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Tensions commerciales : quels moyens de rétorsion a vraiment la Chine contre l’Europe et les Etats-Unis ?
©Capture d'écran

Chantage tripartite

Alors que Donald Trump a récemment remis en question la politique de la Chine unique, Pékin pourrait choisir de répliquer en accentuant l'isolement diplomatique de Taiwan.

Barthélémy Courmont

Barthélémy Courmont

Barthélémy Courmont est enseignant-chercheur à l'Université catholique de Lille où il dirige le Master Histoire - Relations internationales. Il est également directeur de recherche à l'IRIS, responsable du programme Asie-Pacifique et co-rédacteur en chef d'Asia Focus. Il est l'auteur de nombreux ouvrages sur les quetsions asiatiques contemporaines. Barthélémy Courmont (@BartCourmont) / Twitter 

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Atlantico : Après avoir appelé la présidente de la république de Chine (ce qu'aucun président américain n'avait fait depuis 1979), Donald Trump a déclaré dans une interview accordée à la chaîne américaine Fox News ce dimanche "Je ne sais pas pourquoi nous devons être liés à une politique d’une Chine unique, à moins que nous passions un accord avec la Chine pour obtenir d’autres choses, y compris sur le commerce". Si Washington en venait à reconnaître formellement Taiwan, comment la Chine pourrait-elle répliquer ? 

Barthélémy Courmont : Il convient d’abord de rappeler que nous sommes encore très loin d’une telle perspective, et sa réalisation reste, qu’on le déplore ou non, très hypothétique. En s’entretenant au téléphone avec Tsai Ing-wen, la présidente de la République de Chine (Taiwan), sans doute influencé par le rôle de plusieurs « entremetteurs » et « pro-taiwanais » à Washington comme Bob Dole, Donald Trump a lancé un défi à Pékin. « Jamais, depuis la rencontre entre Nixon et Mao en 1972 – à l’issue de laquelle fut publié le communiqué de Shanghai clarifiant le statut de Taiwan – un dirigeant américain n’avait bouleversé à ce point le statu quo sur cette question », a même noté le New York Times. Mais au-delà de déclarations et de tweets (surtout) qui indiquent une volonté de bouleverser ce statu quo, jusqu’où l’administration Trump ira-t-elle ? Jusqu’à la reconnaissance diplomatique de la République de Chine, qui se traduirait de facto par la rupture diplomatique avec Pékin ? Soyons sérieux. Ces déclarations déstabilisent un fragile équilibre, certes totalement artificiel et critiquable, et placent  Taiwan dans une situation délicate. Car tandis que Monsieur Trump se tourne vers d’autres dossiers, Taiwan doit désormais gérer cette nouvelle donne. Les milieux indépendantistes de l’île y voient un soutien du nouveau président américain, mais ont-ils raison de lui faire confiance aveuglément ? Il faut rester très prudent sur ce point, et en ce sens « The Call » est plus problématique qu’autre chose.

La réaction chinoise est d’ailleurs révélatrice de ce malaise. Pékin a relativement ignoré la posture de Donald Trump, mais s’est en revanche emparé de cette question pour critiquer un peu plus le cabinet de Tsai Ing-wen, que les dirigeants chinois jugent à l’origine de cet échange téléphonique. Ce qui répond à la question : comment la Chine pourrait répliquer à une reconnaissance de Taiwan ? La réponse est : en l’anticipant et en mettant la pression sur Taiwan plus que sur les Etats-Unis. Le statu quo convient parfaitement à Pékin, là où une indépendance serait perçue comme une humiliation pour l’Etat-parti, et une réunification, même officiellement présentée comme un objectif, une avalanche de problèmes. Problème de gestion d’une population initiée à la démocratie, ce qui reviendrait à « faire entrer le loup dans la bergerie » ; problème d’image sur la scène internationale (cette réunification ne se traduisant pas, soyons réalistes, par de grandes retrouvailles chaleureuses) ; problème aussi de positionnement régional, car une fois le « nœud » taiwanais dénoué, c’est toute la politique de défense de la Chine dans son environnement régional qui se trouve remise en cause. Trump estime qu’en abordant la question taiwanaise et en menaçant de remettre en cause ce statu quo, c’est le pouvoir chinois qui est pris à défaut sur un sujet qualifié « d’essentiel » pour Pékin. Ce n’est pas faux. A condition toutefois de ne pas se contenter d’une déclaration sans lendemain, ce qui risque au final d’être le cas. C’est en tout cas de cette manière que les dirigeants chinois voient cette posture, qu’ils minimisent. Et plus que de chercher une réponse face à Washington, c’est en accentuant la pression sur Taiwan que Pékin pourrait répliquer, et c’est d’ailleurs déjà le cas depuis l’élection de Tsai Ing-wen.

De quels moyens de pression économiques, diplomatiques et stratégiques dispose Pékin pour empêcher la reconnaissance de Taiwan par les Etats-Unis ? 

La tentation de punir économiquement Taiwan est réelle, mais elle est limitée par la réalité d’une interdépendance, ce qui signifie que des mesures de rétorsion de la Chine pourraient avoir un impact sur sa propre économie. Malgré leur contentieux historique et politique depuis 1949, les relations entre la Chine continentale et Taiwan se sont considérablement renforcées depuis les années 1980, et l’arrivée en masse d’investisseurs taiwanais sur le continent rendue possible par la politique d’ouverture de la Chine aux capitaux étrangers. Trois décennies plus tard, de nombreux analystes font état d’une véritable interdépendance économique entre les deux entités : Taiwan est l’un des principaux investisseurs en Chine et crée des millions d’emplois, et la Chine est l’un des principaux importateurs de Taiwan. Les échanges de personnes sont également impressionnants, même s’ils connaissent une baisse depuis l’arrivée au pouvoir de Tsai Ing-wen.

L’avancée la plus nette dans le rapprochement entre Pékin et Taipei est incontestablement l’accord cadre de coopération économique entre la Chine continentale et Taiwan (Economic Cooperation Framework Agreement, ECFA), signé en juin 2010 et entré en vigueur quelques semaines plus tard. Cet accord est non seulement important en ce qu’il officialisait l’interdépendance économique et commerciale entre les deux rives du détroit, et est un véritable symbole du dialogue restauré entre les deux entités. Dans la relation Taipei-Pékin, on peut considérer qu’il y a un avant et un après ECFA. D’ailleurs, si elle se montre à juste titre prudente sur la négociation d’accords futurs, Tsai Ing-wen n’a pas fondamentalement remis en question les avancées de l’ECFA, sa présidence s’inscrivant ainsi plus sur la ligne d’une « coopération à distance » avec Pékin qu’une rupture définitive aux lendemains incertains. Il y a ainsi, au-delà des différends politiques, une tendance très nette au rapprochement et à l’interdépendance économique qui s’est dégagée depuis trente ans, et s’est considérablement accélérée depuis le début du millénaire, en raison surtout de la spectaculaire montée en puissance de la Chine. S’est développé, en parallèle, un profond sentiment identitaire taiwanais justifié par l’histoire, la culture, mais aussi le système politique et la situation sociétale de Taiwan, comme pour balayer l’hypothèse d’une réunification, que pratiquement plus personne ne soutient à Taiwan. Mais cela ne signifie pas dans le même temps une forme de nostalgie d’un retour aux années de fortes tensions, le dialogue étant au contraire privilégié.

C’est ce dialogue, mis en suspens par Pékin depuis l’arrivée au pouvoir de Tsai Ing-wen, par principe et non comme conséquence d’une nouvelle orientation de Taipei, qui pose aujourd’hui problème. Pékin cherche à limiter le nombre de touristes chinois visitant Taiwan (plus de quatre millions de personnes chaque année depuis 2009, mais un chiffre en baisse de plus de 800 000 cette année, avec des répercussions sur l’industrie du tourisme à Taiwan). La Chine fait également pression diplomatiquement sur les pays qui reconnaissent encore la République de Chine. En Europe, le Vatican est le dernier concerné, et s’y ajoutent quelques pays africains, des Caraïbes et du Pacifique. La « diplomatie du chéquier », terme qualifiant la compétition Pékin-Taipei autour du soutien diplomatique en échange d’investissements, a tourné de manière décisive en faveur de Pékin, au point que le précédent président taiwanais, Ma Ying-jiou, y avait renoncé. Ces pressions chinoises restent très fortes, d’autant que Taiwan n’apparait dans aucune organisation internationale, ce qui est d’ailleurs une des aberrations de ce statu quo.

Au niveau stratégique en revanche, cet appel téléphonique ne modifie rien de particulier, si ce n’est qu’il justifie des dépenses de défense en hausse de part et d’autre du détroit. Et la relation est aussi, sur ce point, triangulaire, les Etats-Unis étant à la fois liés à Taiwan par des accords de défense, et fortement engagés par le biais des ventes d’armes à Taipei. Bien que ne bénéficiant pas d’une reconnaissance diplomatique, Taiwan est ainsi un allié de Washington dans la région, et nous notons au passage que le tweet de Donald Trump justifiant son entretien téléphonique avec Tsai Ing-wen est plein de bon sens. Mais que vaut le bon sens en diplomatie ?

Derrière ces gesticulations, qui confirment au passage que Trump ne souhaite pas se désengager d’Asie, mais plutôt modifier en profondeur ce que l’administration Obama avait qualifié de « stratégie du pivot », Pékin sait que le repositionnement américain dans son environnement régional est la marque du rôle de pivot qu’il est désormais amené à jouer, mais appréhende dans le même temps des tensions avec Washington. Pékin s’inquiète dans le même temps de l’influence que les Etats-Unis exercent sur leurs alliés en Asie-Pacifique, et du potentiel déstabilisateur pour la Chine. De fait, comme le disait il y a une décennie le très influent universitaire chinois Wang Jisi, « il est difficile de trouver un problème diplomatique auquel la Chine fait face qui n’ait pas son origine aux Etats-Unis ». Et vice-versa, serait-on tenté de répondre.

De la même façon, Donald Trump a annoncé vouloir renégocier les traités commerciaux avec la Chine. Au cours de sa campagne, il avait souhaité imposer des taxes d’importation de 45 % sur les produits chinois. Quels sont les moyens de rétorsion à la portée de la Chine pour contrecarrer les éventuelles mesures commerciales punitives des Etats-Unis ?  

Tentons de prendre du recul par rapport à cette annonce de campagne, dont il convient là aussi de voir dans quelle mesure elle sera mise en application. Les deux premières économies de la planète ont-elles nécessairement vocation à être des rivales ? Pas nécessairement. Sont-elles irrémédiablement amenées à coopérer ? Sans aucun doute. Mais dans le même temps, cherchent-elles à prendre l’ascendant sur l’autre ? Incontestablement. Ce constat sous forme de théorème suffit à lui seul à résumer la situation dans laquelle se retrouvent actuellement les deux pays, entre interdépendance de facto et volonté de suprématie de moins en moins masquée. C’est sans doute l’un des moments qui caractérise ce que certains qualifient de transition hégémonique, mais il est difficile de savoir combien de temps ce moment placé sous le signe de l’interdépendance est-il supposé se maintenir. De fait, cette interdépendance n’est pas nouvelle, et elle détermine en grande partie les relations entre les deux pays dans le domaine économique et commercial. Comme l’écrivait déjà en 1999 Chris Patten, « la Chine ne bougera pas sans l’Amérique et l’Amérique ne bougera pas sans la Chine. Ils sont enfermés ensemble. Un accord entre eux est vital pour sauver le siècle ». Le problème est que cette interdépendance a progressivement évolué, au détriment des Etats-Unis et au profit de la Chine.

Le temps de l’interdépendance économique se conjuguerait donc, déjà, au passé ? Comme Ian Bremmer le rappelait en 2012 dans Every Nation for Itself, remarquable essai sur l’absence de leadership mondial, « les économies américaine et chinoise avancent désormais dans des directions totalement différentes, après avoir posé les jalons d’une interdépendance ». Ce constat est partagé par Stephen Halper, qui estime dans The Beijing Consensus que « Washington et Pékin divergent profondément sur la façon dont le monde doit fonctionner. Washington voit la politique et l’économie profondément entrelacées et guidées par des valeurs communes largement partagées. Pékin croit que la politique et l’économie doivent demeurer séparées ». Assimiler cette différence de perception est essentiel pour comprendre l’attitude de ces deux pays dans leurs échanges, que ce soit entre eux ou avec le reste du monde.

Trump veut faire bouger les lignes, et se sortir de cette dépendance à la Chine. Cette idée est somme toute assez défendable et n’est pas nouvelle, mais elle pose un problème fondamental. Christopher Layne estimait déjà en 1997 que Washington devrait contenir la croissance chinoise en « adoptant une politique économique internationale néo-mercantiliste », en d’autres termes en renonçant temporairement ou définitivement à un libéralisme économique dont Pékin est parvenu à tourner les règles à son avantage. Cela signifierait que l’Amérique renonce à ses idéaux en matière de libéralisme économique, de manière temporaire ou permanente. Ce constat est inquiétant, car il suppose à la fois que l’Amérique se tourne vers des mesures commerciales faisant un usage répété de protectionnisme, et dans le même temps que les problèmes que rencontre Washington viennent des règles que les Etats-Unis ont eux-mêmes mises en place. Comme l’expliquait de manière sombre et prophétique Immanuel Wallerstein après l’entrée de la Chine à l’OMC, « les facteurs économiques, politiques et militaires, qui ont contribué à forger l’hégémonie américaine, sont les mêmes qui contribueront inexorablement au déclin américain à venir ». Précipiter le protectionnisme, notamment avec une hausse des taxes d’importations sur les produits chinois, est un moyen de réaliser cette prophétie.

Face aux Etats-Unis de Donald Trump et à l'Europe, la Chine dispose-t-elle de moyens de pression suffisants ? Lesquels ?

Cette question suggère l’existence d’un « front uni » entre les Etats-Unis et l’Union européenne face à la Chine. Ce qui est à mon avis au mieux dépassé, au pire une vue de l’esprit. L’atlantisme tel qu’il s’est concrétisé pendant la Guerre froide n’existe plus, en particulier dès lors qu’on l’exporte à l’extérieur des considérations européennes, comme la relation avec Moscou. Si certains semblent manifester une sorte de nostalgie de cette époque révolue depuis le début des années 1990, la réalité est tout autre, et la Guerre froide ne saurait être une grille de lecture utile pour comprendre la relation avec la Chine. L’élection de Donald Trump ne fait que conforter un fossé qui se creuse entre Européens et Américains, et que l’administration Obama n’a que partiellement, et momentanément, masqué. Prenons un exemple : quand Pékin fonde sa banque asiatique d’investissements dans les infrastructures, les Etats-Unis tournent le dos, tandis que toutes les principales économies européennes rejoignent la nouvelle structure. Et c’était Obama, pourtant très apprécié des Européens, qui était à la Maison-Blanche ! Cette tendance va s’accentuer, d’abord parce que Trump sera, à tort ou à raison et sans doute de façon parfois excessive, diabolisé en Europe occidentale ; ensuite parce que les pays européens voient dans les capacités économiques et en termes d’investissements de la Chine une opportunité plus qu’un danger. Même le Royaume-Uni, allié fidèle et docile de Washington, ne peut tourner le dos aux sirènes des investissements chinois, en particulier dans un contexte post-Brexit. Associer les Etats-Unis et l’Europe face à la Chine, c’est nier cette réalité.

Fondamentalement, il est surprenant de constater à quel point le géant du capitalisme, les Etats-Unis, n’a pas vu venir le défi économique et commercial chinois, s’appuyant peut-être de façon trop naïve sur des prophéties annonçant la chute du modèle chinois (encore présentes aujourd’hui) qui ne semblent pas se réaliser, ou sur un sentiment de supériorité que les années post-Guerre froide justifiaient sans doute, mais que la situation actuelle rend totalement caduque. Les Etats-Unis n’ont pas conscience, selon l’économiste Clyde Prestowitz, qui s’exprimait sur cette question il y a une décennie, « que dans un futur proche il pourrait ne plus y avoir de raison de penser aux objectifs de leur puissance simplement parce qu’il n’y aura plus de puissance sur laquelle greffer ces objectifs ». Si ce constat était assez excessif, les Etats-Unis restant encore de longues années une puissance de premier plan, il traduit la réalité d’un pays qui n’a pas su s’adapter à la compétition chinoise, et n’a plus aujourd’hui d’alternative solide à opposer à la montée en puissance de Pékin.

En entrant à l’OMC au terme de négociations tout au long des années 1990, la Chine a accepté le principe du consensus de Washington, tout en introduisant dès le départ une nuance importante : la coexistence entre son libéralisme économique et son régime autoritaire maintenu. La Chine s’est adaptée au consensus, mais sans y adhérer complètement. Et sa montée en puissance la confirme peu à peu dans l’idée de promouvoir son propre modèle de gouvernance et de gestion des échanges internationaux. Comme le résumait clairement il y a quelques années l’économiste Jean-Michel Quatrepoint, « l’Occident – expliquent les Chinois – ‘a voulu nous faire croire que son modèle était le seul possible. Or, depuis trente ans, nous avons prouvé que le développement économique était possible sans la démocratie à l’occidentale. Nous sommes peut-être en train d’inventer un autre modèle’ ». Initiative OBOR, Banque asiatique d’investissements dans les infrastructures, Organisation de coopération de Shanghai, Chine-ASEAN, Chine-Afrique… la liste est longue et ne cesse de gonfler des dispositifs que Pékin met en place pour imposer progressivement un nouveau modèle qui concurrence le consensus de Washington, en marge de sa croissance économique qui, bien que ralentie, lui permettra d’ici quelques années de dépasser le PIB américain. Sans doute sous la présidence Trump.

Les « moyens de pression » de la Chine sont ceux d’une superpuissance économique et commerciale : multiformes, associant économie, politique, diplomatie… La montée en puissance de la Chine ne fait plus aujourd’hui uniquement peur, elle invite à une forme de fatalisme tant elle est portée par les émergents. Selon Bertrand Badie, l’attitude de l’Occident ouvrant ses rangs aux puissances émergentes les plus avancées relèverait d’une forme d’aristocratie qui tient à conserver son statut, et réaffirme pour ce faire la permanence de sa puissance. Mais cette aristocratie est aujourd’hui de plus en plus contestée par des puissances émergentes, la Chine en tête, qui manifestent la volonté de modifier les règles internationales. Ces puissances émergentes, indique Frédéric Ramel, « dénoncent les pratiques occidentales du passé et réclament une architecture mondiale fondée sur d’autres piliers. En d’autres termes, la nature du système qui serait définie en termes d’homogénéité autour des valeurs occidentales – raison, liberté, progrès, démocratie – suscite réserves voire crispations ». La Chine favorise le capitalisme d’Etat, un système dans lequel les pouvoirs politiques dominent le marché et en tirent des bénéfices politiques dès lors qu’ils sont étroitement associés aux succès de l’économie. Une telle association peut déplaire aux économies de marché occidentales, et bouleverse incontestablement les règles qui ont régi depuis deux siècles les échanges, mais force est de reconnaitre qu’elle offre des résultats spectaculaires, au point de séduire de nombreuses économies émergentes. Nier cette réalité et croire encore en l’existence d’un atlantisme ne fait qu’accentuer la capacité de la Chine à emmener avec elle les économies émergentes, et à disputer le consensus de Washington.

Que nous révèle le fait que Donald Trump utilise la question de Taiwan comme un moyen de pression commerciale sur la Chine de sa conception de la diplomatie ? 

A vrai dire, pas grand-chose de nouveau, sinon une volonté de faire bouger les lignes, comme pour inverser une trajectoire qui n’est pas favorable. On ne saurait d’ailleurs reprocher à Donald Trump de vouloir modifier un paradigme qui, depuis une quinzaine d’années, place les Etats-Unis dans une situation de plus en plus inconfortable, et a relancé les éternelles thèses du déclin de Washington. Tous les responsables politiques américains y vont de leurs propositions. En fait, la Chine s’invite dans toutes les réflexions sur la puissance américaine, que ce soit dans ses aspects politiques, stratégiques, économiques, environnementaux ou même culturels. Au cours de la décennie écoulée, le nombre de publications scientifiques américaines traitant de la Chine a augmenté de manière exponentielle, et dépasse très largement tous les autres sujets importants, lutte contre le terrorisme international compris. Pis encore, quel que soit le sujet traité, la Chine est présente, tantôt citée comme un partenaire indispensable, tantôt montrée du doigt comme un rival récalcitrant et avec lequel il est quasiment impossible de s’entendre. Aux Etats-Unis, les craintes concernant la Chine n’appartiennent plus aux cercles stratégiques en charge de l’analyse des questions militaires, elles se sont désormais étendues sur l’ensemble des sujets, et sont devenues un élément incontournable de la vie politique américaine. Des experts américains très reconnus, comme John Mearsheimer, n’ont pas hésité à s’interroger sur les conséquences du développement chinois, mettant l’accent sur son caractère non-pacifique, comme pour mieux considérer que toute dégradation des relations avec les autres grandes puissances serait initiée par Pékin, et justifier ainsi une posture musclée à son égard. Les think tanks américains sont aux premières loges de l’analyse qui est faite de la Chine, avec des positions qui reflètent souvent les sensibilités politiques qui distinguent ces centres de recherche. Pour des raisons encore plus évidentes, et même s’il est parfois difficile de définir avec exactitude ce que la classe politique américaine pense de la Chine, quelles que soient les circonstances, la Chine s’impose de manière presque systématique dans les débats politiques et stratégiques aux Etats-Unis, tantôt avec une approche bienveillante, tantôt un accent mis sur la menace. Ces activités révèlent la réalité d’une Chine devenue obsessionnelle pour les Etats-Unis.

On note toutefois quelques grandes orientations qui distinguent les deux partis et ceux qui les composent. Dans le camp républicain, de nombreux experts, comme l’ancien Secrétaire d’Etat et conseiller national pour la sécurité Henry Kissinger, qui était d’ailleurs reçu à Pékin par Xi Jinping au moment où Trump et Tsai s’entretenaient au téléphone, considèrent qu’il est préférable de traiter la Chine comme un partenaire plutôt qu’un adversaire, et d’éviter toute confrontation. On retrouve ainsi dans les rangs conservateurs une tendance à privilégier une approche réaliste, chère à l’ancien secrétaire d’Etat, à l’égard de Pékin. Mais toute généralisation serait hasardeuse, tant ce parti offre de multiples visages, et compte également parmi ses éléments les plus conservateurs des défenseurs d’un messianisme américain face auquel la Chine est perçue comme hautement menaçante. De la même manière, il serait hasardeux et précipité de considérer que « the call » enterre la position de Kissinger, qui reste très influent. Côté démocrate, la tendance est plutôt à ménager la Chine et à ne pas s’aliéner le soutien de Pékin qui domine. Barack Obama écrivait dans L’audace d’espérer que « le défi militaire le plus complexe ne sera pas de rester devant la Chine (de même que notre grand problème avec la Chine sera plus économique que militaire) », mais de faire face à la montée du terrorisme dans les pays faillis. Pour ce faire, Washington aura besoin du soutien de Pékin et l’amélioration des relations est donc au programme de la politique étrangère de la nouvelle administration. On retrouve cependant aussi dans les rangs des Démocrates des militants des droits de l’homme qui ont pris la Chine pour cible, et sont en première ligne des attaques contre la nature du régime chinois. Cette confusion au sein des deux grands partis politiques américains à l’égard de la Chine se traduit par une préférence accordée à des postures consensuelles, voire populistes, plus qu’à une véritable ligne politique.

La Chine est devenue si importante pour les Etats-Unis que les distinctions partisanes se sont effacées derrière une vision partagée liée à la crainte de la montée en puissance chinoise, mais aussi unissant enjeux économiques et questions politiques. De même, une Amérique moins sûre d’elle-même et confrontée à de multiples défis est plus disposée à laisser de côté son messianisme pour lui préférer une approche plus pragmatique, associant réalisme et défense des intérêts nationaux, y-compris son modèle économique et social. Ainsi, sous les administrations Bush et Obama, qui coïncidèrent avec la Chine dans l’OMC, et de plus en plus puissante, Washington a alterné le chaud et le froid dans sa relation avec Pékin. Endigagement, stratégie du pivot… des slogans qui trahissent au final la même angoisse liée à l’émergence de la Chine, et la volonté d’y apporter des réponses. La future administration Trump se positionne à son tour sur cette question. Taiwan est dans ce décor plus un outil qu’un objectif, ce qui nous ramène à la première question, à savoir si Trump s’engagera à reconnaître la République de Chine…

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