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Cold case à l’état de nature : le massacre préhistorique qui sape les fondements de la pensée de gauche
©Reuters

C'est la faute à Voltaire ?

Après la découverte des traces d'un massacre vieux d'environ 10 000 ans, les fondements de la pensée de Jean-Jacques Rousseau sont mis à mal. Et pour cause : ceux-ci reposent sur l'idée que l'Homme est, par nature, bon mais que la société et la propriété le corrompent. Ces découvertes précédant la notion de propriété, l'argumentaire en prend un coup.

Vincent Cespedes

Vincent Cespedes

Vincent Cespedes est philosophe et écrivain.

Il est l'auteur de L'homme expliqué aux femmes ou encore de L'Ambition ou l'épopée de soi chez Flammarion.

Il tient une page Facebook ainsi qu'un blog.

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Atlantico : La découverte d'ossements témoignant d'un massacre d'humains il y a environ 10 000 ans vient d'être faite au Kenya. Datant de l'ère où les hommes préhistoriques étaient encore des chasseurs-cueilleurs, elle tend à démontrer que des humains se sont entretués bien avant l'apparition de la propriété. C'est la première fois que l'on trouve trace de violences entre groupes humains de l'époque du nomadisme, d'après un article paru le 20 janvier dans la revue scientifique Nature, signé de chercheurs de l'université de Cambridge et de l'institut Turkana. Cette découverte archéologique peut-elle être interprétée comme étant contraire à la thèse de l'état de nature suivi notamment par Jean-Jacques Rousseau (selon qui l’homme est originellement bon, mais la société le corrompt) ?

Vincent Cespedes : Cela fait très longtemps que cette thèse de Rousseau a été invalidée. Cette dernière, bien que savoureuse, ne s'est jamais appuyée sur des données anthropologiques sérieuses et ce, depuis longtemps. Les chasseurs-cueilleurs se font la guerre. Il existe des massacres plus importants. Certains, au Soudan, sur la rive du Nil, concernaient une trentaine de personnes et étaient datés de l’an -13000, donc 3000 ans avant cette récente découverte. Des femmes et des enfants ont été massacrés.

Les zones de conflit sont des zones giboyeuses, où il y a de l'eau, des animaux, donc des ressources. C'est un conflit pour les ressources.

Dans le mythe de Rousseau de l'état de nature, l'idée d'une certaine abondance est primordiale. C'est là son erreur principale. Très clairement le monde n’est pas construit sur ce modèle, cela ne fonctionne pas ainsi : il n'y a pas partout des ressources, du gibier ; des zones de concentration de ces ressources et des zones désertiques. Par ailleurs le phénomène-même du nomadisme prend justement place dans les milieux où les ressources sont rares. Dès que les ressources peuvent être localisées, il devient possible de se sédentariser – avant même l'agriculture.

Rousseau s'appuie sur une idée d'abondance, de profusion et d'individus qui ne formeraient pas de communauté. Nous savons aujourd'hui, et ce depuis un moment déjà, qu'il y avait non seulement des communautés nomades mais aussi que les ressources étaient rares.

Quelle thèse, quel courant, quelle idéologie politique ou philosophique cela peut-il remettre en question ? Est-ce que cela peut servir de preuve pour invalider certains courants de pensée ?

C'est une analyse très complexe, mais cela invalide les thèses marxistes et même celles des libéraux fondées sur l'exploitation du travail d'autrui. Des esclaves et même des prisonniers ont été massacrés. On a affaire à l'exploitation de l'homme par l'homme. Avant même de parler de guerre il y a d'abord le problème d'exploitation et donc des inégalités.

Or, pour les marxistes et les libéraux, l'exploitation du travail d'autrui apparaît avec la mise en place de la dépossession de l'Etat, et finalement des classes sociales qui se mettent en place et qui vont s'affronter.

L'article dont nous parlons est un article américain. Il y a de grands conflits entre cette nation et le reste du monde.

Le Français qu'il faut lire après Rousseau est Alain Testart. Il démontre dès 1982 que les chasseurs-cueilleurs stockent leurs ressources. A partir du moment où nous ne faisons plus face à l'idéologie du partage en tant que telle, c’est qu’elle est substituée par l'idéologie du don. En anthropologie, on appelle cette idéologie du don le potlach. C'est un système de don et de contre-don dans le cadre d'un échange qui n'est pas marchand. Il s'agit de montrer que l'on a du pouvoir. C'est ce rituel cérémoniel de don, contre don, qui permet de montrer son pouvoir : j'ai, je le donne à l'autre et il doit surenchérir.

En fait, le passage à l'idéologie du don ne se conforme plus à la règle du partage communautaire et va donc créer des inégalités sociales. Selon la thèse de l'anthropologue français Alain Testart les inégalités sociales naissent, de facto, du stockage.

Avec les techniques de stockage – le séchage, le fumage – débute la transformation du principe de déposssession en principe de dépossession par le "propriétaire": "je me dépossède pour partager avec la communauté." Même si pour les chasseurs cueilleurs il n’est pas question de propriété privée au sens strict, il y a un phénomène - de propriété, donc d'inégalités. Il se produit au travers cette idéologie du don. On est loin d'une vision marxiste où les classes sociales préexistent. Les classes sociales sont secrétées par la mise en place de ces hiérarchies. Elles sont la résultante et non le point de départ.

Comment peut-on expliquer que ces thèses de Rousseau – qui ne s'appuient sur aucune étude anthropologique sérieuse – aient eu autant d'impact dans la vie des idées ?

Il y a deux raisons à cela. Premièrement, c'est une fable pour enfants qui est finalement biblico-compatible. Le Jardin d'Eden, l'abondance, Rousseau les tire de la Genèse. Nécessairement, cela touche à l'imaginaire des gens. On a déjà le logiciel en nous.

Le deuxième aspect résulte du côté quelque peu provocateur du récit de Rousseau. Aujourd'hui on parlerait de théorie complotiste, farfelue, complètement délirante. Il explique que la société est mauvaise et cette provocation-là lui donne du crédit. Il a marqué les esprits grâce à cette idée : la société corrompt le bon sauvage. Par conséquent, l’ennemi de l’Humanité, c'est la société. Mais cette idée, tout aussi importante qu’elle ait pu être dans le débat des idées, est loin de la réalité anthropologique et historique.

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