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L'intelligence artificielle veut désormais nous matcher sur Tinder : chronique de la fin de toute spontanéité
©Reuters

Les Sous-doués en vacances

Le patron de Tinder Sean Rad a évoqué il y a peu la possibilité d'inclure l'intelligence artificielle dans le concept des matchs. Il serait possible que l'IA décide de nous faire rencontrer des personnes qui pourraient nous correspondre sans que nous les ayons sélectionné.

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini est docteure en sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et et actuellement chercheuse invitée permanente au CREM de l'université de Lorraine.

 

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Atlantico : Tinder veut désormais innover et faire en sorte que l’intelligence artificielle vous fasse rencontrer “l'âme sœur”. Comment pouvons nous laisser une IA décider à notre place de quelque chose d’aussi important dans notre vie ? Est-ce une erreur ?

Nathalie Nadaud-Albertini : Il est difficile de dire s'il s'agit d'une erreur. L’amour défini comme la rencontre avec « l’âme sœur » est fortement investi d’espoir et d’attentes. Beaucoup le rêvent comme une sorte d’objectif ultime qui donnera pleinement son sens à l’existence, qui fera vivre dans une sorte de plénitude, qui sublimera le quotidien. On pare la rencontre amoureuse d’une aura presque magique. Et, dans la continuité de cette « magie », on aime se dire que la rencontre qui changera notre vie est comme prédestinée, que quelqu’un nous attend quelque part et qu’il faut trouver le chemin pour aller jusqu’à lui/elle. On a alors tendance à chercher une sorte de « merveilleux », quelque chose de supérieur à nous, à notre quotidien, qui guidera vers « l’âme sœur » et ses mille promesses. Pour certains, ce sera les tarots ou l’astrologie. Pour d’autres, les conseils de proches qui diront « vous iriez tellement bien ensemble ! » ou les recommandations d’un(e) coach de vie amoureuse. Pour d’autres encore, le « miracle de la technologie », l’IA donc dans le cas présent. Comme si la machine, nouvelle avatar de la « magie », savait et pouvait mieux que nous. C'est un peu la version 2.0 de l'astrologie. 

Comment sommes nous arrivé au point où nous pouvons croire que la séduction est quelque chose de facile qui peut se faire dans le confort ? Quel est l’impact des différents outils comme Tinder ? La séduction classique est-elle en train de disparaître ?

C’est le paradoxe de la liberté issue de l’individualisme contemporain. Depuis les années 60 environ, les normes ont changé. Avant, on demandait à l’individu de suivre un chemin balisé en fonction de sa naissance. Après, on lui a dit qu’il pouvait inventer sa vie, qu’il en était seul responsable. C’est une grande libération, mais aussi un fardeau. Parce que la possibilité d’indépendance rend l’individu pleinement responsable de toutes ses réussites mais aussi de tous ses échecs, dans tous les domaines, y compris les relations amoureuses. Avant, lorsque l’on était célibataire, on pouvait accuser le manque d’opportunités lié à la localisation géographique par exemple, voire « la faute à pas de chance ». Plus aujourd’hui. Au final, l’individu se sent presque trop responsable. C’est anxiogène et ça le bloque. Pour pallier les méfaits de l’hyper-responsabilisation, les individus cherchent des béquilles relationnelles, c’est-à-dire des sortes de facilitateurs de la relation qui vont le délester, du moins le pense-t-il, d’une part de sa responsabilité dans la séduction, comme des sites de rencontres, en particulier s’ils utilisent l’IA. C’est une façon de dire : « ce n’est pas moi, c’est la machine ».

Quel est l’impact des différents outils comme Tinder ? Vous voulez parler de l’impact des sites et applis de rencontres en général, c’est cela ? Aussi étrange que cela paraisse à première vue, je vous dirais qu’ils ont tendance à trop ouvrir le champ des possibles en matière de rencontres. Ils la compliquent car les possibilités quasi-infinies qui semblent s’offrir derrière l’écran rendent le choix difficile, si ce n’est impossible. Je prends un exemple pour illustrer et mieux me faire comprendre. Si vous avez un placard plein de vêtements, vous ne savez plus quoi vous mettre. Si vous ne pouvez choisir qu’entre deux ou trois tenues, le choix est plus simple parce que plus limité.

On se retrouve face à un paradoxe. Les sites et applis de rencontre sont utilisés pour pallier les difficultés liées à l’immense ouverture du champ des possibles que permet l’individualisme contemporaine. Au lieu d’aider à gérer ce vertige de l’infini, ils le redoublent en ouvrant encore les potentialités.

A cela, s’ajoute une autre difficulté : par rapport à un contact IRL (« In Real Life »,) les sites et applis de rencontres facilitent la mise en scène de soi. Car dans un premier temps chaque utilisateur contrôle les informations avec lesquelles il se compose un profil. De fait, les utilisateurs ont une tendance, plus ou moins consciente, à se créer un profil qui correspond à ce qu’ils pensent être les attentes de l’autre. Au final, lors des rencontres et des relations IRL qui découleront des sites de rencontres, chacun essaiera de cerner quelles sont les attentes réelles de l’autre, tout en s’efforçant de continuer à cacher les siennes ou de les adapter à ce qu’ils pensent que le partenaire attend. Ils s’engagent ainsi dans un vaste de jeu de dupes où peu osent dire stop, de crainte de vivre un nouveau tête-à-tête avec son écran d’ordinateur, et surtout par refus de refermer la porte quand on pense qu’elle a pu s’ouvrir sur le possible de « l’âme sœur ».

Même si l’excès de possibilités et les mises en scène de soi sur les sites de rencontres ont tendance à compliquer la tâche des utilisateurs, la rencontre et la relation ne sont pas impossibles pour autant. Car, l’amour naît d’une complémentarité des parcours et des identités, sans qu’à première vue le choix ne s’effectue de façon rationnelle. C’est l’inconscient qui choisit un autre complémentaire, quelle que soit les modalités de la rencontre. Disons que, pour les utilisateurs des sites de rencontres, le jeu de séduction intègre deux nouveaux paramètres : l’excès de possibles d’une part, et d’autre part les mises en scène de soi qu’il faut décrypter avec acuité.

Pouvons nous réellement nous engager dans une relation lorsque nous ne décidons pas de notre partenaire mais qu’un outil le fait à notre place ? Ces relations peuvent-elles être durables alors que nous abandonnons tout engagement lorsque nous rencontrons des difficultés ?

Disons qu’à première vue la promesse de l’IA au service de la rencontre amoureuse ne me semble pas faciliter l’engagement dans une relation à long terme, effectivement. D’un côté, parce que si la rencontre ou la relation est décevante, il est facile de se réfugier derrière une erreur de la machine, sans se demander si on n’y est pas pour quelque chose et faire des efforts pour que la relation fonctionne. D’un autre côté, parce que le fait de consacrer du temps et de chercher les personnes qui nous correspondent parmi les profils nous engage d’une certaine façon. On y met du temps, de l’espoir, on se projette. C’est une première manière d’éprouver le sérieux de sa démarche. Et puis, lorsque l’on ne retrouve dans le face-à-face avec l’autre, plus on a voulu que le possible de s’actualise, plus on a de difficultés à renoncer. C’est souvent une bonne chose, parce que ça incite à être plus attentif à la relation et à l’autre. Dans certains cas, ça peut être moins bénéfique, lorsqu’il est évident que la réalité est différente, que l’on ne se correspond absolument pas et qu’il est impossible de construire quelque chose ensemble. Dans cette éventualité, plus l’utilisateur aura passé de temps à rêver la relation en cherchant parmi les différentes possibilités en ligne, plus il lui sera difficile d’accepter l’échec. Dans ce cas, il peut être bénéfique que quelque chose d’extérieur, des proches ou une technologie comme l’IA, indique un autre possible, une autre direction vers « l’âme sœur ».

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