Financement du terrorisme : ce qu’il est possible de dire du rôle de l’Arabie Saoudite et du Qatar (et pourquoi la Russie peut changer la donne)<!-- --> | Atlantico.fr
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Le Qatar finance-t-il le terrorisme ?
Le Qatar finance-t-il le terrorisme ?
©Reuters

Dessous de table

Laurent Fabius, chef de la diplomatie française, a affirmé mercredi 18 novembre dans l'hémicycle que les accusations de financement des groupes djihadistes qui pèsent sur les pays du Golfe n'étaient pas avérées. Des propos déjà tenus par Manuel Valls la veille sur France Inter, à quelques heures de sa rencontre avec le Premier ministre du Qatar. Des affirmations contredites par beaucoup de spécialistes de la question.

Roland Lombardi

Roland Lombardi

Roland Lombardi est consultant et Directeur général du CEMO – Centre des Études du Moyen-Orient. Docteur en Histoire, géopolitologue, il est spécialiste du Moyen-Orient, des relations internationales et des questions de sécurité et de défense.

Il est chargé de cours au DEMO – Département des Études du Moyen-Orient – d’Aix Marseille Université et enseigne la géopolitique à la Business School de La Rochelle.

Il est le rédacteur en chef du webmedia Le Dialogue. Il est régulièrement sollicité par les médias du Moyen-Orient. Il est également chroniqueur international pour Al Ain.

Il est l’auteur de nombreux articles académiques de référence notamment :

« Israël et la nouvelle donne géopolitique au Moyen-Orient : quelles nouvelles menaces et quelles perspectives ? » in Enjeux géostratégiques au Moyen-Orient, Études Internationales, HEI - Université de Laval (Canada), VOLUME XLVII, Nos 2-3, Avril 2017, « Crise du Qatar : et si les véritables raisons étaient ailleurs ? », Les Cahiers de l'Orient, vol. 128, no. 4, 2017, « L'Égypte de Sissi : recul ou reconquête régionale ? » (p.158), in La Méditerranée stratégique – Laboratoire de la mondialisation, Revue de la Défense Nationale, Été 2019, n°822 sous la direction de Pascal Ausseur et Pierre Razoux, « Ambitions égyptiennes et israéliennes en Méditerranée orientale », Revue Conflits, N° 31, janvier-février 2021 et « Les errances de la politique de la France en Libye », Confluences Méditerranée, vol. 118, no. 3, 2021, pp. 89-104.

Il est l'auteur d'Israël au secours de l'Algérie française, l'État hébreu et la guerre d'Algérie : 1954-1962 (Éditions Prolégomènes, 2009, réédité en 2015, 146 p.).

Co-auteur de La guerre d'Algérie revisitée. Nouvelles générations, nouveaux regards. Sous la direction d'Aïssa Kadri, Moula Bouaziz et Tramor Quemeneur, aux éditions Karthala, Février 2015, Gaz naturel, la nouvelle donne, Frédéric Encel (dir.), Paris, PUF, Février 2016, Grands reporters, au cœur des conflits, avec Emmanuel Razavi, Bold, 2021 et La géopolitique au défi de l’islamisme, Éric Denécé et Alexandre Del Valle (dir.), Ellipses, Février 2022.

Il a dirigé, pour la revue Orients Stratégiques, l’ouvrage collectif : Le Golfe persique, Nœud gordien d’une zone en conflictualité permanente, aux éditions L’Harmattan, janvier 2020. 

Ses derniers ouvrages : Les Trente Honteuses, la fin de l'influence française dans le monde arabo-musulman (VA Éditions, Janvier 2020) - Préface d'Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement et de sécurité de la DGSE, Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020), Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021), Abdel Fattah al-Sissi, le Bonaparte égyptien ? (VA Éditions, 2023)

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Atlantico : Quelques heures avant sa rencontre avec le Premier ministre du Qatar, Manuel Valls a déclaré sur RTL à propos de l'implication de l'Arabie saoudite et du Qatar dans le financement du terrorisme "Je n'ai pas de raison de douter de l'engagement de ces deux gouvernements". Quels sont exactement les soupçons qui pèsent sur ces deux pays du Golfe ? Sur quoi se fondent-ils ?

Roland Lombardi : Il est difficile de prouver noir sur blanc que le Qatar et l’Arabie saoudite financent des organisations terroristes.

Surtout, que ces financements sont le fait, la plupart du temps, moins des Etats et de leurs gouvernements que de particuliers, de fondations ou d’organisations originaires de ces deux pays.

Mais par déduction et grâce à certaines révélations et enquêtes sérieuses, nous pouvons conclure que oui, d’une certaine manière, Doha et Riyad financent (du moins de manière indirecte et discrète) des mouvements terroristes.

On se souvient tous du rôle de l’Arabie saoudite dans la guerre d’Afghanistan lorsqu’elle financait et soutenait (avec les Américains et les Pakistanais) les moudjahidines (cf. Oussama Ben Laden) contre les Soviétiques, puis plus tard, à partir de 1994, les Talibans avec qui elle partage le même corpus politico-religieux du wahhabisme… Dans les années 1990, Riyad a été très influente dans les guerres des Balkans puis dans les troubles du Caucase. C’est d’ailleurs à partir de 1990 que Moscou interdit le wahhabisme sur son sol et expulse les imams d’origine ou sous influences saoudiennes

Quant au Qatar, pour rappel, en mars 2014, le sous-secrétaire américain au Trésor, responsable de la lutte contre le financement du terrorisme, a révélé que l’émirat, qui est pourtant un allié de Washington, finançait depuis de nombreuses années le Hamas. N’oublions pas que durant l’été 2014 et l’opération israélienne « Bordure protectrice » à Gaza, le Qatar avait menacé d’expulser le chef du bureau politique du Hamas installé à Doha, Khaled Mechaal, si celui-ci acceptait les propositions égyptiennes dès le début du conflit…

Par ailleurs, les liens du Qatar avec d’autres mouvements dangereux pour le Moyen-Orient sont de notoriété publique. Ainsi, les relations du Qatar avec le Hamas s’inscrivent parfaitement dans la politique étrangère de l’émirat depuis quelques années…

En juin 2013, les Talibans n’ont-ils pas été autorisés à ouvrir un bureau diplomatique à Doha ?

Le rôle du Qatar semble aussi important en Afrique du Nord. Ainsi, la presse française et certains spécialistes ont révélé que Doha apportait un soutien financier à des éléments djihadistes dans le Nord du Mali mais aussi à certaines tribus séparatistes touaregs. Les services spéciaux français mais aussi algériens ont alerté les autorités françaises sur un probable financement d’Aqmi (Al-Qaïda au Maghreb islamique) par des Qataris. D’ailleurs, avant l’intervention de l’armée française au Mali, rappelons que la seule organisation humanitaire autorisée dans le nord du pays était le Croissant-Rouge du Qatar…

En Libye aussi, le Qatar est soupçonné d’entretenir des liens très étroits avec des groupes islamistes depuis la chute de Kadhafi, comme s’en était alarmé le Premier ministre libyen de transition, Mahmoud Jibril…

Quant à la Syrie et l’Irak, ce sont peut-être les zones où le Qatar et l’Arabie saoudite ont été les plus actifs ces dernières années. En effet, depuis le début de la guerre civile en Syrie, les deux monarchies du Golfe ont mis toute leur énergie pour dominer l’opposition syrienne. C’est pourquoi, jusqu’à la scission d’avril 2013, Riyad et Doha ont soutenu le Front Al-Nosra. Cette organisation, qui rappelons-le, est affiliée à Al-Qaïda et inscrite pourtant sur la liste noire des terroristes de Washington ! Après le printemps 2013, lorsqu’Al-Nosra s’est donc séparé de l’Etat islamique (EI) dirigé par al-Baghdadi, Doha s’est alors tourné vers l’EI à l’inverse de Riyad qui poursuivit, elle, son financement d’Al-Nosra…

Enfin, le Qatar reste le plus grand bailleur de fonds des Frères musulmans au Moyen-Orient et en Europe. Mais les Frères musulmans peuvent-ils être considérés comme des terroristes ? En tout cas, ils le sont officiellement pour l’Arabie Saoudite, la Russie et le président égyptien Al-Sissi.

Quant à l’Arabie saoudite, elle soutient et finance la plupart des mouvements salafistes à travers le monde…

Pourquoi l'Arabie saoudite et le Qatar financeraient-ils le terrorisme islamiste ?

L’Arabie saoudite, et encore moins le petit Qatar, n’ont pas d’armée digne de ce nom. Il n’ y a pas de tradition guerrière ou militaire comme par exemple en Egypte. On en voit d’ailleurs le résultat avec l’intervention saoudienne au Yémen depuis mars 2015 et qui est d’ores et déjà ratée. Par ailleurs, rappelons que depuis 1945 et le pacte du Quincy, le royaume saoudien est sous la protection des Etats-Unis (cf. la guerre du Golfe de 1990)…

C’est donc avec leurs pétrodollars que les monarchies du Golfe ont pu s’offrir des allégeances et des influences, à la fois diplomatiques et religieuses, à travers le monde.

Lorsqu’il fallait « muscler » ces influences, financer et soutenir des milices islamistes voire des groupes terroristes fut alors la solution.

Le Qatar et l’Arabie saoudite (malgré toutefois une certaine rivalité et une opposition de vue) ont donc exploité le chaos provoqué par les « Printemps arabes » afin d’aider les Frères musulmans et les salafistes à renverser les régimes traditionnels arabes. Doha et Riyad ont alors présenté la Turquie islamo-« démocrate » d’Erdogan (proche des Frères musulmans) comme un exemple auprès des naïfs Occidentaux…

Lorsque au bout de presque cinq ans, cette stratégie s’avéra être un échec partout, en Tunisie, en Egypte et surtout en Libye et en Syrie, les monarchies du Golfe ont tout de même continué à financer et aider les milices islamistes notamment dans ces deux derniers pays…

On parle également d'un financement du terrorisme par de riches particuliers ou associations du Qatar ou d'Arabie saoudite … Qu'en est-il ?

Un exemple : Il y a un millier de princes en Arabie saoudite. Les luttes au sein du pouvoir du royaume étant féroces et intenses, chaque prince joue sa propre partition avec ses propres deniers dans la région et la plupart du temps pour des raisons internes (recherche du soutien de certains religieux souvent opposants du roi, allégeance de futurs appuis extérieurs - l’EI a menacé d’ailleurs le royaume - au cas où, pressions sur le roi, etc. …).

Les gouvernements saoudiens et qataris ferment-ils volontairement les yeux ? Si oui, pourquoi ?

Au début de la révolte syrienne contre Assad, par exemple, le patron des services de renseignements saoudiens, le prince Bandar Bin Sultan, avait réussi à convaincre le roi Abdallah, déjà très malade, qu’il fallait « combattre par tous les moyens » le régime d’Assad, ennemi numéro un de Riyad car allié du grand rival, l’Iran. Ainsi, faire tomber Bachar el-Assad était un des moyens de contrecarrer l’influence grandissante de Téhéran dans la région.  En Irak, appuyer Al-Qaïda était aussi une stratégie afin de nuire et d’affaiblir le pays à majorité chiite et sous influence iranienne. Mais lorsque l’EI, issu d’Al-Qaïda, s’est développé et s’est de plus en plus émancipé de la tutelle financière et politique de ses parrains du Golfe, tout en menaçant ouvertement le royaume saoudien, le monstre, qu’ils avaient aidé à créer, devint alors incontrôlable…

Où en est-on aujourd'hui ? La tendance est-elle à l'augmentation de ces financements ou plutôt à leur réduction ?

Je l’ai dit plus haut, la politique de l’Arabie saoudite et du Qatar depuis ces dernières années dans la région est un véritable fiasco. D’autant plus que l’intervention Russe en Syrie risque d’en être le coup de grâce. Sans parler, suite aux derniers attentats de Paris, du virage à 360° de la diplomatie française envers Moscou et qui était pourtant, jusqu’à présent, la plus conciliante avec Riyad et Doha. La Turquie (confrontée à de graves problèmes internes) et même les Etats-Unis sont même sur le point de s’entendre avec le Kremlin…

Il semblerait alors que le Qatar ait grandement réduit ses aides et ses financements à des groupes jihadistes. Ce phénomène est d’ailleurs visible depuis plusieurs mois déjà. En effet, les Frères musulmans, les protégés de Doha, ont été écartés en Tunisie et sont pourchassés en Egypte. En Syrie, les milices que soutenait le petit émirat sont au plus mal. Toujours en Syrie et en Irak, l’EI qui, selon les experts, possèderait un patrimoine de 2 260 milliards de dollars, n’a plus besoin de l’argent qatari. Même à Gaza, le financement du Hamas par le Qatar est à présent scrupuleusement surveillé par les banques égyptiennes… Enfin, sous la pression internationale et dans le but de préserver ses investissements à l’étranger mais aussi afin de redorer son image déjà bien écornée par les médias occidentaux et même français, le Qatar a finalement et discrètement décidé de se retirer « du jeu ».

Quant à l’Arabie saoudite, depuis un an et demi, sous l’égide du prince Mohammed Ben Nayef, l’homme de l’anti-terrorisme et aujourd’hui héritier du trône, Daesh et Al-Qaïda ont été placés sur la liste des organisations terroristes à combattre. Cependant, en Arabie, les sympathisants jihadistes sont nombreux et cela se voit clairement sur les réseaux sociaux. Pour preuve aussi, cet appel, il y a quelques semaines, d’une cinquantaine de religieux saoudiens exhortant les pays arabes et les musulmans à apporter un soutien « moral, matériel, politique et militaire » aux jihadistes en Syrie contre Assad et surtout les Russes. Comme nous l’avons vu précédemment, certains princes financent encore et fournissent en armes les « rebelles » syriens et les combattants d’Al-Nosra. Les autorités saoudiennes sont inquiètes de ces agissements et de la colère de certains. Ainsi, elles ferment les yeux et peut-être y participent même aussi afin de ménager la chèvre et le chou. Mais le cœur n’y est plus. Devant l’évolution des positions occidentales, l’éventualité d’un accord sur le maintien (provisoire ?) de Bachar el-Assad au pouvoir et d’une seule coalition contre Daesh, unissant Russes, Américains et à présent Français, Riyad est de plus en plus isolé diplomatiquement. D’autant plus, que les Etats-Unis semblent vouloir se rapprocher de l’Iran. Si nous ajoutons à cela, les tensions et les luttes de pouvoir, le gouffre financier que provoquent la guerre au Yémen et surtout la politique de baisse du prix du baril, un stress hydrique sans précédent…l’Arabie connaît et va connaître des difficultés de plus en plus grandes. C’est pourquoi le roi Salman et son entourage souhaitent une plus grande fermeté envers les supporters d’une politique qui a échoué et surtout, engager le dialogue (qui a commencé) avec les Russes qui sont devenus incontournables et qui peuvent devenir finalement un contrepoids à l’inexorable influence de l’Iran. Au final donc, il est fort probable, qu’à plus ou moins long terme, nous assistions à une réduction de ces financements qui sont d’ailleurs de plus en plus critiqués par les Occidentaux.

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