer le choix du lieu effectué par votre président pour prononcer un discours-fleuve sur l'Europe. La Sorbonne est connue dans le monde entier. Et puis comment ne pas apprécier qu'un homme politique commence par rendre hommage aux gens d'esprit, aux universitaires en commençant une allocution sur la crise que traverse votre Union Européenne et sur les moyens de la surmonter. On ne pouvait, d'ailleurs, s'empêcher de sourire en entendant Emmanuel Macron proclamer la prééminence des idées, la préexistence des visions. Ce jeune homme né en 1978 n'a semble-t-il jamais entendu parler du marxisme ni de l'aura qu'eut celui-ci en Sorbonne précisément au milieu du XXè siècle. Lui qui n'aime pas le "monde d'avant", il se projette dans "le monde d'encore auparavant", celui des grands professeurs de philosophie idéalistes dont la voix sonore emplissait les amphis de la Sorbonne vers 1900.

Peut-être les historiens seront-ils frappés, un jour, par le côté décalé du président français élu en 2017. Cet homme qui aime tant parler de la transition numérique est aussi capable de s'enfermer dans de vieilles balivernes. Comment un homme aussi intelligent peut-il continuer à affirmer que c'est la construction européenne qui a suscité l'esprit de paix alors que c'est la victoire de l'esprit de paix, après 1945, qui a rendu possible la coopération sur le continent? Comment un homme qui accorde tant d'importance à la culture comme ciment de l'Europe peut-il faire comme s'il avait fallu attendre 1950 pour voir naître un esprit européen? Ne parlait-il pas dans un lieu qui manifeste plus que d'autres que l'Europe existe depuis longtemps, qu'elle préexiste à la volonté des peuples: au Moyen-Age, il existait déjà une Europe des universités. Et ce n'est d'ailleurs pas un hasard si, depuis les années 1980, l'une des plus belles réussites européennes se situe dans le même secteur: Erasmus, le processus de Bologne, le European Research Council ont construit et construisent encore une Europe concrète et rayonnante.

Je ne limiterai pas les aspects positifs du discours de votre président à son plaidoyer vigoureux pour la création d'universités européennes. Mais on sentait bien qu'il s'appuyait en l'occurrence sur une réalité déjà bien développée et qu'il sait, dans ce domaine, où aller. Je n'en dirai pas autant de l'ensemble de ses propositions. Avant même de m'arrêter sur trois points très contestables de sa vision de l'Europe, je voudrais vous faire part de la stupeur dans laquelle m'a plongé la performance de mardi dernier. J'ai retrouvé l'impression que j'avais eue la première fois que j'ai rencontré Emmanuel Macron, à l'automne 2015: cet homme est doué d'une énergie peu commune; on comprend vite pourquoi il a écrasé toute la classe politique française ces deux dernières années. Et pourtant, on se dit au bout d'un moment que les contenus professés sont loin d'alimenter l'énergie du personnage. C'est sans doute la raison pour laquelle il a tendance à vouloir embrasser toujours plus: dans la partie de son discours consacrée à la démocratie européenne nous avons vu soudain surgir la perspective d'un mouvement politique transnational qui s'appellerait "l'Europe en marche". Comme s'il s'était par avance résigné à ne pas maîtriser cette France qui lui échappe déjà en partie et, du coup, décidait de multiplier la mise, en se promettant de rejouer le même coup à l'échelle de l'Union européenne.  Maois votre président ne semble pas voir que les problèmes non surmontés en France sont, précisément, démultipliés à l'échelle européenne. J'en donnerai trois exemples.

La souveraineté n'est pas la puissance

Emmanuel Macron a été élevé dans la tradition récente de la philosophie continentale européenne, largement dominée par la pensée allemande et il répète le contresens si répandu, que ne commettrait jamais un penseur de culture anglophone - pas plus qu'un esprit resté fidèle au droit romain: il confond souveraineté et puissance. Lorsque le président français parle de la souveraineté européenne, il veut désigner en fait la capacité de l'Europe à agir. Cela s'appelle la maîtrise, le pouvoir de faire.. La souveraineté, c'est autre chose, c'est une affaire de juridiction. Le souverain c'est celui qui dit le droit en dernier ressort sur un territoire délimité par des frontières. La souveraineté n'est pas une question de taille. Monaco ou le Vatican sont des Etats souverains. L'Autriche, moins peuplée que la Bavière, est un Etat souverain alors que la Bavière ne l'est pas puisqu'elle fait partie de la République Fédérale d'Allemagne.

L'Europe a fonctionné tant que l'on n'a pas confondu la souveraineté et la puissance. Des Etats souverains peuvent décider de conjuguer leurs forces pour maîtriser un problème qui dépasse leurs frontières respectives. C'est l'Europe selon De Gaulle. Cela ne veut pas dire que l'on crée alors une "souveraineté européenne".  Cette dernière demanderait une union politique complète, une vision claire de ce qui fonde une juridiction européenne. Et contrairement à ce que croit toute un courant de pensée issu de Carl Schmitt et de Hans Kelsen, la souveraineté est mieux garantie par des unités territoriales de petite ou de moyenne taille: pour rester légitime, la souveraineté doit être tangible.... Ceci est d'autant plus vrai à l'époque numérique, où l'accès quasi-gratuit à une information illimitée, rend viable les petites entités sur le plan économique.

L'union monétaire n'engendrera pas plus une union politique en 2017 qu'en 1997

Le deuxième point éminemment criticable du discours de la Sorbonne tient à ce que le président françajs continue à faire comme si le renforcement de l'union économique et monétaire allait bien finir par engendrer une union politique. Or, historiquement, c'est toujours le contraire qui se passe. Les Etats unifiés rendent une monnaie viable; mais on n'a jamais vu une monnaie créer un Etat.  Pour mettre en place un budget européen représentant 4% du PIB total, il faudrait qu'il y ait une volonté politique de le créer. Et cela veut dire, en particulier, que l'Allemagne y consentirait. Or toute l'histoire de l'union économique et monétaire nous indique le contraire: déjà François Mitterrand, au début des années 1990, avait souhaité un gouvernement économique de la zone où serait introduite la monnaie européenne en gestation; ses interlocuteurs allemands, Helmut Kohl en tête, l'avaient refusé; et le président français de l'époque avait néanmoins décidé de faire l'Union Economique et Monétaire. Emmanuel Macron se retrouve, en quelque manière, vingt-cinq ans plus tard, dans une situation assez semblable.

Je ne me prononcerai pas sur la question de savoir si 4% du PIB suffiraient pour assurer une politique de redistribution à l'échelle de l'Union Européenne. Peut-être, si tous les Etats étaient prêts à dire que l'Union est un véritable Etat, véritablement fondé sur un sentiment d'appartenance commune. Mais on sait que plusieurs Etats, en particulier en Europe du Nord, refusent, comme l'Allemagne, d'entrer dans une logique de redistribution. Tant que la disposition à la "solidarité" que le président français appelle de ses voeux ne sera pas là, à quoi bon avancer vers plus d'Europe? Les mêmes causes produisant les mêmes effets, une avancée des mécanismes régissant l'euro ne fera qu'accroître la distance entre la monnaie européenne et l'économie réelle.

Un discours qui ne parle pas une seule fois de la crise catalane

Que la question des transferts financiers soit au coeur de tout, rien ne le montre mieux que la crise catalane. Ce qui se joue en ce moment entre Barcelone et Madrid est profondément enraciné dans la crise de la dette européenne.  En cette fin d'année 2017, l'Espagne a encore 18% de chômeurs. Le chômage représentait naguère 25% de la population active; il a baissé à 18% - principalement parce que de nombreux travailleurs étrangers du bâtiment sont repartis et parce que les "petits boulots", CDD à 900 euros bruts,  se sont multipliés. Le revenu cumulé des 20% les plus riches est sept fois et demi celui des 20% les plus pauvres. L'Espagne n'arrive pas à se sortir de la crise car la productivité y est la plus basse de tout l'OCDE. La dette représente pratiquement 100% du PIB. En 2007, elle ne représentait que 35% du PIB. Mais la nécessité pour l'Etat de renflouer la dette des banques et les règles d'austérité imposées par l'appartenance à la zone euro ont acculé l'Espagne.

La Catalogne est la région la plus prospère d'Espagne. Son PIB représente environ 20% du PIB espagnol. Chaque année, presque 15 milliards d'euros sont transférés, au nom de la solidarité nationale, vers les autres régions espagnoles. Pour Barcelone, l'addition est d'autant plus lourde que la nécessité de revenir en-deça des 3% de déficit a conduit l'Etat espagnol à  supprimer une partie des transferts financiers vers la Catalogne. La dette catalane représente environ 30% du PIB. Si la Catalogne devenait indépendante, elle pourrait avoir l'intention de ne pas honorer ses dettes vis-à-vis du reste de l'Espagne. Cela ferait grimper la dette espagnole à 115% du PIB.

Que le président de la République n'ait pas voulu s'immiscer dans la dispute espagnole est une chose; mais qu'il n'ait pas saisi l'occasion de l'imminence d'une confrontation autour de l'organisation d'un référendum se comprend moins. Il serait si efficace d' évoquer une illustration concrète des conséquences en chaîne de la dette européenne et du refus allemand de procéder à quelque transfert financier que ce soit - malgré les surplus commerciaux allemands.

L'idée d'Europe

Au fond, le discours de la Sorbonne  était encadré par deux événements politiques majeurs en Europe: l'élection législative allemande; et le référendum illégal en Catalogne. Le président français n'a évoqué ni l'un ni l'autre. Alors que l'on sait très bien que le probable retour des libéraux dans le gouvernement de Madame Merkel, amènera l'Allemagne a écarter encore plus résolument qu'elle n'a l'habitude de le faire la moindre demande de transfert financier. Le referendum en Catalogne ne supposait pas que le président français se mêle des éléments politiques. En revanche, évoquer la crise catalane sous l'angle de la dette européenne aurait pu permettre à la fois d'amorcer une médiation française discrète; et de dramatiser les enjeux.

Mais Emmanuel macron voulait-il cette dramatisation? Ce n'est pas seulement qu'il craignait la polémique. Il était tout à l'idée de l'Europe. En Sorbonne, le président français a plus parlé d'un rêve magnifique que de la brutale réalité européenne d'aujourd'hui, telle que l'illustrent l'affrontement entre la police espagnole et des Catalans bravant l'interdiction de tenir le référendum  ce dimanche; la montée de l'hostilité à l'euro en Italie ou....les 13% d'Allemands qui ont voté pour l'Alternative für Deutschland.

Permettez-moi une remarque depuis la perfide Albion pour finir. Emmanuel Macron n'a pas annoncé que le retrait des députés britanniques après le Brexit servirait à faire des économies en supprimant les 73 postes de députés concernés. Non! Il veut les pourvoir.  Vous comprendrez que le Gouvernement de Sa Majesté soit réservé sur l'idée de payer des "frais de Brexit" très élevés quand on remarque qu'un Européiste convaincu comme l'actuel président français a tendance à multiplier les propositions de créations d'agences européennes dans tous les secteurs. Qui paiera les salaires de leurs employés?

Avec mon plus fidèle souvenir

Votre très dévoué Benjamin Disraëli

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