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Comment la France a nié la réalité politique, historique et sociétale de la guerre, sans se rapprocher pour autant de la paix
©Reuters

Bonnes feuilles

Devant l'incapacité des diplomaties contemporaines à penser les questions de sécurité collective autrement qu'à court terme, et sous l'angle étroit d'intérêts nationaux ou régionaux, ce manuel se propose d'ébaucher les pistes concrètes d'une nouvelle approche de la paix. Extrait de "Mémoire de paix pour temps de guerre", de Dominique de Villepin, aux éditions Grasset 1/2

Dominique de Villepin

Dominique de Villepin

Dominique de Villepin est diplomate de formation, ancien Ministre des Affaires Etrangères (2002-2004), Ministre de l’Intérieur (2004-2005) et Premier Ministre (2005-2007). Dans ce voyage à travers un monde en feu, à contre-courant de l’esprit du temps et sans concession, il fait partager son expérience, ses convictions et sa vision, traduisant l’engagement et la passion de toute une vie.

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Le XXIe siècle en « stress post-traumatique »

La Première Guerre mondiale a révélé aux yeux de tous la vérité de la guerre, l’horreur absolue des corps déchiquetés dans des no man’s land de barbelés et de trous d’obus. Pour la première fois, la guerre a concerné directement une fraction significative de la population. Une génération d’hommes a fait l’expérience du combat, de la peur, de l’absurdité. La photographie, la presse de masse et même, modestement, le cinématographe, commencent à relayer une image brute, sans l’intermédiaire de tableaux ou de gravures aux accents héroïques. Après l’armistice de 1918, la culture européenne s’efforce de digérer et d’assimiler le traumatisme à travers une littérature de guerre allant du Feu d’Henri Barbusse et des Croix de Bois de Dorgelès au Voyage au bout de la nuit de Céline, en passant par À l’ouest, rien de nouveau d’Erich Maria Remarque. La condamnation de la guerre se sécularise, se généralise et se concrétise. S’impose peu à peu la conviction d’Antoine de Saint-­Exupéry : « La guerre n’est pas une aventure. La guerre est une maladie. Comme le typhus. »

En France, le choc moral de la débâcle de 1940 est peut-être plus vif encore du fait de la vitesse éclair de la défaite et de la collaboration d’une partie des Français. Elle pre‑ nait au dépourvu une génération qui avait cru possible la fin de la guerre, qui avait grandi dans la foi pacifiste et la mémoire de la « der des ders ». Cette guerre qu’il fallait bien faire, pourquoi a-­t‑elle été perdue ? Sans doute la formation des armées n’avait-­elle pas été adéquate et les choix des années 1930 erronés, se contentant, sur le papier, du statut de première armée terrestre d’Europe, sans faire ni l’effort de pensée stratégique, ni l’effort de modernisation technique qui lui aurait permis de contrer l’avancée fulgurante des troupes allemandes à la fin de la « drôle de guerre ». La guerre, paradoxalement, n’avait pas été sérieusement envisagée. Seules les exigences de la puissance et de ses apparences avaient été prises en compte, tandis que l’empire colonial à son apogée dévorait les énergies.

Notre traumatisme guerrier nous a éloignés de la guerre sans toutefois nous rapprocher de la paix. Nous avons subi le danger extérieur, fermé portes et volets de l’Europe et refusé de prendre en considération les exigences du monde. Malheureusement, il a écarté la tentation de la guerre sans permettre le travail de la paix. La décolonisation, indispen‑ sable, apparaît avec le recul comme une longue retraite désor‑ donnée, laissant derrière elle des champs de ruines et des haines recuites. France, Belgique ou Pays-­Bas ont réagi avec le même désarroi. Des armées vaincues en Europe partaient se battre au loin, soit pour reconquérir leur fierté perdue au risque d’une violence terrifiante, soit pour sauver l’hon‑ neur. Nous n’avons fait qu’ajouter la défaite à la défaite, le syndrome de Dien Bien Phû à celui de la débâcle, les revers spectaculaires aux victoires en trompe l’œil, comme celle de la bataille d’Alger. Par aveuglement aux change‑ ments du monde, nous avons accepté une guerre impossible. Nous avons rapatrié dans nos bagages la violence coloniale et l’avons importée en métropole, conservant à l’égard des populations immigrées, souvent originaires de l’ancien empire, une attitude teintée de mémoire coloniale, pour une large part involontaire, affichant une préférence pour une ségrégation de fait qui n’est pas dans la culture nationale. La reprise du terme d’« assimilation » dans le débat public sur l’immigration n’est pas anodine, elle renvoie à des usages anciens et souvent douloureux. Ce qui perdure d’esprit de guerre en France nous vient en droite ligne de la guerre d’Algérie, guerre fondatrice de notre identité, qu’on le veuille ou non. 

Au fond, nous avons refoulé la guerre en ne cessant d’en parler, en la rejetant dans l’incompréhensible ou dans l’inima‑ ginable. Nous en avons fait un au-­delà de nos sociétés, une réalité psychologique à explorer. Mais nous avons nié avec constance sa dimension politique, refusant de voir qu’elle avait façonné nos vies collectives et qu’elle était encore bien présente en leur centre, comme une étoile morte. Notre rapport au monde restait fondé sur une logique de guerre dont nous ne voulions pas. Notre tâche aujourd’hui est de nous débarrasser de la guerre en nous y confrontant avec lucidité.

La guerre n’est pas l’antichambre de la paix, ni sa condition. Nous avons appris, au XXe siècle, à nous défier de la guerre, mais n’avons pas assez pris conscience de son enracinement, de sa capacité à irradier la violence à travers l’espace et le temps. La fin des hostilités en un lieu n’est souvent que la préparation d’un conflit dans un autre.

Ainsi le régime khmer rouge au Kampuchéa démocratique est-­il le résultat à la fois de la guerre du Vietnam et de sa fin précipitée ; partie intégrante de l’Indochine française, mais politiquement et économiquement distinct, le Cambodge, indépendant depuis 1953, sous le roi Norodom Sihanouk, est soumis aux tensions de la guerre froide. Il sert de base arrière pour les combattants Viêt-­Cong face aux troupes du Sud-­Vietnam et des États-­Unis, mais maintient un fragile équilibre jusqu’en 1975. Le départ des Américains de Saïgon bouleverse la donne dans toute l’Asie du Sud-­Est. À Phnom Penh, les Khmers rouges sous la direction de Pol Pot entrent dans la ville et y instaurent un régime de terreur. Un cinquième de la population est assassiné dans un déchaînement de violences, de tortures et de camps meurtriers.

Une telle barbarie pourchassant tous les signes de « bour‑ geoisie », depuis la connaissance d’une langue étrangère jusqu’au simple port de lunettes, ne peut être comprise qu’en l’inscrivant dans la séquence d’un demi-­siècle de brutalisation du Sud-­Est asiatique. L’occupation japonaise pendant la guerre mondiale a affaibli et chassé les puissances coloniales et initié les guerres de décolonisation en Indochine ou en Indonésie. La guerre du Vietnam de 1964 à 1975 a introduit le ferment de la guerre froide. La violence continue jusqu’en 1979, au Cambodge comme au Laos, où le régime du Pathet Lao persécute systématiquement le peuple hmong, accusé de collusion avec l’ennemi. L’intervention militaire chinoise en 1979 instaure un ordre précaire qui dure jusqu’à maintenant.

Cet enracinement du mal dans la civilisation, son inscrip‑ tion dans nos histoires et nos mémoires appellent, plus que jamais, un réveil de la conscience. Les urgences d’aujourd’hui nous somment d’imaginer des réponses nouvelles, mais encore faut-­il tirer les leçons de l’expérience.

Extrait de "Mémoire de paix pour temps de guerre", de Dominique de Villepin, aux éditions Grasset, novembre 2016. Pour acheter  ce livre, cliquez ici

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