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David Bowie, avant-gardiste : mais quels tabous les artistes d’aujourd’hui ont-ils encore à bousculer?
©Reuters

Death Pop Culture

Alors qu’il venait tout juste de sortir son 25e album, « Black star », David Bowie a tiré sa révérence. L’icône de la pop a éclairé la scène musicale par ses personnages multiples et ambivalents incarnés avec une fantaisie sulfureuse qu’il a su à chaque fois renouveler. Mais que reste-t-il de la culture pop dans une société où tous les tabous semblent être levés?

Philippe Nassif

Philippe Nassif

Philippe Nassif est philosophe et écrivain. Conseiller de la rédaction à Philosophie Magazine et en charge d'un cours sur "pop culture" à l'IESA (Institut d'Etudes Supérieurs des Arts). Il est l'auteur de  La lutte initiale (Denoël, 2011) et son dernier essai publié est Ultimes (Allary Editions, novembre 2015)

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Atlantico : En quoi David Bowie était l’incarnation d’une avant-garde ?  

Philippe Nassif : David Bowie a incarné la pop culture a l’état pur : elle est entrée, avec lui dans son stade réflexif. Fasciné par Andy Warhol, et passé par les écoles d’art et de théâtre, il s’est construit en tout conscience un personnage de pop star. Il se présentait non pas comme un rocker mais comme un artiste usant du populaire medium rock pour dire ce qu’il avait à dire. C’est ainsi qu’il a dominé les années 1970 et a armé les affirmations de soi pop qui ont suivi : Michael Jackson ou Madonna dans les années 1980. 

C’est à partir du moment où il a compris qu’il devait en passer par un simulacre outrancier — se grimer, se maquiller, se travestir —, que sa carrière a décollé. Son apparition, dans un show télévisé anglais en 1972, chantant « Starman »,  a créé une véritable onde de choc en Grande Bretagne. Cheveux orangés, costume extravagant, visage diaphane et fin, il a bouleversé la vie de dizaines de milliers d’adolescents anglais. À travers son personnage androgyne, Bowie exprimait la possibilité de rompre avec le conformisme, de mettre en forme son désir, d’exprimer sa part monstrueuse et fantaisiste, de s’inventer soi-même. Dans une société anglaise encore prisonnière d’une logique de classe où l’individualité était niée, où en dehors de l’usine ou du chômage, il n’y avait pas de salut pour les jeunes issus des classes prolétaires, le message de Bowie était perçu comme sulfureux, non conformiste. 

La culture pop, nous pourrions la définir comme la modalité de la sculpture de soi à l’ère de masse. C’est la démocratisation électrique de l’idéal romantique d’expression de soi. Et David Bowie en a été son plus bel ambassadeur. Son attitude rendait explicite l’idée nietzschéenne selon laquelle notre être est porté par notre apparaître. Que notre authenticité ne prend consistance qu’à se soutenir d’une mise en scène assumée de soi. 

Ainsi, l’image toujours changeante de David Bowie a servi comme outil de construction de soi pour plusieurs générations. Jusqu’au début des années 2000, où l’on a vu surgir des lesbiennes new look (notamment rassemblées autour du night club parisien le Pulp) tournant le dos à l’alternative triste entre fille en pull camionneur et fille en robe à fleur, et s’inspirant de Bowie pour affirmer une féminité virile, une androgynie combattante et hédoniste, leur liberté d’être : blouson de cuir, coupe de cheveux rock’n’roll, piercing. Cette même quête, chez beaucoup de filles, d’une virilité proprement féminine explique qu’une artiste comme Christine and the Queen puisse encore aujourd’hui se réclamer de Bowie.

Mais avec l’évolution libéral-libertaire de la société, notamment avec le discours contre le genre, cet anticonformisme n’est-il pas perdu son côté sulfureux ?

Aujourd’hui, j’entends des gamines de 15 ans se déclarer, le plus tranquillement du monde, « bi ». On mesure par  là l’évolution brutale de la société en une quarantaine d’années. Le scandale que représentait la bisexualité déclarée de Bowie est devenue option normalisée parmi d’autres. Ce qui ne manque pas, évidemment, de créer de nouveaux problèmes : une existence flottante, ballotées entre 1001 options, où le souci de soi laisse parfois place à l’obsession de soi. On est donc passé de l’autre côté. Il était éloquent, en 2013, de voir réapparaître Bowie demandant « Where are we now ? » dans un clip mélancolique, fantomatique, non plus vêtu de tenues exubérantes mais sous les traits d’un pantin dans un atelier d’artiste. Ici, l’artiste semblait constater l’effet déboussolant d’une évolution de société dont il avait été l’un des acteurs. Disons que le pop a changé la société et que la société a, à son tour, changé le pop.

La pop culture a-t-elle changé de nature ?

La pop culture est devenue un genre de tradition nouvelle, certes déchirée, mais riches de ressources et de modes d’emploi pour endurer la vie à l’ère de l’effondrement des valeurs communes — ce que d’aucuns, après Nietzsche, appellent « la mort de Dieu ». En ce sens, la pop culture n’est plus tributaire de la fugitivité de la mode mais acquiert une dimension paradoxalement patrimoniale. Des parents transmettent à leur enfant l’amour des Beatles ou des Jackson 5. Un Français et un Brésilien pourront nouer dialogue en évoquant Star Wars ou la série Friends. Le pop est devenue une culture globale, même si incertaine.

Quelles causes reste-t-il à défendre pour les artistes aujourd’hui dans une société où tous les tabous ont été levés, et qui semble même vouloir plus de codes, de structures ?

On assiste aujourd’hui à un backlash réactionnaire. Etre anticonformiste, entend on, ce serait militer pour le retour de l’ordre, de la tradition, du conformisme. Cela relève plutôt d’un genre d’idéologie journalistique que d’une pensée cohérente. Une aspiration fantasmatique à revenir en arrière, au temps où les sujets étaient déjà toujours constitués par les dispositifs de la tradition, et ne se découvraient pas manquants, incomplets, condamnés à  en passer par l’invention de soi pour connaître une vie mieux accomplie. Il ne s’agit pas de renoncer à cette liberté neuve mais plutôt de mieux l’appareiller. De comprendre que vivre librement selon son insaisissable et énigmatique désir, c’est une conquête, un apprentissage, un apprivoisement des techniques de soi, et que c’est une aventure qui se vit en communauté. En ce sens, les artistes pop qui m’intéressent, et qui à mon avis font sens, sont ceux qui aujourd’hui mettent en scène la nécessité d’une réappropriation de soi qui en passe par le dégonflement de l’ego et la relation à l’autre. Virginie Despentes dans sa magnifique série romanesque Vernon Subutex parle de cela : des personnages égarés, écrasés par l’individualisme calculateur contemporain se fédèrent autour d’un genre de sage post-rock et redécouvrent les vertus de la vie ensemble, de la vie gratuite. Les Wachowski aussi, avec leur série sidérante, naïve, astucieuse, Sense8 : y est mis en scène une connexion télépathique entre 8 jeunes gens vivants aux 4 coins de la planète, et qui par ailleurs se soutiennent, s’inspirent, sont portés par les images, les ritournelles, les mythes forgés par la pop culture. Il n’y a rien là de subversif à proprement parler : simplement le déploiement d’une nouvelle intelligence de vie à l’ère des sociétés désormais dénuées de fondations stables et partagées.

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