Turquie, Irak, Syrie : les guerres du Président Erdoğan<!-- --> | Atlantico.fr
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Politiquement, Erdogan se heurte frontalement avec Bagdad et Damas qui dénoncent une violation de leurs territoires respectifs qui peut dégénérer à tout moment en affrontements directs.
Politiquement, Erdogan se heurte frontalement avec Bagdad et Damas qui dénoncent une violation de leurs territoires respectifs qui peut dégénérer à tout moment en affrontements directs.
©Reuters

Dérive autoritaire

Alors que le le président turc Recep Tayyip Erdogan affirme de plus en plus son emprise sur son pays, ses velléités offensives se manifestent aussi bien sur le théâtre syro-irakien que sur son propre territoire.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Les parties nord de la Syrie et de l’Irak constituent le nouveau champ de bataille du président Erdoğan qui désormais se comporte avec la subtilité d’un bulldozer. Fort de l’autorisation obtenue le 2 octobre 2016 auprès d’un Parlement à sa botte de poursuivre les interventions militaires dans ces deux pays, il masse de plus en plus de troupes à la frontière irakienne dans la région de Silopi, tout en poursuivant l’occupation d’une partie nord de la Syrie. Politiquement, il se heurte frontalement avec Bagdad et Damas qui dénoncent une violation de leurs territoires respectifs qui peut dégénérer à tout moment en affrontements directs.

A l’extérieur comme à l’intérieur, il laisse éclater son agressivité vis-à-vis des Kurdes. Ainsi, le 22 octobre Ankara a annoncé avoir lancé des frappes visant 70 positions des Unités de protection du peuple kurde (YPG), la branche armée du PYD, l’émanation syrienne du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Le problème réside dans le fait que les YPG forment le noyau dur des Forces démocratiques syriennes (FDS), une coalition qui regroupe aussi des formations arabes et chrétiennes (très minoritaires). Or, les FDS sont soutenues par la coalition internationale anti-Daesh emmenée par les États-Unis. Ces derniers soutiennent d'ailleurs l'offensive "Colère de l'Euphrate" lancée le 5 novembre soir pour reconquérir Raqqa, la "capitale" de "l’État Islamique". 

En août de cette année, l’armée turque qui encadrait des groupes rebelles alliés a lancé l’opération "Bouclier de l’Euphrate" alors que les FDS venaient de reprendre Manbij à Daesh. La Turquie s’est rapidement emparée d’une zone allant de Jarablus sur l’Euphrate à l’est jusqu’au corridor d’Azaz à l’ouest en faisant tomber la localité symbolique de Dabiq, lieu mythique de l’"affrontement final entre les forces musulmanes et chrétiennes" mis en exergue par les idéologues de Daesh. Maintenant, Ankara tente de s’emparer de la ville d’Al-Bab située au nord-est d’Alep, un carrefour stratégique aussi visé par le YPG et Damas ! Le président Erdoğan envisage ensuite de pousser sur Manbij (tenue par le FDS), puis il n’excluait pas jusqu'au 6 novembre d’engager son armée dans la conquête de Raqqa ! Non seulement il contrarie directement tous les plans péniblement élaborés par la coalition anti-Daesh, mais il risque de provoquer des incidents graves avec les YPG (déjà fait) et les forces régulières syriennes. Il a pris la précaution de s’allier la Russie - amie et soutien de Damas - pour éviter que cette dernière ne réagisse fermement à ses initiatives militaires. En échange, il laisse faire Moscou à Alep. Sur le plan purement tactique, par mesure de précaution, l’aviation turque n’intervient que très rarement au-dessus de la Syrie du nord. Les appuis aux forces présentes au sol sont assurés par des pièces d’artillerie déployées du côté turc de la frontière. Il faut dire que Damas a menacé d’abattre tout aéronef turc survolant son territoire.

La Turquie est aussi présente militairement en Irak depuis des années. A la demande de Massoud Barzani, le président du gouvernement régional du Kurdistan, elle s’est installée sur la base Zilkan au nord-est de Mossoul (près de Bachiqa). Elle y forme la milice des "unités de protection de la plaine de Ninive". Ankara affirme souhaiter participer à la reconquête de Mossoul car Erdoğan estime avoir un droit de regard sur ce joyau de l’Empire ottoman. Mais surtout, pour lui, il est hors de question de voir des milices chiites irakiennes entrer dans Mossoul. Selon lui, cette ville doit être libérée "uniquement par ceux qui ont des liens ethniques et religieux avec la ville […] Seuls les Arabes sunnites, les Turkmènes et les Kurdes sunnites pourront y rester". Bien sûr, Bagdad est totalement opposé aux initiatives du président Erdoğan. Le 5 octobre, le Premier ministre irakien Haidar al-Abadi réclamait le retrait de Bachiqa des troupes turques qualifiées de "forces d’occupation" et affirmait que "l’aventure turque risque de tourner à la guerre régionale". La réponse ne s’est pas faite attendre. Le 11 octobre, Erdoğan traitait al-Abadi comme un vassal : "reste à ta place : tu n’es pas mon interlocuteur, tu n’es pas à mon niveau. Peu nous importe que tu cries depuis l’Irak, nous continuerons à faire ce que nous pensons devoir faire". La colère monte aussi au sein des milices chiites irakiennes encadrées par les Pasdarans iraniens. Elles menacent de s’opposer frontalement à toute initiative intempestive de la Turquie, en particulier si cette dernière tente de s’emparer de Tal Afar, le verrou ouest de Mossoul. Les deux parties ont le même objectif, les Turcs pouvant venir du nord et les milices chiites du sud. Entre les deux : Daesh. La situation est donc très délicate dans cette zone dont nous entendrons parler à l’avenir.

L’autre raison - peut-être la principale - qui motive l’attitude d’Erdoğan en Irak est la consolidation des positions du PKK dans le nord du pays, en particulier dans la région de Sinjar. Il n’est pas étonnant qu’il veuille empêcher l’implantation durable du PKK plus à l’ouest, d’autant que l’armée turque bombarde depuis des années l’est de la région (le mont Qandil) où se trouve le commandement central du mouvement séparatiste kurde. Mais le prétexte officiel avancé par Ankara reste la lutte contre Daesh. La réalité est bien plus prosaïque : Ankara lutte contre son premier ennemi : les indépendantistes du PKK et sa version syrienne le YPG, Daesh étant considéré comme une menace collatérale.

Le président Erdoğan est maintenant confronté à des problèmes extrêmement graves qui sont source d’inquiétudes à l’international. Le terrorisme frappe indistinctement sur l’ensemble du territoire turc. Pour la première fois, Daesh a officiellement revendiqué un attentat (celui de Diyarbakir le 4 novembre qui a fait neuf morts et une centaine de blessés également(1)). Jusqu’à maintenant, le mouvement salafiste-djihadiste se gardait bien de réclamer la paternité des actions terroristes qu’il menait en Turquie. En effet, Al-Baghdadi voulait encore préserver la susceptibilité du président Erdoğan qui autorisait l’accès vers l’extérieur du "califat" via la Turquie. Il est vrai qu’en-dehors de ce pays, toutes les autres frontières étaient bouclées (certes plus ou moins hermétiquement). La déclaration d’Al-Baghdadi publiée le 3 novembre a mis fin à cette "mansuétude rhétorique et tactique" qui n’empêchait pas de conduire des attentats sanglants (comme ceux d’Ankara en 2015 et d’Istanbul en 2016) car il a nommément désigné la Turquie comme "ennemie". Il n’a fallu que deux jours pour que cela soit traduit dans les faits. A n’en pas douter, ce n’est que le début d’une campagne de terreur qui va enflammer tout le pays. Les Américains - prévenus à l’avance de la menace latente -, ont d’ailleurs évacué les familles des diplomates en place au Consulat général d’Istanbul. Ils pourraient prochainement faire de même à Ankara.

Par ailleurs, le PKK et les mouvements de la gauche radicale qui lui sont alliés se sont aussi lancés dans une campagne de violences depuis la rupture des négociations à l’été 2015. Dans le sud-est du pays, c’est le retour pur et simple à une situation de guerre civile larvée.

Le putsch militaire du 14 juillet a donné la légitimité nécessaire et le prétexte à Erdoğan, soutenu par une majorité de partisans, pour combattre tout ce qui représente une menace pour son projet d’établissement d’un régime présidentiel taillé à sa personne. Pour cela, sous le prétexte bien pratique de "lutte contre le terrorisme", il utilise tous les moyens : emprisonnement arbitraire de militaires, de juges, de policiers, d’enseignants, de fonctionnaires, de journalistes et maintenant de députés dont les principaux dirigeants du HDP (Parti Démocratique du Peuple) ; fermetures de chaînes de télévision, de journaux, d’écoles, d’universités, de centres médicaux, etc. Depuis ses débuts, il est tout de même parvenu à casser l’armée, la police, la justice, l’Education nationale et son allié des premiers jours, la confrérie Gülen. Même son propre parti (le Parti de la justice et du développement -AKP-) n’échappe plus à la règle. Il est en complète déconfiture car Erdoğan ne veut pas qu’une figure dirigeante de l’AKP ait la moindre possibilité de le contester. Il craint particulièrement le très populaire ancien président Abdullah Gül et l’ancien Premier ministre et surtout ministre des Affaires étrangères apprécié des Occidentaux, Ahmet Davutoğlu.

L’avenir est sombre pour la Turquie et la région. Erdoğan est désormais seul à sa tête, certes appuyé par une majorité populaire qui, à chaque fois qu’il se présente à une élection, lui accorde largement sa confiance. Tous les corps intermédiaires sont aujourd’hui décapités, vidés de leur substance essentielle qui fait fonctionner le pays. Seul espoir, l’économie turque continue à fonctionner même si elle connaît des à-coups notables. Le monde économique est pour l’instant le seul secteur qui n’a pas été touché par les purges successives. Erdoğan doit penser que si l’on change relativement facilement un fonctionnaire, un militaire, un policier, un juge, un journaliste, ce n’est pas le cas avec les responsables économiques qui restent le moteur central de la bonne marche d’un pays. Il bénéficie néanmoins d'un atout maître dans sa manche : l’organisation nationale de renseignement (MIT), les légendaires services spéciaux turcs. La rumeur a couru comme quoi ils étaient sur la sellette. Erreur funeste car il semble bien que ce sont eux qui ont déjoué le coup d’Etat militaire, l’ayant anticipé. Une importante réorganisation a lieu en ce moment pour leur donner encore plus de compétences (2). Déjà, ils dirigent toutes les opérations menées en Syrie et en Irak, eux et surtout pas les militaires qui ne font qu’apporter leur soutien visible. Ce sont ces services qui manipulent une multitude de groupes rebelles qui servent de prétextes aux différentes interventions appuyées par les chars de l’armée. A l’intérieur, c’est le MIT qui assure la protection du président, la police - comme l’armée - n’ayant plus sa confiance.

1. Egalement revendiqué par le TAK, les Faucons de la Liberté, un groupe armé proche du PKK.

2. Le MIT est compétent à domicile et à l’extérieur du territoire turc.

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