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Dénonciation des dérapages : ce deux poids deux mesures que les journalistes pratiquent inconsciemment (et largement)
©Reuters

Destruction du langage

Dans son dernier livre, "La langue des médias", l'universitaire Ingrid Riocreux analyse l'emploi exponentiel du mot "dérapage" par les journalistes, ce qui révèle, selon elle, une dérive de ces derniers qui assument de plus en plus une fonction d'évaluation morale.

Ingrid Riocreux

Ingrid Riocreux

Ingrid Riocreux est agrégée de lettres, docteur d'Etat et qualifiée aux fonctions de maître de conférences à l'université.

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Atlantico : Dans votre livre, "La langue des médias", sous-titré "destruction du langage et fabrication du consentement", vous évoquez les mots valises et autres expressions convenues des journalistes. Parmi ceux-ci, l'incontournable "dérapage", qu'on lit et qu'on entend plusieurs fois par jour désormais. Depuis quand et pourquoi, selon vous ?

Ingrid Riocreux : Au sens propre, déraper c’est glisser de manière incontrôlée, accidentelle. Ce qui est intéressant, c’est que, bien avant d’envahir l’espace médiatique, le mot "dérapage" avait déjà acquis dès les années vingt un emploi figuré pour désigner un écart psychologique ou comportemental, une perte momentanée du contrôle de soi. Il y a donc, à l’origine, une dimension pathologique dans le dérapage, exactement comme pour la notion de "phobie" qui a, elle aussi, pris une place énorme dans le vocabulaire actuel : islamophobie, homophobie, etc. Justement parce que "dérapage" est une métaphore, le sens de ce mot reste très flou, comme l’est aussi celui des "phobies".

"Dérapage" renvoie, de manière très générale à l’idée d’écart par rapport à une norme. Si l’on regarde avec un peu d’attention dans quels contextes il est convoqué, on constate qu’il désigne un panel très large d’écarts, allant de la petite phrase "sulfureuse" comme ils disent, au geste vulgaire ou violent, en passant par les insultes. C’est large ! Mais le point commun, c’est que tout cela, ce sont des choses "pas bien".

Au-delà du flottement sémantique, on voit donc que l’emploi exponentiel du mot dérapage témoigne d’une dérive du journalisme, qui assume de plus en plus nettement une fonction d’évaluation morale. Or, rien n’est moins objectif qu’une évaluation morale, les notions de bien et de mal étant toujours adossées à un certain système de pensée, une certaine vision du monde, en un mot, à une idéologie. Il est d’ailleurs tout à fait révélateur que la plupart des propos désignés par les journalistes comme des dérapages ne donnent lieu à aucune poursuite judiciaire ou, quand c’est le cas, à aucune condamnation.

Parler de dérapage permet donc, sans en avoir l’air, d’exprimer un jugement moral sur les propos de quelqu’un, mais ce qui est frappant c’est que le journaliste lui-même n’en est pas conscient. Il emploie la notion de dérapage en pensant manifestement qu’il s’agit d’un terme absolument neutre. Laissez-moi vous donner un exemple. Dans son JT de 13h, Jean-Pierre Pernaut dit un jour ceci : "malgré son dérapage sur la race blanche, Claude Bartolone est reconduit à la tête de l’Assemblée nationale". Le 19 décembre, dans son émission On n’est pas couché, Laurent Ruquier commente cette phrase en accusant Pernaut d’avoir ainsi "donné son avis". Réaction de Léa Salamé : "non, Pernaut a raison, c’est factuel !". Pour elle, comme pour Jean-Pierre Pernaut apparemment, un dérapage, c’est quelque chose d’objectif, de factuel.

Ce qui est frappant avec le mot de "dérapage" est qu'il sous-entend tout un univers : celui des conventions sociales, de dire ce qu'on n'a pas le droit de dire. Mais n'implique-t-il pas que celui qui parle de "dérapage" s'auto-érige comme arbitre de ce qu'il faut dire ou ne pas dire ? 

C’est bien cela le problème, et c’est la conséquence logique de ce que je viens d’expliquer, puisque le dérapage n’est pas une affaire de désignation objective mais de jugement par rapport à une norme arbitraire, supposément consensuelle. Vous dites "s’auto-érige en arbitre", le terme est adéquat puisque l’arbitre est celui qui veille à l’application des règles : il n’est pas tout puissant, il est le gardien de la norme. Cela s’applique bien au journaliste, même si je trouve plus fructueuse la comparaison avec l’inquisiteur. Elle peut paraître ridicule et outrancière, très anti-système c’est vrai, voire politiquement marquée, mais je pense que, si l’on y réfléchit, elle est assez légitime.

Comme l’inquisiteur, le journaliste se saisit lui-même d’un dossier, ce qui permet une instruction rapide de la cause pour éviter la propagation de l’hérésie. Comme l’inquisiteur, le journaliste n’a pas le pouvoir d’appliquer une sentence. Comme l’inquisiteur, le journaliste laisse sa chance au suspect : parler de dérapage, donc d’un écart ponctuel et involontaire, c’est accorder à l’accusé le bénéfice du doute. Comme devant l’inquisiteur, si l’on présente des excuses devant le journaliste, si l’on se rétracte, si l’on bat piteusement sa coulpe, on peut recevoir l’absolution. Brice Hortefeux, après le fameux "c’est quand il y en a beaucoup qu’on a des problèmes", a dit "ses regrets" : il poursuit sa carrière sans faire l’objet d’ostracisme, contrairement à quelqu’un comme Christian Vanneste par exemple, qui subit une forme de mort sociale pour n’avoir pas accepté de réciter son acte de contrition. Et après tout, dans n’importe quelle société organisée, l’ordre repose sur un dogme, j’entends par là un ensemble de présupposés, un corpus d’idées tenues pour des évidences. L’inquisiteur et le journaliste sont, chacun dans des sociétés différentes reposant sur une idéologie différente, les gardiens de l’ordre.

Le journaliste pose d’ailleurs les mêmes questions que l’inquisiteur : "êtes-vous conscient de la gravité de vos propos ?", "regrettez-vous d’avoir dit cela ?". Le journaliste, en général, n’est pas un inquisiteur sadique, un Torquemada de cinéma. Il va jusqu’à suggérer les bonnes réponses à ses propres questions. Je donne cet exemple dans mon livre : sur iTélé le 16 juillet dernier, Romain Desarbres demande à Guillaume Larrivé ce qu’il pense du mur que la Hongrie veut faire construire à sa frontière. Réponse de l’invité : "C’est une initiative de la Hongrie". Mauvaise réponse. Romain Desarbres l’aide un peu : "Initiative… regrettable ?" Voilà le mot qu’il veut entendre. Il insiste : "Vous ne voulez pas condamner ce mur ?" L’invité doit saisir la perche qui lui est tendue une dernière fois, ou confirmer qu’il a consciemment et obstinément refusé de la saisir. Par calcul ou par conviction, Guillaume Larrivé ne condamnera pas le mur. Bien entendu, il fallait répondre quelque chose comme : je condamne "avec la plus grande fermeté" ce "mur de la honte".

Y a-t-il une géométrie variable du "dérapage", ou un deux-poids-deux-mesures, en fonction de la personne qui dit la phrase en question et de l'idéologie qu'elle porte ?

Oui, absolument. On taxera facilement de dérapage des gens comme Éric Zemmour, Le Pen bien sûr, mais même Thierry Mariani ou Xavier Lemoine. En revanche, le journaliste ne dira pas "dérapage" ni propos "sulfureux" ou "controversés" quand il cite des mots certes polémiques, mais moralement acceptables selon ses critères, c’est-à-dire témoignant d’un esprit de progrès, d’une pensée qui va dans le sens de l’histoire, car le journaliste croit dur comme fer au sens de l’histoire. Rendez-vous compte, quand Pierre Bergé dit que "louer son ventre pour faire un enfant", c’est comme "louer ses bras pour travailler à l’usine", même le magazine féminin Marie-Claire se contente de déplorer une "maladresse verbale" ! C’est dire la marge dont dispose ce monsieur avant de pouvoir être accusé de dérapage.

Nous devons être attentifs aux mots qui trahissent l’orientation inconsciemment donnée par le journaliste à son propre discours… et qui risquent donc, évidemment, d’orienter notre propre perception des choses. Des propos qui "dérangent", qui "choquent", qui "irritent", ne dérangent, ne choquent ou n’irritent pas tout le monde. Alors qu’un "dérapage" est objectivement mauvais et condamnable en soi. Toute personne qui ne s’en offusquerait pas se rendrait complice de ce crime verbal. 

Les journalistes eux-mêmes ne se rendent-ils pas parfois coupables de "dérapages" ? Dans ce cas, qui le leur reproche en ces termes ? Des confrères ?... 

Alors, il y a bien les médias de la réinfosphère, comme on dit, qui se sont mis eux-aussi à traquer les dérapages des journalistes, adoptant ainsi les pratiques qu’ils condamnent eux-mêmes chez les médias dominants. Il me semble qu’on ne peut pas s’agacer de l’emploi systématique de la notion d’"islamophobie" et se moquer des obsédés du "dérapage" tout en dénonçant soi-même chez les autres des "dérapages christianophobes"…

Mais surtout, vous avez raison : les journalistes ne sont pas tendres les uns avec les autres. Je rappelle que, dans l’affaire du "mur des cons", nombre de journalistes connaissaient l’existence de ce mur mais n’auraient jamais eu l’idée d’en parler parce qu’ils partageaient les convictions des magistrats qui avaient ainsi épinglé leurs ennemis politiques. Clément Weil-Raynal a filmé ce mur. Il est passé devant le conseil de discipline du Syndicat National des Journalistes, lequel a présenté, au nom de la profession, ses excuses au Syndicat de la Magistrature. Incroyable. Le journaliste mis en cause a ensuite affirmé : "c’est mon rôle de filmer ce qu’on ne veut pas que je filme". C’est terrifiant mais, en l’occurrence, ce "on" englobait aussi ses propres collègues !

Je prends un autre exemple, plus récent, le "dérapage" de Maïtena Biraben dans le Grand Journal de Canal Plus du 24 septembre 2015 : "les Français se reconnaissent dans ce discours de vérité". Elle parlait du discours du Front National. Ramdam immédiat. Invité à réagir sur BFMTV, Philippe Gildas y voit une "connerie" et ajoute avec condescendance, à propos de cette consœur (comme ils disent) qui exerce depuis plus de vingt-cinq ans : "il faut qu’elle apprenne". Et quand on tape "Biraben dérape" dans un moteur de recherche, la liste d’articles est longue. Il est pourtant clair que la notion de "discours de vérité" renvoie à une posture affichée et revendiquée par le FN, à son "éthos" oratoire : c’est le thème du "nous au moins, on dit les choses telles qu’elles sont, on parle comme vous, etc". Cela ne signifie pas que le FN dise LA vérité, seulement, il dit aux gens dont il espère les suffrages ce qu’ils veulent entendre et il le dit avec leurs mots, ce qui est très efficace. Ce n’est pas l’apanage du FN, Nicolas Sarkozy a été élu grâce à ce procédé. Dire que les Français y sont sensibles signifie seulement que la stratégie rhétorique du FN paraît fonctionner. C’est ce que la journaliste expliquera le lendemain lorsqu’elle dira qu’elle parlait de la forme, non du fond. Elle ajoutera avec malice : "Je remercie beaucoup mes confrères. Merci à vous de suivre avec autant d’attention notre émission". Si le monde médiatique est, à tel point, idéologiquement homogène, c’est donc également parce que, en interne, on se surveille et on se juge.

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