Comment l’ordolibéralisme allemand s’est construit de son opposition à l’obscurantisme économique des années 1920<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
Comment l’ordolibéralisme allemand s’est construit de son opposition à l’obscurantisme économique des années 1920
©Flickr

Bonnes feuilles

Crise grecque, prospérité qui ne se dément pas outre-Rhin, orientations économiques de Bruxelles : sans cesse l'actualité rappelle l'influence toujours agissante, louée ou critiquée, des ordolibéraux allemands. Cet ouvrage vient donc à son heure pour faire, avec toute la rigueur nécessaire alliée à un grand souci de clarté pédagogique, un point inédit et actualisé sur le sujet. Extrait de "Les Ordolibéraux", de Patricia Commun, éditions Les Belles Lettres 1/2

Patricia Commun

Patricia Commun

Patricia Commun est professeure d'études germaniques à l’université de Cergy-Pontoise où elle participe aux recherches du laboratoire Agora.

Voir la bio »

Anticapitalisme, antilibéralisme et antidémocratisme dans les années 1920-1930 en Allemagne

Après la Première Guerre mondiale et en dehors du Verein, les attaques anticapitalistes et antilibérales se multiplièrent. Elles étaient menées de concert par l’extrême gauche révolutionnaire et par les antirépublicains de la droite conservatrice. Ces derniers répandaient la Dolchstosslegende. Cette légende du "coup de poignard dans le dos" prétendait que la défaite allemande n’était pas militaire, mais politique, orchestrée par les "traîtres républicains" signataires des traités de Versailles. La République, la démocratie, le libéralisme et le capitalisme n’étaient pas des produits de la culture allemande mais des modèles importés de ce monde anglo-saxon et occidental qui avait humilié l’Allemagne. Les années de la République de Weimar ont été accompagnées de vastes querelles idéologiques autour du capitalisme débouchant sur un anticapitalisme, un anti-individualisme et un antidémocratisme virulents. C’est ainsi que fleurit, dans les années 1920, toute une série d’ouvrages à succès qui répandirent une pensée politique et économique profondément antidémocratique et sapèrent les fondements politiques et économiques de la jeune et fragile démocratie weimarienne. Les jeunes ricardiens ont tenté d’opposer, en vain, mesure, raison et méthodologie à ce flot d’irrationalités qui se déversaient sur une Allemagne en crise et en panique intellectuelle.

L’atmosphère n’était plus à la discussion scientifique sereine. Plus personne ne se hasardait à défendre ouvertement ni le capitalisme, ni le libéralisme. En 1921, parut le livre de l’économiste autrichien conservateur Othmar Spann, Der wahre Staat ("L’État vrai"). Otmar Spann était un ancien élève de Carl Menger qui a renié son maître en devenant un fervent opposant à toute forme d’individualisme. L’ouvrage, qui eut un grand succès, est rapidement devenu l’un des symboles de l’antirépublicanisme sous Weimar. Alors que le titre laisserait supposer un traité politique, Othmar Spann y développait autant sa théorie économique que sa théorie politique. Au fondement de l’anticapitalisme de Spann se trouvait son rejet de l’individualisme qu’il considérait comme "a-métaphysique, empiriste, relativiste, subjectiviste, inductif, utilitariste, cosmopolite et atomiste…". Le libéralisme politique, la démocratie incarnaient un individualisme autodestructeur alors que la société était "une unité organique nécessitant un Führer qui ne peut être élu démocratiquement"… Le capitalisme était rejeté en tant qu’"expression économique de l’individualisme fondé sur la liberté". La liberté économique signifiait une compétition économique qui entraînait l’inégalité. L’inégalité était la marque du capitalisme qui apparaissait ainsi comme "un machiavélisme économique". Le refus des inégalités aboutissait logiquement chez Spann à l’appel à une dictature égalisatrice. C’est parce qu’il rejetait l’importance donnée à la liberté individuelle que le théoricien conservateur épousa alors une vision organique, corporatiste et dictatoriale de la société. Succéda à Spann l’ouvrage d’Arthur Moeller Van den Bruck, qui porte le nom évocateur de Drittes Reich, paru en 1923, et qui a influencé considérablement les responsables du parti national-socialiste. Les écrits de Carl Schmitt contre le parlementarisme ont également paru en 1923 ainsi que l’ouvrage de Spengler La reconstruction du Reich allemand (Neubau des deutschen Reichs).

Les publications de Werner Sombart, en particulier Die Zukunft des Kapitalismus ("L’avenir du capitalisme"), publié en 1932, et Deutscher Sozialismus, paru en 1934, ont convergé progressivement avec les idées économiques de l’idéologue national-socialiste Gottfried Feder, en particulier dans son refus de la technique moderne et de la croissance économique. G. Feder provoqua une vive polémique publique sur l’avenir du capitalisme, prédisant l’avènement d’un âge socialiste et fut l’un des premiers idéologues nationauxsocialistes. Il affirmait également en 1932 qu’il n’y avait pas de loi économique propre, que la future organisation de l’économie n’était pas une question de savoir mais de volonté, dénigrant ainsi toute tentative de théorie économique autonome.

La thèse du "primat du politique", la proclamation de la "primauté du bien commun sur l’intérêt individuel" répandues par les nationaux-socialistes au début des années 1930 déniaient toute indépendance aux lois économiques ou à un ordre économique propre. Ces thèses étaient dans la parfaite continuité de la conception historiciste profondément antilibérale de l’État et de l’économie capitaliste.

L’anticapitalisme allemand du début du xxe siècle dénigrait tout à la fois le libéralisme économique et le libéralisme politique, préparant les fondements d’un rejet de la démocratie et l’avènement de la dictature. L’antilibéralisme allait de pair avec un anti-individualisme et une remise en cause de toutes les libertés individuelles pour un individu qui ne pouvait exister que dans le cadre d’un tout ou d’une "communauté organique". Sur le plan méthodologique, c’était l’antithèse du subjectivisme méthodologique développé par les libéraux autrichiens.

Indépendamment des débats idéologiques et des luttes politiques qui visaient à détruire la République de Weimar, ces réflexions historicisantes ou holistes sur le capitalisme et ses crises semblaient en tout cas impropres à régler les graves problèmes économiques, conjoncturels et structurels, qui se succédaient depuis la fin de la Première Guerre mondiale en Allemagne. Les tenants de l’école historique s’opposaient aux théories monétaires naissantes qui commençaient de livrer des explications pertinentes sur la crise hyperinflationniste. Ils se rangeaient derrière Georg Friedrich Knapp qui considérait l’argent comme une "création d’ordre juridique", sans réalité économique particulière. Pour G. F. Knapp, il n’y avait pas de valeur intrinsèque de la monnaie puisque celle-ci reposait uniquement sur un acte juridique proclamatoire de l’État. Par conséquent, aucune théorie monétaire ne pouvait se construire hors du cadre d’une analyse historico-institutionnelle de la monnaie. Si la monnaie n’avait aucune existence autonome, alors cela justifiait l’entière mise à disposition de l’économique et du monétaire au politique : c’est ainsi que la Banking school faisait croire qu’il était possible de manipuler les taux d’intérêt aux fins d’augmenter le crédit de circulation, que les banques devaient mettre à disposition de l’argent bon marché si l’opinion publique le réclamait… Les thèses de Knapp ont été abondamment utilisées par les responsables nationaux-socialistes, pour justifier leur politique de l’emploi financée par le crédit.

Pour les futurs ordolibéraux, il était donc urgent de reprendre le fil d’une réflexion économique rationnelle, libérée des pressions politiques allemandes, et ouverte à la discussion économique internationale. Seule une objectivité scientifique retrouvée permettrait de poser des repères théoriques servant ensuite à développer des solutions de politique économique efficaces. Analyser les crises permettait d’opérer un glissement de la notion de périodicisation historique, telle que développée par les historicistes, vers la notion de cycle puis de conjoncture. Alors que l’idée de "crise du capitalisme" héritée de Marx et reprise par les conservateurs allemands avait un aspect inéluctable et déterministe, les notions de cycle et de conjoncture permettaient d’envisager des politiques économiques respectueuses des cycles, tout en étant propres à accélérer les sorties de crise. C’est, en particulier, Wilhelm Röpke qui s’est ouvert aux développements des nouvelles théories conjoncturelles et monétaires tout en gagnant une expérience économique et monétaire au sein des institutions gouvernementales et ou de fédérations de branches industrielles. Walter Eucken, qui, lui, n’a pas adhéré aux théories conjoncturelles, est cependant également sorti du champ de la discussion économique très idéologisée de l’Allemagne des années 1930, pour intégrer les positions des économistes libéraux suédois et autrichiens.

Extrait de "Les Ordolibéraux - Histoire d'un libéralisme à l'allemande", de Patricia Commun, éditions Les Belles Lettres, mai 2016. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !