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Un changement civilisationnel ? Photos ou emojis, comment nous sommes en train de basculer de la communication par les mots à celle par l'image
©Unicode Consortium

Une image vaut mille mots

Le succès de Snapchat, réseau social interactif basé sur l'échange de photos, révèle un changement civilisationnel profond. Si la génération Y (entre 19 et 36 ans), privilégie toujours le texte comme moyen de communication, la génération Z (née après 2000), quant à elle, favorise l'image (gif, photo, émoji etc.) pour s'exprimer.

Erwan le Nagard

Erwan le Nagard

Erwan le Nagard est spécialiste des réseaux sociaux. Il est l'auteur du livre "Twitter" publié aux éditions Pearson et, Social Media Marketer. Il intervient au CELSA pour initier les étudiants aux médias numériques et à leur utilisation.

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Pierre Halté

Pierre Halté

Maître de Conférences en Sciences du Langage – Responsable L2
Laboratoire EDA (Education, Discours, Apprentissage)

Université Paris Descartes

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Atlantico : Les réseaux sociaux d'échange d'images semblent avoir encore plus de succès auprès de la génération Z que de la génération Y, qui a pourtant vu naître ces plateformes. Comment mesure-t-on cet engouement croissant ?

Erwan Le Nagard : Les plus jeunes sont régulièrement les plus enclins à adopter les nouveaux outils digitaux. Ce fut le cas pour les principaux réseaux sociaux, critiqués il y a plusieurs années pour les échanges futiles de ces primo adoptants, mais qui sont devenus des acteurs incontournables de l’économie numérique. Ce scénario semble se reproduire avec les plateformes de messagerie instantanée et de partage d’images, poussées par la forte croissance des usages mobiles des cibles les plus jeunes. Selon une étude Comscore, près d’un utilisateur majeur de Snapchat sur 2 aurait entre 18 et 24 ans. L’audience mineure est probablement tout aussi, voire plus élevée. Cette application mobile vient concurrencer de manière directe les plateformes établies : plus de 10 milliards de vidéos sont vues, chaque jour sur cette plateforme. Après 4 ans d’existence, Snapchat dépasserait Twitter avec 150 millions d’utilisateurs quotidiens et Facebook a proposé sans succès 3 milliards de dollars pour acquérir cette société.

Cet engouement s’explique par le positionnement unique de Snapchat entre une application mobile de partage d’images éphémères, une messagerie instantanée et une plateforme de diffusion de contenus pour les éditeurs (Discover).

L'échange d'images est-il un mode de communication efficace, au même titre que le SMS par exemple ? Qu'apporte l'image à un dialogue par rapport à l'écrit ?

Erwan Le Nagard : Pour Snapchat, l’image est un vecteur de communication primordial. Cependant, il faut en comprendre la nature, qui diffère de loin avec une prise de vue opérée à l’aide d’un appareil argentique. Ce n’est pas une image qui est archivée ou que l’on cherche à documenter sur une page profil, comme il est possible de le faire sur Facebook ou sur un blog avec ses photos de vacances. Ce n’est pas une image que l’on cherche à conserver, c’est une image éphémère, consultable une ou deux fois au maximum, pendant un temps court (moins de 10 secondes), par une connaissance à qui l’on a activement décidé de la transmettre. C’est une image qui n’est pas figée, mais qui peut s’animer (vidéo). Ce n’est donc pas une image qui fait Histoire, mais c’est une image qui veut en raconter une. C’est une image communicante dont la finalité a été d’être partagée. Elle a été prise à l’aide d’un dispositif bien particulier, selon des codes d’usages spécifiques : un téléphone mobile, la plupart du temps tenu en position verticale, face à l’événement, et immédiatement diffusée auprès d’un réseau de contact. C’est donc un dispositif de communication formidable qui dévoile une vision de l’intime en venant répondre à la question "que fais-tu ? que vois-tu en ce moment ?".

Pierre Halté : L'échange d'image est un moyen de communiquer de façon très efficace. La différence entre une image et un énoncé verbal écrit, tient dans la façon de représenter le monde. La plupart des énoncés verbaux reposent, pour être interprétés, sur des lois linguistiques qui sont conventionnelles et logiques. Par exemple, le mot "chien" renvoie à l'objet chien en vertu d'une loi qui est décrite dans les dictionnaires : c'est la définition du mot "chien". L'image, elle, ne fonctionne pas comme ça : elle est dans une relation de ressemblance à un objet, c'est à dire qu'elle est fondée sur une analogie visuelle, perceptive, entre des éléments visuels et d'autres éléments visuels. Je reconnais une image de chien parce que certains stimuli visuels que provoque l'image sont les mêmes que ceux que provoque un "vrai" chien. Cette relation est donc plus immédiate, plus "directe" que la relation qu'installe en général l'écrit. En général, ce que l'on constate actuellement dans les communications en ligne, c'est justement l'association de l'écrit et de l'image. C'est simplement dû au fait que très souvent, la communication numérique est quasi synchrone : on est présent, avec l'interlocuteur, en même temps, dans un espace numérique de discussion, mais on ne se "voit" pas. On communique donc à l'écrit, comme si on était en face à face ; seulement, on n'a plus tous les indices qui permettent d'interpréter des énoncés en face à face : l'intonation, les gestes, les mimiques faciales, etc. Les émoticônes, par exemple, viennent combler ce manque. Ce sont quasiment des gestes à l'écrit. Elles interagissent avec les énoncés verbaux pour en modifier l'interprétation littérale, tout comme le ferait un sourire dans un échange en face à face. On le voit très bien en comparant des énoncés tout simples comme "Mon chien a mangé mon hamster :(" ou "Mon chien a mangé mon hamster :)". Les interprétations des deux énoncés changent complètement selon l'émoticône employée. Voilà ce qu'apporte, entre autres, l'utilisation des images à l'écrit : la possibilité de modifier le sens des énoncés verbaux. On peut aussi mentionner la possibilité de jouer sur des codes culturels, avec les mèmes, en reprenant par exemple des images de célébrités pour manifester telle ou telle émotion, ce qui rajoute une couche de sens selon la personnalité qui est représentée.

L'usage massif d'images réduit-il pour autant l'échange de messages écrits ? Faut-il s'attendre à voir décliner, voire disparaître, les échanges de lettres, cartes postales et autres communications écrites traditionnelles ? Où en est-on à l'heure actuelle ?

Erwan Le Nagard : Une image vaut mille mots, selon l’adage, et l’écriture existe depuis quelques dizaines de milliers d’années, je doute que Snapchat vienne remettre cela en cause. Au contraire, Snapchat propose des moyens d’écritures très modernes, que ce soit par le biais de son système de messagerie instantanée, ou par ce qu’on pourrait appeler "l’écriture photographique". Envoyer un "snap" (une image) à ses contacts, représente une forme d’écriture digitale, sur des écrans de téléphones mobiles, car cette image raconte une histoire, elle pose des questions ou s’exclame. Un snap attend une réponse, et une réponse qui se fait la plupart du temps par l’image. D’ailleurs, les usagers sont très créatifs en usant des systèmes de filtres ou de la possibilité d’ajouter des légendes et des dessins sur leurs photos. L’écriture est omniprésente sur Snapchat et, comme nous l’avons dit précédemment, lance un vaste débat autour de grandes questions : que vois-tu ? que fais-tu ? où es-tu ? Le meilleur exemple est celui des échanges entre couples ou entre amis. Que fais-tu en ce moment ? J’envoie une photo de ma tasse de café, pour exprimer que je profite du soleil en terrasse. Où es-tu ? Mon ami me répond en me montrant ses performances à la salle de sport, pour me signifier son activité. Que vois-tu ? J’envoie une photo de vêtements pour demander conseil sur le choix de celui qui m’ira le mieux.

Pierre Halté : Je ne crois pas que l'image va remplacer l'écrit. Le langage verbal est d'une richesse combinatoire telle qu'il est impossible de faire la même chose avec uniquement des images.

Plus encore, le langage verbal construit nos identités, qui sont narratives, et qui reposent, même à un niveau inconscient, sur une structuration linguistique. Difficile dans ces conditions de se passer de la langue. Enfin, dernier argument, les images dans les communications numériques remplissent très souvent le rôle que jouent les gestes et les mimiques dans les échanges en face à face. Se pose-t-on pour autant la question de savoir si les gestes et les mimiques vont faire disparaître le langage verbal ? Non. C'est la même chose pour l'utilisation des images dans les conversations en ligne. Le langage verbal ne fait pas sens "en soi", il a besoin d'un support interprétatif, d'un sujet qui fait porter sa subjectivité sur les contenus qu'il énonce, sinon le sens et la communication disparaissent. C'est ce que permettent de faire les images dans les écrits en ligne. Si les échanges de lettres, ou de cartes postales, etc., diminuent et vont effectivement continuer à diminuer, ce n'est pas à cause des images mais à cause du développement exponentiel de la communication numérique. Je pense qu'on n'a jamais autant écrit qu'aujourd'hui. Tout le monde écrit tout le temps, sur tous les sujets, et tout est accessible en ligne à n'importe quel moment. L'écrit n'a donc pas de souci à se faire ; les cartes postales, par contre, oui...

En quoi cette évolution est-elle susceptible de modifier notre perception et notre intelligence ? Est-ce globalement une bonne nouvelle ou devons-nous en redouter les effets ? Que faire pour limiter les éventuels dégâts de l'omniprésence d'images au détriment des mots ?

Erwan Le Nagard : Nous n’avons jamais autant écrit qu’à l’ère d’Internet. Simplement, ces formes d’écritures ont évolué avec nos écrans, les codes ont changé. Snapchat propose un écrin pour une communication qui passe principalement par l’image. La photo partagée sur Snapchat est éphémère et n’engage ni l’émetteur, ni le destinataire. On ne s’embarrasse pas de son stockage ou de son archivage. Elle apparaît, puis elle disparaît, mais entre temps, elle nous a dit quelque chose. Snapchat vient combler certains besoins de communications dans la sphère intime tout comme d’autres technologies l’on permit auparavant. Rappelons que l’un des facteurs avéré du succès de la technologie Polaroid fut la prise de photos intimes au sein du couple. La révélation instantanée de la photo permettait de s’affranchir d’une situation embarrassante face à l’employé du studio photo…

De même, n’avez-vous jamais partagé une photo avec vos amis à l’aide d’un SMS ? La communication sur Snapchat s’inscrit dans le même registre, en faisant un pas en arrière, pour nous ramener dans la sphère intime. Les marques et les éditeurs de contenus vont montrer les coulisses d’événements, et s’inscrire dans le registre de l’actuel. Par exemple, les équipes de foot ou de hockey partageront des vidéos de leurs entraînements ou de l’avant-match tels que leurs transports jusqu’au stade, leurs entrées sur le terrain… En résumé, Snapchat est un outil qui nous permet de communiquer d’autres choses et de nouer des liens selon des modalités complémentaires des médias sur lesquels nous avons développé des usages massifs (le téléphone, le SMS, les réseaux sociaux, etc.). 

Pierre Halté : Pour moi il n'y a rien à redouter, au contraire. Faire interagir des signes issus de systèmes sémiotiques différents (image et texte) me semble très riche et très intéressant, et permet d'établir des jeux de sens assez complexes. Nous avons une culture de l'image qui remonte à des siècles et des siècles, ce n'est pas quelque chose de nouveau. Nous n'assistons pas à mon avis à une dégradation de quoi que ce soit, due à l'utilisation des images avec du texte. C'est au contraire un outil de créativité et le symptôme d'une avancée dans la communication humaine, qui a connu avec l'avènement du numérique une véritable révolution.

Les problèmes qui peuvent se poser avec la communication numérique n'ont à mon avis pas trait aux images en tant que telles, mais plutôt à l'usage omniprésent des écrans (faites le test : essayez de passer une journée complète sans regarder un seul écran, chapeau si vous y arrivez !), et des modes d'attention qui en découlent : les jeunes générations sont, de plus en plus, habituées à focaliser leur attention visuelle sur des petites surfaces, pendant de petites durées, ce qui développe un mode d'attention à la fois très focalisé et très dispersé, provoquant tension, stress, difficultés à se concentrer. Avec le numérique, l'attention devient une ressource économique que les publicitaires et les grandes entreprises du numérique, par exemple, doivent exploiter et rentabiliser ; les formats des vidéos sont de plus en plus courts, de plus en plus ciblés, de plus en plus "efficaces". A tel point que certains auteurs comme Yves Citon, Bernard Stiegler ou Matthew Crawford évoquent un nouveau "capitalisme de l'attention". Or, on sait que la créativité et le bien être en général reposent sur des modes d'attention plus ouverts, plus relâchés, plus étalés dans la durée. La première chose à faire à mon avis est de prendre conscience de cet état de fait, et d'en faire prendre conscience les autres.

Propos recueillis par Thomas Gorriz

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