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Critiques calamiteuses mais record historique de recettes pour la Warner : Batman contre Superman signe-t-il le début de la révolte contre les élites transposée à la culture pop ?
©Jack Snyder

C’était nul mais j’ai adoré

166,1 millions de dollars : c'est la somme engrangée en un week-end par la Warner suite à la sortie de Batman VS Superman aux Etats-Unis. Un succès qui contraste avec les critiques catastrophiques.

Bertrand Allamel

Bertrand Allamel

Bertrand Allamel est titulaire d'un DESS Ingénierie Culturelle et d'un DEA de Philosophie économique.

Il a pu analyser le monde de la culture depuis des postes d'observation privilégiés tels que machiniste, régisseur, organisateur, concepteur, consultant.

Il travaille aujourd'hui dans le secteur privé et développe en parallèle des projets éditoriaux et des conférences.

Bertrand Allamel est l'auteur d'un A-book paru en 2014 sur Atlantico éditions : De l'illégitimité de l'intervention publique en matière culturelle

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Frédéric Martel

Frédéric Martel

Chercheur et journaliste, Frédéric Martel anime l'émission Soft Power sur France Culture. Il est l'auteur des best-sellers Mainstream et Smart. Ces livres ont été traduits dans une vingtaine de pays et sont disponibles en poche (Champs-Flammarion).

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Atlantico : Le film Batman VS Superman a battu les records d'entrées pour son premier week-end d'exploitation aux USA, mais également en Chine. Pourtant, les critiques se sont montrées très sévères à l'égard de ce film. Le public bouderait-il désormais les critiques ? 

Bertrand Allamel Le "grand public" a-t-il seulement déjà tenu compte des critiques ? Il est fort probable que ceux qui "consomment" des biens culturels de masse ne soient pas ceux qui lisent les critiques, et encore moins ceux qui y attachent une grande importance. Dans le cas de Batman vs Superman, il s’agit en plus d’une superproduction mettant en scène deux héros historiques de la culture comics américaine : la critique peut être mauvaise, et le film peut effectivement être un navet, on comprend néanmoins que les spectateurs se déplacent en nombre pour aller voir ces deux monuments réunis en un seul film , au risque d’être déçus. Le public ne boude pas la critique, il n’en a rien à faire. Le film dont il est question relève de l’entertainment, cette catégorie de divertissement culturel pour lequel nous n’avons pas de mot équivalent dans notre langue, et dans ce cas, le public est moins regardant sur la qualité du produit culturel qui leur est proposé. Il veut passer un bon moment et en prendre plein les yeux, voir les héros en action. La critique pour ce type de bien culturel a peu de chance d’influencer a priori les spectateurs.

Frédéric Martel : En effet ! Le critique est une espèce en voie de disparition. Sa parole a perdu tout écho ! Je peux le dire, car je fais justement partie de ceux qui ont vivement déconseillé sur mon compte Twitter (@martelf) d'aller voir ce film. Pourtant, je suis plutôt dans la cible ! J'ai adoré par exemple Batman-The Dark Knight de Christopher Nolan et si je n'aime guère les Superman, je suis un grand fan des Spider-Man de Sam Raimi avec Tobey Maguire (vous vous souvenez : "Great power comes with great responsability"...). J'aime souvent l'entertainment mainstream américain et beaucoup de blockbusters m'ont marqué. Mais Batman V. Superman m'a paru indigeste. Il y manque un auteur et un réalisateur ! Le film est lassant, redondant et finalement très ennuyeux. Reste qu'en effet, la voix des critiques n'a pas été entendue et cela pour deux raisons.

Aujourd'hui, le succès d'un blockbuster se joue essentiellement sur ce qu'on appelle le "box office du premier week-end" (car les films sortent généralement le vendredi aux Etats-Unis, pas le mercredi comme en France). Toute la stratégie des studios hollywoodiens est donc de faire en sorte qu'un maximum de personnes aillent voir le film dès les premiers jours, dans une sorte de "blitz". Le nombre d'écrans futurs en dépend comme la vie du film à toutes les étapes de la chronologie des médias future (DVD, achat numérique à l'acte, télé payante, câble, Netflix, etc.). Du coup, en concentrant tous les efforts sur le premier week-end, les effets du bouche-à-oreille et des critiques n'existent guère. La deuxième raison, c'est que les critiques de cinéma ont perdu complètement leur influence. Qui va voir, ou pas, un film en fonction de ce que vous dit le critique du Monde ou du Figaro ? Personne ! Ils n'ont plus aucune influence sur le public, bien qu'ils en aient encore sur le milieu.

Comment expliquer ce manque d'influence ?

Frédéric Martel : Il y a eu trop d'élitisme, trop de copinage pour que les critiques soient encore légitimes. En outre, le fossé s'est accru entre les goûts artistiques et l'intellectualisation du cinéma par la plupart des critiques, et les goûts du public. Souvenons-nous que le critique de cinéma Serge Daney, pourtant très "arty", disait que le cinéma doit marcher sur "deux jambes" : une jambe artistique et une jambe populaire. Oublier l'une des composantes, c'est oublier le sens du cinéma. Surtout que - et cela a tout bouleversé - l'entertainment innove, sait être expérimental et même artistique. Avatar,The Dark Knight ou Spider-Man sont des films très innovants, même sur le plan artistique, comme le sont les séries télévisées de The West Wing à Wired en passant par Glee ou Mad Men. Du coup, les critiques qui se coupent du "mainstream" se coupent aujourd'hui non seulement du public... mais aussi de l'art.

Cela étant, il ne faut pas sous-estimer les effets d'un mauvais "buzz". Si le public est déçu par un film, comme c'est je crois le cas pour Batman V. Superman et si le bouche à oreille, comme les critiques, sont très mauvais, il est certain que le box office en souffrira. N'oublions pas que des blockbusters supposés, comme The Lone Ranger ou John Carter de Disney ont confirmé à leur corps défendant que le cinéma n'est jamais une science exacte même avec une centaine de millions de dollars dépensés en publicité et en marketing. Et c'est finalement une bonne nouvelle !

Nombreux sont les exemples, aussi bien en matière de films, de livres, de disques, etc., où le plébiscite populaire va complètement à l'encontre des critiques, ces derniers incarnant pour certains une sorte "d'élite culturelle". Doit-on y voir une rupture justement entre le peuple et cette "élite", un peu sur le modèle de ce sur quoi surfe Donald Trump ? Est-ce une tendance récente ? 

Bertrand Allamel : Il y a effectivement, et ce n’est pas nouveau, un fossé entre la culture populaire, ou culture de masse, et une culture plus élitiste. C’est même normal. Par contre, la critique de la culture populaire est généralement faite par des gens qui évoluent avec les codes de la culture que vous appelez "élitiste", qui peuvent avoir tendance à sur-intellectualiser leur objet d’analyse et à ne pas tenir compte des goûts, des préférences et du "capital culturel" du peuple. Il y a toujours eu rupture entre peuple et élite, sauf qu’avant, il y avait peut-être plus d’admiration pour l’élite de la part du peuple. Aujourd’hui, le peuple n’est plus impressionné par l’élite, et s’en détourne même.

Frédéric Martel : Cette rupture a eu lieu il y a longtemps. Même aux Etats-Unis dans les années 1950, comme je le raconte dans mon livre Mainstream, les critiques du New Yorker, du New York Times ou de la Partisan Review étaient coupés des masses. Mais aux Etats-Unis quelque chose s'est passé – je le date de 1965-1978 – qui est venu tout changer. Entre les lois sur la culture et l'immigration de Johnson et la décision de la Cour suprême qui érige la "diversité culturelle" en matrice idéologique américaine, le discours élitiste perd sa légitimité. C'est la question noire et les minorités qui tuent définivement l'élitisme européen. Dès lors, aux Etats-Unis, on peut encore avoir des jugements et des critères mais une hiérarchie culturelle unique, à l'européenne, n'existe plus. Le New Yorker, si élitiste hier, et qui faisait la guerre à la culture "mainstream", se met avec Pauline Kael et Tina Brown à parler sérieusement de l'entertainment et à se moquer de façon divertissante de l'intellectualisme... En France, cela est en train de se passer, plus lentement, plus tardivement, et je pense que la question arabe va jouer le même rôle chez nous que la question noire. Mais nous n'y sommes pas encore...

Dans le cas où cette tendance selon laquelle le public ne se fierait plus aux critiques pour leurs choix culturels se confirmerait, quel avenir pour les critiques et cette élite culturelle ? Est-elle vouée à disparaître ?

Bertrand Allamel : Cette tendance semble en effet se confirmer : les consommateurs de biens culturels deviennent eux-mêmes des critiques, depuis plusieurs années maintenant, grâce aux "petites étoiles" qu’ils peuvent attribuer via Amazon ou AlloCiné par exemple. Plus encore qu’avant, le risque pour cette élite culturelle est de tourner en vase clos et de voir son pouvoir d’influence se réduire. Cette élite ne fait plus autorité, mais devient une voix parmi tant d’autres, qui n’a plus de pertinence autre que celle du titre de presse dans lequel elle s’exprime. On peut d’ailleurs se demander, comme le faisait René Guénon, s’il existe encore une véritable élite digne de ce nom.

Frédéric MartelJe pense que les critiques traditionnels sont en voie de disparition. A la place, beaucoup pensent que les algorithmes de recommandation, comme sur Spotify, Deezer, Netflix ou Amazon Prime, vont remplacer les critiques. Je ne le crois pas. J'ai imaginé le concept de "smart curation" pour prendre en compte, au contraire, les nouvelles formes de recommandations, les nouveaux influenceurs et les nouvelles formes de critiques qui combineront les machines et les humains. C'est ça la "smart curation" : la prescription mathématique des algorithmes (le "smart") agrégé aux recommandations humaines (la "curation"). C'est le sens de mon chapitre sur la "smart curation" dans la nouvelle version en poche de mon dernier livre Smart. Mais tout reste à inventer. 

Pour une part, l'avenir des contenus numériques, de la culture, de la presse – mais aussi de la francophonie ou de la culture française – se joue notamment sur cette question de la smart curation. Car il ne s'agit plus seulement d'être présent sur le web et de produire des contenus originaux ; encore faut-il être "searchable" et recommandé sur Internet ! C'est de plus en plus difficile. Aujourd'hui, 70% des gens accèdent à l'Internet via un smartphone et 60% via une application. En moyenne, nous avons une trentaine d'applications sur notre téléphone mais nous n'en utilisons à 80% de notre temps que 5. La concentration est immense et l'accès aux contenus de plus en plus complexe. Face à l'abondance immense des contenus sur le Web, la "smart curation" sera la clé. Comment permettre au consommateur de trouver les contenus qu'il cherche, ceux qui sont les plus pertinents pour lui, et les plus personnalisés ? C'est l'enjeu des années qui viennent et le futur de la critique

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