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Les perches à selfie, véritables fléaux : musées et clubs de football commencent à les interdire pour des raisons de sécurité
©Capture

Bonnes feuilles

Souverain sur les réseaux sociaux depuis 2012, le phénomène est planétaire et total. De sa salle de bain au stade de foot en passant par la Maison Blanche tout est bon à être selfié. Le selfie a pénétré toutes les sphères de la société : privée, publique, professionnelle, people, économique et politique. Cette activité quotidienne marque un changement irréversible : celui d’une véritable industrie de soi par l’image dans une société du spectacle qui aime regarder et se regarder. Extrait de "Tous selfie ! Pourquoi tous accro ?" de Pauline Escande-Gauquié, aux éditions François Bourin. 2/2

Pauline Escande-Gauquié

Pauline Escande-Gauquié

Pauline Escande-Gauquié est sémiologue, maître de conférences à Paris-Sorbonne-CELSA et scénariste. Elle intervient régulièrement comme spécialiste de l’image et du selfie dans différents médias (Arte, France Culture, Canal +, L’obs, etc.).

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Ceci amène à une question : faut-il arrêter le selfie ?

Le 20 janvier 2015, le très sérieux site Le Monde.fr pose la question, considérant que « l’autoportrait pris à bout de bras avec son Smartphone ou sa tablette est devenu un rituel incontournable. Mais ce phénomène apparemment inoffensif s’avère aussi néfaste ». L’article relève sous la forme d’un code de conduite les bonnes et les mauvaises pratiques liées au selfie, du type « non à l’extimité surexposée », « non à l’omniprésence », « oui parce que c’est un tout art », « non à l’accessoirisation », etc. Deux mois après, le même journal titre « Le selfie se fait des ennemis ».

La journaliste Marlène Duretz montre que face à la compulsion selfique, les interdits publics ou privés se multiplient, comme en juillet 2014, où, « face à la multiplication des clientes se photographiant dans les magasins avec des vêtements qu’elles n’ont pas encore achetés, la plupart des commerçants de Namur ont interdit les autoportraits dans les cabines d’essayage », craignant notamment la concurrence déloyale. En août 2014, au sud d’Antibes, sur la plage de La Garoupe, les selfies sont également déclarés interdits par la ville : « Cette plage est l’une des plus glamours et protégées de France, nous voulons que les gens en profitent pleinement sur l’instant, au lieu de passer la majeure partie de leur temps à prendre des photos pour rendre leurs amis jaloux ».

Une patrouille anti-selfie est chargée de traquer les contrevenants. En mars de la même année, après le MoMA à New York, le Smithsonian à Washington DC, la National Gallery de Canberra en Australie et le château de Versailles en France, la National Gallery de Londres proscrit à son tour la perche à selfie. Récemment, une Charte de bonnes pratiques photographiques dans les musées et monuments nationaux a été élaborée interdisant la perche en France. Les musées estiment qu’elle représente un danger pour l’intégrité des oeuvres ainsi qu’un inconvénient pour les autres visiteurs. Les simples selfies (sans perche), en revanche, restent autorisés car ils sont devenus un outil privilégié de la médiation entre culture populaire et patrimoine, un activateur de fréquentation et de notoriété pour les musées.

Au début de l’année 2014, deux clubs de foot – le club londonien de Tottenham à White Hart Lane et celui des Emirates Stadium d’Arsenal – ont banni la perche à selfie, craignant que des supporteurs énervés l’utilisent comme une arme. À la suite de plaintes de spectateurs de ne plus pouvoir assister aux matchs tranquillement, d’autres stades songent à suivre cette voie. La polémique selfique a également enflammé le milieu du cinéma, juste avant le festival de Cannes de mai 2015. Le délégué général du festival Thierry Frémaux a annoncé l’interdiction des selfies sur le tapis rouge, expliquant que « ces horribles selfies provoquent une désorganisation formidable ». Face à la levée de bouclier de certaines stars très coutumières du fait, il est revenu sur sa décision, indiquant qu’ils ne seraient que « déconseillés ». Une polémique similaire a éclaté le 25 mai 2015 à Roland Garros, quand un spectateur est descendu sur le cours pour se pendre en selfie avec le tennisman Roger Federer. Le joueur a très mal pris cette intrusion, considérant qu’elle venait perturber l’organisation du jeu en fragilisant la sécurité des joueurs sur le terrain.

Les selfies ont donc parfois la vie dure et rencontrent des opposants. L’ensemble de ces restrictions sont la preuve d’un phénomène culturel à ce point global, total, qu’il provoque, comme le souligne le sociologue André Gunthert, des faits de « panique morale », traditionnellement soulevés par « les nouvelles formes culturelles, accusées de pervertir les valeurs, les normes et de saboter l’ordre social ». La vague selfie témoigne ainsi d’un moment de transformation sociale en éprouvant les normes implicites de ce qui est acceptable ou pas. Le selfie rend visible les transgressions par un acte public d’interdits, oblige les acteurs à se positionner et à réaffirmer des valeurs implicitement partagées (séparation entre le public et le privé, par exemple) et à les inscrire dans des « textes réglementaires » impliquant des remaniements dans la sphère sociale et culturelle.

André Gunthert montre que certaines pratiques minoritaires du selfie (notamment son exploitation agressive et provocatrice par certaines célébrités) viennent ternir la pratique selfique majoritairement plutôt ludique et bon enfant. Si le selfie est, selon lui, « une signature impertinente, une revendication moderniste, un signal de renversement des hiérarchies », c’est parce que « la construction collective de la signification du selfie a suivi les lignes de fracture qui opposent conservatisme et progressisme, élites et grand public ». Bien que le selfie reste une pratique majoritairement divertissante et populaire, il est aussi le parangon d’une culture globale de l’obsolescence instantanée, de l’impact partagé immédiat et il prospère avec l’accélération de la succession des humeurs et provocations en tout genre. Il s’inscrit dans le fameux « casino cosmique » dont parle le philosophe Georges Steiner, ce lieu digital où la quête de la notoriété, ayant remplacé celle de la renommée, pousse à se frayer un chemin par tous les moyens disponibles pour atteindre l’attention du public. Mais peut-on interdire au gens de vouloir atteindre le cosmos ?

Extrait de "Tous selfie ! Pourquoi tous accro ?", de Pauline Escande-Gauquié, publié aux éditions François Bourin, 2015. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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