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Relations turco-russes : une alliance de circonstance contre les Américains
©Reuters Pictures

Alliance de circonstance

A l’évidence, la méfiance est de règle entre les dirigeants turcs et russes car les objectifs à long terme restent différents. Mais pour l’instant, une coopération est jugée nécessaire, en particulier face aux Américains.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Bien que les femmes aient obtenu le droit de vote en 1934 (1945 en France), que Madame Tanju Çiller ait occupé les fonctions de Premier ministre de 1993 à 1996, l’évolution de la politique turque et, en particulier ses relations avec la Russie, restent une "histoire d’hommes". Cela est aussi dû à la forte personnalité des deux dirigeants qui sont au pouvoir, Erdoğan depuis 2003 et Poutine depuis 1999.

Un peu d’Histoire

Historiquement, les relations entre la Russie (peuplée majoritairement de Slaves) et la Turquie (de populations turciques s’étendant jusqu’en Chine) ont toujours été mouvementées. Les affrontements successifs se sont tenus dans les steppes eurasiatiques et dans le bassin de la mer Noire. La prise de Constantinople en 1453 par les Ottomans a marqué la fin de l’Empire byzantin catholique et la Russie a alors récupéré le siège de l’église orthodoxe orientale. Elle s’en présente aujourd’hui comme le défenseur, ce qui a des répercutions sur les relations qu'elle peut entretenir avec le pouvoir actuel en place à Ankara, ce dernier étant lancé dans une course à l'islamisation de sa propre société et se retrouvant dans une logique de choc des civilisations.

Suite à la guerre russo-turque de 1768-74, le traité de Kuçük Kaynarca permit à la Russie d’accéder à la Méditerranée depuis la mer Noire. Il fallait rompre l’encerclement, complexe gravé dans l’âme russe qui existe encore actuellement.

Au cours du XIXe siècle, la Russie n’a cessé d’aider les minorités chrétiennes et slaves à se révolter contre l’Empire ottoman. La guerre de Crimée opposa de 1853 à 1856 l'Empire russe à une coalition formée de l'Empire ottoman, de la France, du Crimée autour de la base navale de Sébastopol. Il s'acheva par la défaite de la Russie, entérinée par le traité de Paris de 1856 qui démilitarisait la mer Noire. Mais après la défaite de la France lors de la guerre de 1870, les clauses portant sur cette démilitarisation furent abrogées et la Russie entreprit de reconstruire sa flotte.

Les deux empires s’affrontèrent une dernière fois ouvertement lors de la Première Guerre mondiale, puis ils disparurent tous les deux. On ne peut parler de cette époque sans évoquer le génocide arménien de sinistre mémoire qui eut lieu presque en même temps. Il est vrai qu'à la base, Moscou avait encouragé les populations arméniennes à se révolter contre les autorités ottomanes de manière à favoriser leur offensive militaire vers l'ouest.

Dans les années 1920, les Bolchéviques apportèrent leur soutien à la guerre d’indépendance, si bien que Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne, fut considérablement aidé financièrement et militairement par Vladimir Lénine. C’est pour cette raison que deux de ses fidèles (Mikhaïl Frounze - un des créateurs de l’Armée rouge - et son successeur le maréchal Kliment Vorochilov) sont représentés sur le monument Cumhuriyet Anıtı (ou Monument de la République) érigé place Taksim à Istanbul. C’est à cette période que l’URSS a renoncé à ses revendications territoriales sur l’Arménie occidentale et sur le Détroit du Bosphore. Le 16 mars 1921, l’URSS a reconnu la jeune République turque lors du traité de Moscou. Les Républiques soviétiques d’Arménie, d’Azerbaïdjan et de Géorgie ont fait de même en octobre de la même année par le traité de Kars. En 1925, un pacte de non-agression russo-turc est signé. Pour l’anecdote, Leon Trotsky, expulsé d’URSS, a vécu de 1929 à 1933 sur l’île de Büyükada dans la mer de Marmara avant de rejoindre la France, puis la Norvège et enfin le Mexique où il fut assassiné en 1940 par un agent de Staline.

Des tensions renaissent lors de la signature de la Convention de Montreux de juillet 1936 quand la Turquie a obtenu la remilitarisation du détroit du Bosphore. Du coup, l’URSS se retire du pacte de non-agression de 1925 et redonne corps à ses revendications territoriales sur l’est de la Turquie. Durant la Seconde Guerre mondiale, Moscou apprécie peu que la Turquie "neutre" (jusqu’au 19 mars 1945 - épisode qui semble aujourd'hui étranger au président Erdoğan - ) laisse transiter les navires nazis par le détroit du Bosphore. Suite à la conférence de Postdam de juillet 1945, la demande de Staline de participer à la défense des détroits est refusée. La Turquie se range résolument dans le clan occidental en participant à la guerre de Corée de 1950 à 1953. L’URSS, qui prodigue une aide active aux Nord-coréens dans ce conflit, en particulier dans le domaine de l’aviation, est de fait ennemie de la Turquie. Ankara rejoint l’OTAN en 1952 et assure la sécurité du flanc Sud de l’Europe face au Pacte de Varsovie.

L’histoire de la Turquie moderne est ensuite ponctuée de coups d’Etat militaires (1960 – 1971 – 1980 – 1997 – 2016) et par l’invasion de juillet-août 1974 de Chypre où la République turque de Chypre du Nord (RTCN) est fondée.

Peu à peu les islamistes s’emparent du pouvoir jusqu’à ce que l’AKP (Parti de la justice et de développement lié aux Frères musulmans) soit appelé à gouverner le pays en 2002 après un intermède en 1996 avec le Refah Partisi (Parti de la prospérité) de Necmettin Erbakan chassé par les militaires en 1997.

Le problème kurde

Le plus grand problème de la Turquie moderne est celui des séparatistes kurdes du PKK. Ce mouvement marxiste-léniniste né en 1978 (avec l'aide de Moscou qui voyait là un moyen de déstabiliser un pays important de l'OTAN) et passé à l’action violente en 1984, mène depuis une guerre de guérilla dans le sud-est anatolien. Bien sûr, la Russie n'y est plus pour rien depuis l'effondrement du Pacte de Varsovie en 1991. Ses bases arrière se situent en Irak du nord sur les flancs du mont Qandil à proximité de la frontière iranienne et, dans les années 1980/90, en Syrie et au Liban. Son chef, Abdullah Öcalan, bénéficiait même de la protection "diplomatique" dans ce pays. En conséquence, les relations entre Ankara et Damas étaient exécrables, et le protecteur soviétique de la Syrie plein de défiance vis-à-vis de la Turquie.

La disparition de l’URSS le 21 décembre 1991, qui a suivi la dissolution du Pacte de Varsovie survenue en juillet de la même année, a permis une amélioration des relations entre Moscou et Ankara marqué le 25 mai 1992 par la signature d’un nouveau traité. Par contre, la Russie n’a plus assuré une protection ferme à son allié syrien. Une intense pression a alors été mise par la Turquie sur la Syrie allant même jusqu’à une menace d’intervention militaire pour "sécuriser" la frontière commune. En 1998, Damas s’est décidé à expulser Öcalan. Après une traque digne des meilleurs romans d’espionnage qui l’a mené de Grèce en Russie, puis en Italie, il a fini par être appréhendé au Kenya par les services secrets turcs vraisemblablement aidés par la CIA et le Mossad. Condamné à mort, sa peine est commuée en prison à vie qu’il purge sur l’île d’Imrali située en mer de Marmara.

La politique de la girouette d’Erdoğan

La disparition d’Hafez el-Assad le 10 juin 2000, laissant la place à son fils Bachar, change la donne. En Turquie, l’AKP parvenu au pouvoir en 2002 et Erdoğan devenu Premier ministre en 2003 renouent avec Damas. Erdoğan développe même des relations personnelles chaleureuses avec Bachar el-Assad. Un accord de libre échange et d’amitié entre les deux pays est signé en 2004. Il est suivi par un "partenariat stratégique" paraphé en 2009.

Mais en 2011, Erdoğan est persuadé, comme beaucoup d’autres dirigeants politiques de la planète, que Bachar el-Assad va être emporté par le "printemps arabe" syrien en quelques semaines. Il décide alors de changer d’option en lâchant Assad et soutenant directement la rébellion sans être trop regardant sur ses motivations réelles.

Il pense même que son heure est venue. Il se voit en président (ce qu’il deviendra effectivement en 2014) tout en espérant transformer la Turquie en régime présidentiel ("à la turque", c’est-à-dire despotique) ce qui est en train de se passer, un référendum devant avoir lieu sur ce sujet le 16 avril 2017. Plus fort encore, en 2011, il prétend au rôle de leader du monde musulman sunnite pouvant ainsi traiter d’égal à égal avec Téhéran, le vieil adversaire perse de la Turquie. Il faut rappeler que sa doctrine est très proche de celle des Frères musulmans : la prise de pouvoir par un jeu démocratique bien orchestré. Pour ce faire, il prend la défense de la cause palestinienne qu’il pense porteuse, pour asseoir son rôle de leadership, particulièrement suite à la tragédie survenue à la fin 2010 sur le Mavi Marmara, un navire qui tentait de rallier Gaza en forçant le blocus israélien et qui a eu neuf mort lors de l’assaut donné par les gardes-côtes hébreux. Les relations entre la Turquie et Israël qui étaient excellentes jusque-là (mais il est vrai avec une baisse d’intensité progressive avec l’arrivée de l’AKP au pouvoir) se dégradent alors considérablement.

Des succès patents mais suivis d’échecs retentissants

Il est vrai qu’il a plusieurs succès à son actif.

L’économie de la Turquie s’est considérablement développée depuis qu’il est aux affaires. Il a su redistribuer une partie de la manne ainsi acquise aux plus défavorisés des banlieues des mégapoles turques et de la campagne anatolienne. C’est dans ce tissu populaire qu’il vient chercher ses électeurs qui lui feront gagner toutes les élections auxquelles il se présente. Il fait encadrer ses administrés par un réseau à la "soviétique", les commissaires politiques étant remplacés par des imams acquis à sa cause. Mais le résultat est là : il obtiendra toujours la majorité des votes sans même avoir besoin de bourrer les urnes.

Depuis qu’il est entré en politique au milieu des années 1970, il a été soutenu discrètement pas le mouvement Fethullah Gülen, aussi appelé le mouvement Hizmet. Sous des dehors de modernité, cette formation religieuse a infiltré l’administration turque, et plus particulièrement la police, la justice et l’éducation. Elle est également très présente dans le monde des affaires. Son seul véritable ennemi était l’institution militaire qu’elle a contribué à casser via procès pour complots (Ergenekon) laissant les mains libres à Erdoğan.

Lors de la prise de Mossoul par Daech en 2014, des membres du Consulat turc implanté dans la ville et leurs familles (48 personnes au total) avaient été pris en otage. Alors que ce mouvement salafiste-djihadiste avait pour habitude d’assassiner ses prisonniers, les services spéciaux turcs, le MIT, sont parvenus après de longues semaines de tractations, à les faire libérer. Les termes de l’échange ne sont pas connus mais cela a constitué un succès indéniable pour Ankara.

Et surtout, il est parvenu à faire ce qu’aucun gouvernement turc n’avait réussi à faire : entamer des négociations avec le PKK via le MIT. Bien qu’emprisonné, Öcalan a gardé une grande influence sur une partie des activistes séparatistes kurdes. Le Parti démocratique des Peuples (HDP), proche de la cause kurde, a servi d’intermédiaire politique. Erdoğan est parvenu à établir un cessez-le-feu à peu près respecté. Les activistes du PKK ont commencé à se replier au Kurdistan irakien.

Mais plusieurs grains de sable sont venus enrayer la belle machine.

Tout d’abord, le régime de Bachar el-Assad a eu l’outrecuidance de présenter un pouvoir de résilience inattendu. Les mouvements d’opposition se sont radicalisés vers une option islamique de plus en plus extrême et difficile à contrôler.

Le mouvement Gülen a été à la base d’accusations de corruption de proches d’Erdoğan (dont un de ses fils), alors que ce dernier a toujours bâti son action autour d’une probité personnelle qui, certes, tranchait avec l’ambiance générale du monde politique turc.

Le HDP ne lui a pas renvoyé l’ascenseur qui lui aurait permis d’obtenir la majorité des 2/3 au Parlement lors des élections législatives de 2015, condition nécessaire pour faire adopter une nouvelle Constitution pour asseoir le régime présidentiel taillé à sa personne.

Le PYD (Parti de l’union démocratique syrien) de Salih Musim, effectivement très proche de ses cousins du PKK, a obtenu une autonomie de fait sur trois cantons le long de la frontière turque. Pire, il s’est attiré la sympathie des Occidentaux en résistant à Daech, en particulier lors de la bataille de Kobané.

Enfin, certains militaires ont tenté un coup d’Etat le 15 juillet 2016. Même s’il a échoué lamentablement, Erdoğan s’en est servi comme prétexte pour étouffer toute opposition à son pouvoir absolu. Il a fait emprisonner des militaires, des policiers, des juges, des intellectuels en les accusant d’être des putschistes gülenistes alors que ce mouvement n’est pas à la base du coup d’Etat.

Alors que la guerre contre le PKK reprend, une crise majeure est évitée avec Moscou.

 A l’été 2015, le président Erdoğan rejoint enfin la coalition anti-Daech donnant en particulier l’autorisation à ses forces aériennes internationales (essentiellement américaines) d’utiliser la base d’Incirlik près d’Adana. En rétorsion, la Turquie est alors confrontée à une vague d’attentats non revendiqués mais attribués à Daech. Des actes de violence sont également commis par des Faucons de la Liberté (TAK), un groupuscule armé proche du PKK. Étonnement, Erdoğan déclenche une guerre totale contre le PKK sans s’en prendre directement à Daech. Ainsi, selon l’ONU, entre 2015 et la fin 2016, les forces de sécurité turques auraient commis de "graves violations" des Droits de l’Homme en déplaçant entre 355 000 et 500 000 personnes, et en se livrant à des destructions massives et à des assassinats. Les pertes globales s’élèveraient à quelque 2 000 personnes, dont 800 membres des forces de l’ordre. Plus de 30 villes du sud-est anatolien auraient ainsi été détruites en partie.

A la surprise générale, et surtout d'Ankara, les Russes interviennent directement fin septembre 2015 sur le front syrien pour soutenir leur allié Bachar el-Assad qui est aux abois malgré l’aide apportée par l’Iran et ses "brigades internationales" à base de Hezbollah libanais et des milices chiites irakiennes et afghanes. Tout ce beau monde matraque en priorité les mouvements rebelles dits "modérés" plus ou moins soutenus par la Turquie rendant Erdoğan fou furieux. Il décide de réagir. Le 24 novembre 2015, deux chasseurs turcs F-16 placés en embuscade près de la frontière syrienne abattent un chasseur bombardier russe Su-24 qui survole l’espace aérien turc durant quelques dizaines de secondes. Il est vrai que depuis l’intervention russe en Syrie, des appareils des forces aérospatiales, comme elles sont dénommées, viennent titiller au plus près le territoire turc. Les deux pilotes russes parviennent à s’éjecter mais l’un d’eux est assassiné par un combattant turkmène. Le deuxième est récupéré par les forces spéciales russes et iraniennes mais un militaire russe est également tué lors cette action. Le monde entier retient son souffle : quelle va être la réaction de l’ours russe ? De lourdes sanctions économiques sont effectivement prises asséchant un peu plus l’industrie du tourisme et limitant l’embauche de travailleurs turcs en Russie sachant que ces derniers y sont très nombreux particulièrement dans le domaine du bâtiment. De plus, la Turquie est presque totalement dépendante du gaz russe, mais là aucune mesure de rétorsion n’est prise.

Et puis, en mai 2016, le PKK abat un hélicoptère AH-1 cobra turc dans la région de Çukurça (au sud-est de la Turquie) à l’aide d’un missile anti-aérien portable 9K38 Igla (code OTAN : SA-18). Les deux membres d’équipage sont tués. Ce qui est curieux, c’est que le PKK n’a jamais reçu, du moins jusqu’alors, de tels armements. De là à penser que les Russes l’ont aimablement fourni au PKK via le PYD syrien avec pour mission d’abattre un aéronef turc… Une sorte de "retour à l’envoyeur" !

Toujours est-il qu’en juin 2016, le président Erdoğan s’excuse officiellement pour la mort des deux militaires russes (mais il refuse de payer des compensations aux familles). Et comme par hasard, le responsable turkmène , qui est soupçonné davoir fait assassiner le pilote russe, est arrêté peu après en Turquie. Il s’agit d’Alparshan Çelik, un membre des Loups gris qui font partie de l’extrême-droite turque historique.

Erdoğan, qui commence à être coutumier des demi-tours spectaculaires, renoue donc le dialogue, non seulement avec Moscou, mais aussi avec Israël, Benyamin Netannyahou ayant présenté ses excuses pour les morts du navire Mavi Marmara, indemnisé les familles et autorisé la Turquie à participer à divers projets humanitaires dans la bande de Gaza.

De son côté, le président Poutine est un des premiers à condamner la tentative de coup d’Etat militaire du 15 juillet 2016. D’ailleurs, les deux pilotes de F-16 qui ont abattu le Su-24 se retrouvent ensuite accusés d’y avoir participé !

Les affaires économiques bilatérales turco-russes repartent de plus belle, en particulier les projets de construction d’une centrale nucléaire (projet AKKUYU) et surtout du gazoduc Turkstream. Ce dernier est signé par le président Poutine le 7 février 2017.

Il n’en reste pas moins que les deux pays continuent à entretenir des divergences sur la situation internationale comme au sujet de la partition de Chypre et du Nagorno-Karabakh. Bien que les intérêts soient différents en Syrie, les deux présidents font preuve d’un pragmatisme stupéfiant. Ils décident de se partager des champs de bataille. Les Russes sont libres d’agir à leur guise à Alep. La partie des rebelles qui est soutenue par Ankara quitte cette ville pour participer à l’opération "bouclier de l’Euphrate" le long de la frontière turco-syrienne entre Jarabulus à l’Est et Azaz à l’Ouest.

L’imbroglio militaire d’Al-Bab - Manbij

Lors de cette offensive lancée le 24 août 2016, les localités très symboliques de Dabiq et d’Al-Bab sont reprises par les Turcs. Toutefois, depuis le début de l’année, cette opération a tendance à s’enliser et les "erreurs de tirs" surviennent dans tous les camps.

Les Américains sont aussi partie prenante dans cette zone. En effet, ils soutiennent les Forces démocratiques syriennes (FDS)(1) dont la principale composante est constituée des Kurdes du PYD. A l’été 2016, cette formation a conquis de haute lutte la ville de Manbij qui se trouve à 48 kilomètres au nord-est d’Al-Bab et Erdoğan a exprimé sa volonté de reprendre cette localité. L’armée syrienne a été invitée par les FDS à s’installer entre Al-Bab et Manbij pour servir de "force d’interposition". Autant dire que la situation est explosive(2) et que tout incident risque de dégénérer.

Une situation complexe pour la Turquie

Un fait dramatique est venu confirmer la situation complexe que rencontre la Turquie. Andreï Karlov, l’ambassadeur russe en Turquie est assassiné par un policer turc le 19 décembre 2016. Ce fonctionnaire, qui n’était pas en service au moment des faits (3), a clamé en mauvais arabe : "Nous sommes ceux qui ont voué allégeance à Mahomet pour le djihad jusqu’à notre dernière heure". Il a ajouté en turc "N'oubliez pas Alep, n'oubliez pas la Syrie ! […] Dieu est grand !". A l’évidence, ce meurtre non revendiqué est le fait d’un individu isolé qui reproche à Moscou son intervention en Syrie et qui n’apprécie pas la politique du président Erdoğan. Cela permet de mettre en évidence un fait peu relaté par les medias. De nombreux Turcs - même d’origine kurde - sont favorables aux mouvements rebelles salafistes-djihadistes. Un sondage de janvier 2016 montre que seulement 10% des Turcs considèrent Daech comme un mouvement terroriste ! Des milliers de Turcs luttent dans les rangs de Daech et d’autres mouvements plus ou moins liés à Al-Qaida "canal historique".

Depuis qu’Erdoğan a désigné Daech comme ennemi, de nombreux Turcs sensibles à ces thèses sont devenus des "militants perdus" capables de tout. D’ailleurs, les attentats terroristes - désormais revendiqués officiellement par Daech - se multiplient et viennent compléter ceux perpétrés par le PKK. Seules les cibles sont différentes : le mouvement séparatiste kurde vise des représentants de l’autorité - avec toutes le pertes collatérales que le terrorisme peut provoquer - alors que Daech tire sur tout ce qui bouge. Pour ce mouvement salafiste-djihadiste, tout ce qui ne se soumet pas à al-Baghdadi alias le "calife Ibrahim" constitue un objectif potentiel. L’objectif des héros de Daech est de massacrer un maximum de leurs semblables.

A l’évidence, la méfiance est de règle entre les dirigeants turcs et russes car les objectifs à long terme restent différents. Mais pour l’instant, une coopération est jugée nécessaire, en particulier pour faire pièce aux Américains. Depuis l’élection de Donald Trump, le président Poutine redouble d’énergie diplomatique organisant des négociations de paix entre les différentes parties engagées dans le conflit syrien, en recevant le Premier ministre israélien et le président turc qu’il considère vraisemblablement comme des "déçus de Washington", etc.

En ce qui concerne Erdoğan, il a trois ennemis qu’il place sur un pied d’égalité en les qualifiant tous de "terroristes" : le PKK (et les affiliés du YPG), Daech et le mouvement Gülen dont le leader Feytullah est toujours réfugié aux États-Unis. Son rêve de se voir en leader du monde musulman est, pour l’instant passé de mode mais il tient toujours à jouer un rôle de premier plan au Proche-Orient. A l’intérieur, il s’appuie sur son parti, l’AKP, mais aussi sur les Loups gris, un mouvement néo-fasciste et anti-Kurdes.

Moscou s’installe dans la durée en Syrie et devrait prendre de nouvelles initiatives en Égypte, en Libye, au Maroc et peut-être ailleurs. Sa limite est surtout liée à la faiblesse financière de la Russie qui n’a sans doute pas les moyens de ses ambitions.

Un point commun aux deux présidents : pour mener leur politique, ils s’appuient tous les deux sur leurs services secrets qu’ils considèrent comme un outil indispensable à leur politique étrangère.

  1. (1) Les FDS, accompagnées de conseillers étrangers dont des forces spéciales et des Marines américains, ont reçu pour mission de reconquérir Raqqa, la "capitale" de l’Etat islamique. Erdoğan est opposé à cette offensive et propose, en échange, de la mener avec ses "rebelles à lui".

  2. (2) D’est en ouest : les FDS et des forces spéciales américaines (des Rangers) , l’armée syrienne et des milices progouvernementales, Daech, l’armée turque et des milices rebelles "modérées".

  3. (3) Mevlüt Mert Altintas âgé de vingt-deux ans. Il a été tué par les force de l'ordre peu après son action.

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