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Les Russes tentent d’effacer 70 ans de dictature, la Turquie manie dangereusement les signes de l’ancien Empire ottoman, la France, elle, a son pessimisme abyssal et son extrême droite
©Reuters Pictures

Bonnes feuilles

Le monde est en ce moment souvent noir - comme Daech - ou brun - comme les extrêmes droites. Pourtant, la société collaborative et numérique nous entraîne dans une mutation économique et culturelle aussi puissante que celle de la révolution industrielle. Ce livre est le récit des réussites de nos sociétés, mais aussi celui de leurs bouleversements. Jean Viard ­propose une analyse des limites du ­politique dans la société contemporaine et exhorte les acteurs culturels à se réapproprier le rôle de guide en matière de vision sociétale à long terme. Extrait de "Le moment est venu de penser à l'avenir", de Jean Viard, aux éditions de l'Aube 1/2

Jean Viard

Jean Viard

Jean Viard est directeur de recherches CNRS au CEVIPOF, Centre de recherches politiques de Sciences Po.

Il est spécialiste des temps sociaux (les 35 heures et les vacances), des questions agricoles et de l'aménagement du territoire. 

Il est l'auteur de Penser les vacances (Editions de l'Aube, 2007), et Eloge de la mobilité : Essai sur le capital et la valeur travail (Editions de l'Aube, 2008) et plus récemment de : La France dans le monde qui vient aux Editions de l'Aube.

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Le monde est secoué par des forces nomades considérables : savoirs, informations, hommes, réchauffement du climat, objets, peurs, maladies…. Elles sont sa destruction possible et sa survie improbable. Elles sont dangers et solutions, forces de mort et forces d’innovation. Le réchauffement climatique est ce qui les rend incontournables, et la révolution numérique ce qui les rend supportables. L’une est l’espoir de l’autre. Mais, ensemble, elles génèrent aussi des tendances au repli et au renfermement qui peuvent être mortelles. La bataille commence seulement. Les nomades et les néosédentaires vont s’affronter durant les décennies et les siècles à venir, et vont construire un monde dont nous ignorons tout. 

D’un côté, des forces nomades donc, ralenties dans les cadres nationaux et leurs guerres pendant un siècle, et qui depuis 1989 prolifèrent. Elles entraînent touristes et « classe créative », maladies et savoirs, biens et services, riches et exclus, à l’assaut de la planète. Elles bousculent nos pays de l’intérieur et de l’extérieur. Au début du xxie siècle, la révolution numérique est venue accélérer leur développement et rendre irrésistible ce qui était balbutiant. En 2015, avec la COP21, on a admis qu’une nouvelle culture commune du développement était obligatoire. Jamais l’humanité n’a ainsi pensé ensemble. Ni espéré agir pour sa survie. Le retournement de point de vue est gigantesque.

Nous vivions dans un monde de sédentaires avec des déplacements ; nous sommes dorénavant dans un monde de mobilités où l’enjeu est de chercher à associer liberté, mobilité et individus. Et à les démocratiser. Y compris aux derniers sédentaires. Il est essentiel de rester, autant que faire se peut, sur cette chaîne de sens. Sinon, nomades et sédentaires renforceront leurs affrontements. L’enjeu de nos sociétés ne réside pas seulement dans la compréhension de ces dynamiques et de ces clivages, mais dans la volonté d’intervenir pour en limiter les ruptures, créer du lien, faire société entre ces différents mondes. La révolution numérique, qui est « le train du xxie siècle », bouleverse le monde. Elle est le double et l’accélérateur des flux d’échanges réels des marchandises, des savoirs et des corps, du climat réchauffé aussi. Ceux qui ne sauront pas s’y préparer connaîtront le destin des villes qui ont préféré la diligence au milieu du xixe siècle. La révolution numérique a même plus d’impact que le train, car elle lie le proche avec lui­même et avec son environnement, mais aussi le lointain avec le proche, et cela hors de la contrainte de la durée. 

Ce qui est sûr, c’est que la révolution numérique est une partie de la solution à nos problèmes nouveaux, mais avec des constructions culturelles neuves. Un pari jamais tenté, car jamais l’humanité n’a été l’acteur commun de son propre destin. Jamais son sentiment « carcéral », comme le dit Paul Virilio, de vivre sur une si petite planète n’a ainsi existé avec la conscience de sa possible disparition. Jamais l’humanité ne s’est pensée comme un corps politique. Jamais plus, alors, les nations ne peuvent espérer redevenir le cadre majeur de l’organisation des sociétés, car, au­dessus d’elles, il y a définitivement une organisation supérieure nécessaire. Comme les monarchies avant elles, qui dépendaient de l’onction des Églises, les nations dépendent maintenant du respect de leurs engagements vis­à­vis de la nature et de ses « représentants » réunis à Paris en 2015. 

En face de ce monde accéléré et de cette contrainte écologique sourdent partout, si l’on peut dire, des  volontés de retrouver un sens perdu, un projet dépassé, un territoire déjà balisé, une croyance ancestrale, un mythe national. Et, chaque fois, avec la couleur, et la forme, du système d’appartenance précédent – national, religieux ou ethnique. La peur devant ces forces nomades, du sida aux touristes, du réchauffement climatique à la nouvelle « classe créative », pousse de toutes parts aux replis et à la réassurance dans des cadres déjà connus et déjà usagés. En chaque lieu, il se trouve des causes locales à ces expressions du refus du monde qui vient, mais bien rares y sont les idées neuves. Les Russes tentent d’effacer soixante-dix ans de dictature communiste par une mise en scène de l’éternelle Russie ; la Turquie manie dangereusement les signes de l’ancien Empire ottoman ; les États-­Unis sont secoués par le Tea Party et des républicains extrémistes ; les petites nations veulent des murailles – Suisse, Danemark, Hongrie…

La France a son pessimisme abyssal et son extrême droite, sa part de jeunesse désespérée. L’islam a son fondamentalisme dans une partie du monde où les nations sont faibles. Les assassins nomades copient les nouveaux nomades pour mener leur guerre, mais avec une mentalité néosédentaire. Les « zadistes », à leur échelle, font de même dans des combats où, pour eux aussi, il n’y a rien à négocier. Les extrêmes droites en appellent aux frontières du sol, voire du sang. Les jeux de tension entre ces diverses forces de repli s’alimentent mutuellement, comme le communisme et le fascisme se sont auto­alimentés dans les années 1930. Cela commence à faire guerre. Et, en tout cas, cet affrontement peut nous détourner des batailles éco logiques et bloquer les forces nomades créatrices, qui sont pourtant le moteur central de la solution possible à notre futur difficile. C’est en cela qu’il peut être mortel.

Extrait de "Le moment est venu de penser à l'avenir", de Jean Viard, publié aux éditions de l'Aube. Pour acheter ce livre, cliquez ici

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