La chimie plus forte que la morale : peut-on combattre le mal avec une pilule ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Des scientifiques britanniques de l'université d'Oxford travaillent sur des pilules à base d'oxytocin qui pourraient rendre les "gens meilleurs"
Des scientifiques britanniques de l'université d'Oxford travaillent sur des pilules à base d'oxytocin qui pourraient rendre les "gens meilleurs"
©DR

Futur sur ordonnance

Des scientifiques britanniques travaillent sur une pilule qui serait capable de rendre les gens "bons" et qui pourraient être notamment prescrites à des criminels. Pas pour demain, mais que se passerait-il si ces recherches sur l'oxytocin aboutissaient ?

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Un éminent chercheur de la faculté de philosophie de l’université d’Oxford, le docteur Guy Kahane, qui étudie en particulier les rapports entre neurosciences et morale s'est projeté dans le dilemme moral suivant : si les recherches sur les « pilules de la moralité » aboutissent, comme il existe déjà des pilules du bonheur ou des pilules susceptibles de doper nos performances physiques ou intellectuelles, serons-nous prêts à les absorber afin de nous améliorer moralement ? Sinon, comment pourrions-nous justifier notre refus au plan moral ?

Pour ma part, je consentirais peut-être à un traitement chimique si, kleptomane ou violeur en série, je pouvais ainsi espérer guérir d’une pathologie m’interdisant une vie normale. Etant, me semble-t-il, à peu près sain d’esprit, bien que loin d’incarner l’idée que je me fais de la droiture ou de la perfection morale, je ne pourrais en revanche que décliner sans la moindre hésitation la proposition du docteur Kahane. Non par lâcheté ou par indifférence coupable à l’égard de l’exigence d’une amélioration morale de l’humanité, mais en raison du caractère intrinsèquement contradictoire et immoral d’une telle pilule qui me paraît, tout bien pesé, difficile à avaler.

Examinons en effet les réquisits de cette stimulante hypothèse de science fiction. Selon les dires du docteur Kahane, la pilule n’aurait pas pour finalité d’améliorer la qualité de nos jugements moraux, dont la perfection n’est pas en cause. Nul n’ignore que mentir, voler ou violer sont des conduites immorales, et s’il se présente à l’occasion des problèmes si complexes qu’ils nous conduisent à des dilemmes, les principes qui nous guident vers leur solution ne paraissent guère douteux ni susceptibles d’amélioration.

Ce que la « pilule de la moralité » pourrait renforcer, en influant sur notre cerveau, ce n’est pas notre jugement moral, mais notre motivation à suivre les prescriptions morales, c’est-à-dire notre capacité à vouloir réaliser ce que nous dicte notre conscience. La pilule constituerait donc un remède à la faiblesse humaine, qui fait que nous pouvons au même instant voir le bien et faire le mal : video meliora proboque, deteriora sequor. L’hypothèse est conforme au postulat « neuroéthique » selon lequel le dévoilement du soubassement neural de nos décisions éthiques permettrait de dissiper l’illusion archaïque d’une volonté libre capable de choisir entre le bien et le mal. La pilule de la moralité, dans cette perspective, en s’appuyant sur une maîtrise du déterminisme physico-chimique, se substituerait avantageusement aux techniques artisanales d’amélioration morale de l’être humain, telles que l’éducation ou le châtiment, qui visent à dresser ou à redresser le comportement.

Pourquoi, donc, ne pas prendre cette pilule, si elle s’offrait à nous ? De deux choses l’une : ou bien celle-ci ferait de nous des « machines altruistes », annihilant intégralement la contradiction entre l’égoïsme naturel et l’idéal moral, ou bien elle aurait à l’inverse pour effet, en renforçant la capacité d’empathie, d’aiguiser la contradiction entre le souci de soi et le souci de l’autre. Dans le premier cas de figure, absorber la pilule impliquerait d’aliéner sa liberté en vue de contribuer au bien-être de l’humanité. L’hypothèse de la « pilule de la moralité » nous confronte ainsi à une décision philosophique relative à la détermination de ce qui fait la valeur morale de l’humanité. Quel est l’idéal suprême de la moralité, le bien-être ou la liberté ? Pour ma part, je choisis la liberté, et la coopération en vue du bien-être ne vaut à mes yeux que si elle demeure une coopération entre des êtres libres. La réduction de l’être humain au statut d’animal altruiste ne me paraît pas, à tort ou à raison (mais il faudrait une pilule pour me faire changer d’avis), constituer un progrès moral.

On peut toutefois envisager l’hypothèse que la pilule de la moralité, sans annihiler la liberté de décision, renforcerait la disposition à se mettre à la place d’autrui, et donc le souci de l’autre dans le processus de décision. La pilule sauvegarderait alors la conscience morale et ses dilemmes, voire l’aiguiserait par accroissement de la tension entre égoïsme et altruisme. Mais elle échouerait alors vraisemblablement à faire disparaître le mal. Il est sans doute possible, par des moyens chimiques, de neutraliser l’agressivité et d’augmenter la capacité d’empathie. Mais le fait de se représenter clairement les souffrances et les besoins d’autrui, ou d’éprouver du bien-être à l’idée de venir en aide à autrui, n’empêche nullement de choisir froidement de privilégier, in fine, son intérêt personnel. C’est précisément la raison pour laquelle l’égoïsme, chez les humains, est une faute morale, et pas simplement un fait de nature.

L’erreur de la neuroéthique consiste à ne pas voir que la présence du mal est une conséquence de la capacité d’empathie, non de son absence. Le sadique n’éprouverait aucun plaisir s’il ne pouvait percevoir la souffrance qu’il inflige à sa victime. Et pas de crime passionnel possible sans la faculté d’imaginer jusqu’à obsession les sentiments et les plaisirs de celui ou celle que l’on voudrait tenir attaché(e) ! Il est à craindre que la haine, qui se nourrit de l’intersubjectivité, ne soit malheureusement le propre de l’homme. Il faudrait, pour l’éradiquer, une pilule qui diminue la capacité d’empathie jusqu’à faire de l’être humain un animal comme les autres. Mais une telle « pilule de la moralité » serait, à l’évidence, parfaitement immorale.

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