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De la République romaine finissante à la phase d'agonie de l'Empire américain
©AFP

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraeli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXè siècle.

Disraeli Scanner

Disraeli Scanner

Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Hughenden Valley,
Le 13 août 2017

Mon cher ami,

On peut trouver au fond pitoyable le psychodrame du "Russiagate". On peut aussi le juger effrayant; non seulement parce que le combat de coqs entre John McCain et Donald Trump pourrait déraper et précipiter le monde vers le chantage nucléaire à propos de la Corée du Nord; mais aussi parce que le voile est déchiré, la république américaine est visiblement entrée dans une phase d'agonie, comme la république romaine du Ier siècle avant le Christ. L'argent et l'esprit d'hégémonie militaire sapent toujours plus sûrement l'esprit républicain des pères fondateurs.

Du complexe militaro-industriel...

A vrai dire, le danger fut identifié il y a plus d'un demi-siècle. Dwight Einsenhower, lors du discours marquant la fin de sa présidence, en décembre 1960, avertit les Américains des dangers du "complexe militaro-industriel". Il aurait pu aussi parler du vol de l'élection présidentielle par John F. Kennedy aux dépends du vice-président sortant, Richard Nixon, grâce à des accord secrets passés avec la mafia de la côte Est. Kennedy périt, trois ans plus tard, assassiné par cette même mafia à laquelle il avait montré si peu de gratitude: son frère Bob, Attorney General, s'obstinait à vouloir traîner les parrains américains en justice au lieu  de se souvenir de qui avait porté son frère au pouvoir. Durant son court mandat, JFK avait engagé les Etats-Unis dans une course aux armements toujours plus périlleuse, invoquant un surarmement soviétique qui n'existait pas; et il avait lancé son pays dans la désastreuse guerre du Vietnam.
Ne vous apitoyez pas trop longtemps sur son rival malheureux de 1960, Richard Nixon. Certes, élu à son tour en 1968,  il mit fin comme il put à la  campagne militaire américaine dévastatrice en Asie du Sud-Est; mais c'est lui qui rompit définitivement les digues qui freinaient encore la volonté de puissance du Pentagone et de ses fournisseurs industriels en abolissant, le 15 août 1971, la convertibilité du dollar en or.

Ronald Reagan, dans les années 1980, fut le premier à profiter à fond d'un système où l'endettement américain finance à la fois la croissance de l'économie mondiale (le dollar était la monnaie de réserve du monde) et l'appareil de défense américain.  Et ses successeurs n'ont jamais enrayé le système, même après la fin de la Guerre froide. Les chiffres du budget américain de la défense sont impressionnants: depuis des années, les Etats-Unis dépensent, opérations militaires comprises, près de 2 milliards de dollars par jour pour leur appareil de défense. Vous me direz que cela ne fait que 4% du PIB, alors que les Etats-Unis en dépensaient 10% au moment de la Guerre de Corée, au début des années 1950, sous Eisenhower précisément. Mais il y a une différence énorme avec cette époque: aujourd'hui les sommes dont nous parlons ne viennent plus du prélèvement sur la richesse américaine: elles proviennent purement et simplement de l'endettement international des Etats-Unis. Chaque jour, la dette publique américaine augmente de 4 milliards. On pourrait donc dire que le budget de la défense américain représente la moitié de l'augmentation de la dette américaine.

...Au complexe militaro-financier

La nation d'Eisenhower reposait sur les fondements d'un capitalisme sain: épargne, invrestissement, esprit d'entreprise, budget public limité, commerce extérieur équilibré avec le reste du monde. Les Etats-Unis méritaient leur dénomination de "défenseur du monde libre". Mais nous pouvons évoquer cette époque avec la même nostalgie qu'un citoyen romain vivant quelques décennies après la destruction de Carthage et voyant la république romaine sombrer dans l'expansionnisme méditerranéen, les pillages récurrents, le déclin de la petite et moyenne propriété paysanne ou de l'artisanat urbain et la montée de la fortune des grands financiers. Dans le calme de Hughenden, je relis l'histoire romaine et je vois, avec Scylla, Marius, Crassus, Pompée, César, l'irrésistible ascension politique de grands financiers qui vivent des conquêtes romaines ou de grands militaires qui amassent d'immenses fortunes. Et je frémis parce que tout cela est très familier à nos oreilles occidentales vingt-deux siècles plus tard.

Nous sommes un demi-siècle après Eisenhower. Le complexe est devenu militaro-financier. Son argent a corrompu les campagnes électorales. Quand le président américain semble, comme Trump, un peu moins belliciste, le Congrès le rappelle à la raison de l'Etat impérial; du temps de Nixon, les parlementaires américains se drapaient dans le rôle de contre-pouvoir à la présidence impériale; à présent, le président est soupçonné de ne pas être assez ferme vis-à-vis de la Russie et le Congrès, tel le Sénat romain de la république finissante, fait de la surenchère. Comme au premier siècle avant notre ère, les deux grands partis qui s'affrontent sont menés par des milliardaires, dont les uns prennent la défense des plus riches (sous le prétexte de défendre le libéralisme) tandis que les autres invoquent les malheurs du peuple: à Rome, c'était les Optimates contre les Populares. Remarquez que les rôles étaient inversés lors de la dernière campagne présidentielle américaine. Le parti des Optimates alias les Républicains, était emmené par un populiste tandis que le parti des Populares, alias les Démocrates, avait pour championne une candidate qui faisait salle comble.... chez Goldman Sachs.

Cette inversion des polarités montre combien le système s'est emballé. Le pays profond, les "vieux Romains" qui sont encore nombreux aux Etats-Unis, se sont insugés contre la montée du césarisme moderne: après avoir vu le fils Bush voler sa première élection présidentielle en 2000 avec encore plus d'aplomb qu'un John Kennedy et dû subir ainsi une tentative inédite d'installation au pouvoir d'une famille patricienne américaine, la société a rué dans les brancards: non seulement elle a empêché un autre membre de la fratrie Bush (Jeb, l'ancien gouverneur de Floride, celui qui avait truqué l'élection de son frère seize ans plus tôt) de percer aux primaires républicaines; mais elle a fait perdre aussi le parti démocrate qui pensait que l'on pouvait faire élire Madame vingt cinq ans après Monsieur Clinton.
Donald Trump, magnat de l'immobilier qui a fait sa fortune grâce à la soif de dépenser des financiers de New York, homme de télévision qui maîtrise toutes les règles de la société du spectacle, moderne version du "panem et circenses", a profité de la crise politique que traverse son pays pour s'imposer, emmenant le parti républicain malgré lui à la victoire,. Tel un Gracque moderne, il s'est fait le porte-voix de tous les perdants de l'impérialisme américain. Et bien regardez comment il réconcilie contre lui les Populares, mauvais perdants, mais aussi les Optimates, mauvais gagnants, qui n'acceptent pas qu'on ne joue plus les règles des grandes familles patriciennes. Trump survivra-t-il à l'offensive systématique de tout le système politique contre lui? Washington bruisse des stratagèmes imaginés pour faire déclarer par le Congrès l'incapacité du président à gouverner. Et vous remarquerez comme l'esprit de la République est mort: aucun grand intellectuel n'élève la voix pour dire à ses confrères que l'on aura beau détester Donald Trump, le peuple américain est souverain et la seule manière de le remplacer se joue dans les urnes, en 2020. Le "Washington Post", autrefois tombeur de Nixon, concurrence désormais le "New York Times" pour savoir lequel des deux quotidiens sera le plus soumis aux intérêts du complexe militaro-financier. Depuis l'élection volée par Kennedy, en 1960, la participation électorale n'a cessé de baisser, connaissant une légère remontée lors de la première élection de Barack Obama. Le peuple américain se détourne ou se désespère de ses dirigeants.

"Veni. Vidi. Vici": le premier tweet de l'histoire?

Vous me direz que les comparaisons historiques ont leurs limites. Malgré toutes les ressemblances, peut-on vraiment comparer le monde d'il y a deux mille ans et l'Occident moderne, qui en est déjà à sa troisième révolution industrielle? Je vous concède que l'une des tendances profondes de mon tempérament politique est de percevoir les permanences de la nature humaine, quand bien même les circonstances changeraient et la technique ferait des progrès inouïs. Puisque vous faites allusion à la révolution numérique, je vous dirais que non seulement le "Veni. Vidi. Vici" ("Je suis venu. J'ai vu. J'ai vaincu") de Jules César est l'ancêtre du tweet: jamais Donald Trump n'en fera un aussi efficace! Mais vous mettez le doigt sur le coeur de la question: la révolution numérique sera la meilleure des choses si nous la mettons au service de nos institutions ancestrales et de la démocratie et la pire des choses si nous assistons sans réagir à la métamorphose du complexe militaro-financier, emmené par Goldman Sachs, en complexe militaro-numérique, sous la férule de Google. Imaginez-vous ce que Néron aurait fait s'il avait eu la NSA à disposition?

Non, la différence avec la période romaine gît ailleurs, selon moi. L'Empire romain s'est constitué sans beaucoup interagir avec le reste du monde. La Chine traditionnelle connaît les mêmes phénomènes de déclin de la civilisation classique et de basculement dans l'impérialisme que le monde gréco-romain, avec un peu d'avance: le premier empereur chinois Qin Shi Huangdi établit son pouvoir deux siècles avant Auguste. Pour autant, les deux empires ont, malgré leurs ressemblances profondes, peu de relations au-delà du commerce qui emprunte l'antique "Route de la Soie". Lorsque ce lointain héritier des empereurs chinois qu'est le président Xi envisage, aujourd'hui, de ressusciter, et même démultiplier, les routes de la Soie avec son projet "One Belt. One Road", on est dans un contexte d'interactions quotidiennes entre les grandes puissances et non plus de l'établissement d'un fragile lien entre des empires qui s'ignorent largement. C'est cela la mondialisation. Les conflits internes au monde dirigeant américain sont non seulement regardés partout mais ils peuvent avoir des répercussions gigantesques sur l'équilibre du monde. Je vous concède bien un impact de la modernité: l'ensemble du monde interagit désormais en permanence et la république américaine, quoi qu'elle devienne, devra s'accommoder de l'évolution du reste du monde ou bien prendre le risque d'une nouvelle guerre mondiale.


L'équilibre des puissances pourra-t-il raisonner l'Empire américain?

Zbigniew Brzezinski, récemment décédé, avait tracé, dans le "Grand Echiquier", en 1997, les étapes de la domination américaine de l'Eurasie. C'est ce grand dessein impérial que nous voyons se déliter. La vieille Europe a beau être aussi veule, face à Washington, que la Grèce le fut face au conquérant romain, le reste de l'Eurasie réagit autrement: la Turquie est en train de casser l'OTAN; la Russie a enrayé la stratégie américaine de domination du "noyau continental" (le "heartland" identifié par le géopoliticien MacKinder en 1904); l'Iran joue patiemment la carte de l'érosion de l'influence américaine; et la Chine a les moyens d'organiser pacifiquement l'Eurasie. Les Etats-Unis auront beau essayer de jouer la carte indienne, celle-ci se révélera de plus en plus difficile à utiliser. Au fond, chacune des deux factions qui s'affrontent à Washington a sa politique étrangère: le Sénat américain voudrait détruire la Russie quand Trump pense que la clé d'un maintien de la puissance américaine se trouve dans une alliance avec la Russie permettant aux Etats-Unis de prendre la Chine en étau: lorsqu'il veut se réconcilier avec Poutine tout en menaçant l'Iran et la Corée du Nord et en cultivant l'Inde, le président américain renie le néo-isolationnisme de sa campagne mais il développe une alternative à la ligne McCain-Clinton et justifie à sa manière l'augmentation du budget de la défense américain.

Saurons-nous, dans la vieille Europe, celle de l'équilibre des puissances et du concert des nations, prendre conscience de ce que nous devons faire aux côtés des puissances d'équilibre en Eurasie? Aurons-nous le courage de nous détacher de notre fascination dangereuse pour une république américaine en pleine crise: le meilleur service que nous puissions rendre à tous les citoyens fidèles à l'esprit de la république américaine, c'est de prendre nos distances avec l'OTAN ?

Dites à Monsieur Macron que "House of Cards" n'est pas seulement la comédie du pouvoir qui peut inspirer la pose d'une photo officielle: c'est un symptôme de la crise morale très profonde que traverse la démocratie américaine. A Paris, Londres, Berlin ou...Rome, c'est vers d'autres modèles politiques qu'il nous faut désormais nous tourner. La semaine prochaine, je vous donnerai des nouvelles de la politique britannique.

Votre fidèle et dévoué

Benjamin Disraëli

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