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Les zombies du portable : jusqu’à 60% des gens qui marchent dans la rue ne regardent plus devant eux (et le danger ne se limite pas à heurter un lampadaire)
©Reuters

Tête baissée

Notre addiction aux téléphones portables nous rend parfois dangereux lorsque nous traversons la rue. Plus globalement, les écrans nous déconcentrent dans tout ce que nous faisons.

Dan Véléa

Dan Véléa

Le Docteur Dan Véléa est psychiatre addictologue à Paris.

Il est l'auteur de nombreux ouvrages sur les addictions, dont Toxicomanie et conduites addictives (Heures-de-France). Avec Michel Hautefeuille, il a co-écrit Les addictions à Internet (Payot) et Les drogues de synthèse (PUF, Que sais-je ?, Paris, 2002).

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Atlantico : Gare aux piétons zombies. Les accidents de la circulation dus à une inattention liée à l'usage de smartphones ou tablettes ont beaucoup augmenté depuis dix ans, comme le montrait une étude publiée en 2013 dans la revue Accident Analysis & Prevention par le Pr Jack Nasar, de l'université de l'Ohio aux Etats-Unis. Les piétons restent parfois les yeux rivés sur un écran pendant qu'ils traversent une route. Pourquoi a-t-on autant de mal à se détacher des écrans au risque de négliger noter sécurité ?

Thierry Baccino : Une cause principale, un engagement trop important dans une activité (lecture, réponse à un mail, /SMS/tweet, vidéo, jeux,…). Cet engagement provoque une focalisation de  l’attention accrue parce que l’information qui est donnée est très intéressante ou au contraire problématique. On sait en psychologie que l’individu est rarement multitâches, c’est-à-dire que son attention ne se partage pas facilement. L’attention concentrée sur un seul élément (ici un écran) pour des raisons internes à l’individu le place en situation de  « tunnellisation » attentionnelle. On retrouve ce phénomène chez les pilotes d’avion lorsque certains oublient des procédures basiques (comme sortir le train d’atterrissage) parce qu’une information souvent problématique est affichée sur un écran du cockpit. Même une alarme sonore ne parvient à les extraire de l’écran et un accident peut se produire…

Dan Véléa : Nouvelle addiction, la dépendance aux technologies de l’informatique et de la communication apparaît sous diverses formes - dépendance aux écrans, aux jeux vidéo et aux sites Web - reconnues par les spécialistes depuis une vingtaine d’années. Tout au début, les constatations cliniques étaient réduites, mais les développements sans précédent de ces technologies, ont occasionné une véritable explosion des demandes de consultations de la part des patients, des familles mais de l’environnement professionnel. Il est important – pour les professionnels confrontés à ces demandes, mais aussi pour les patients – de préciser s’il s’agit d’une véritable addiction (définie par une focalisation des centres d’intérêts que sur l’utilisation des supports informatique et de la communication, par une souffrance occasionnée par l’absence de ces outils) et surtout d’un mésusage (dans un excès quasi quotidien) de ces outils. Dans tous les cas, les personnes concernées utilisent de manière effrénée ces outils, avec une perte de repères spatio-temporelles (souvent des cas de piétons, ou dans les moyens de transport, mais aussi au volant par des conducteurs négligents. On voit régulièrement des cas extrême, des piétons qui ont les yeux rivés sur un écran (certains en train de jouer, d’autres de lire des courriers…), sans faire attention aux alentours, se mettant de cette manière en danger. Il s’agit d’une preuve de plus de cet aspect addictif des écrans, de la perte de repères, qui occasionne des dangers pour les personnes. C’est notre société, celle de l’hyper communication, de l’immédiaté, de l’absence de résistance face aux frustrations.

L'usage des oreillettes pour téléphoner au volant vient d'être interdit en France, la Suisse a mené en mai dernier une campagne de prévention face à inattention des piétons, quelles autres mesures de prévention peuvent-être envisagées ? Certaines, peut-être fort simples, ont-elles déjà prouvé leur efficacité ?

Thierry Baccino : Comme dit précédemment, l’attention est difficilement partageable et il est vrai que l’usage des oreillettes utilise une partie de l’attention qui devrait être employée à conduire. Donc interdire les oreillettes se justifie mais autoriser le téléphone par haut-parleur comme c’est le cas actuellement n’est pas davantage justifié. Avec l’automatisation accrue et la disponibilité des caméras sur les véhicules, il serait tout à fait possible de détecter automatiquement un mouvement (un piéton, un animal…) et d’envoyer un message d’alerte au conducteur ou même de ralentir automatiquement le véhicule. Des mesures de prévention sont donc possibles mais le conducteur est-il d’accord pour laisser la main à l’ordinateur de bord ? La confiance en un système artificiel n’est pas encore entré dans les mœurs de nos sociétés.

Dan Véléa : Tout message de prévention doit tenir compte de la frustration engendrée par la réduction de ce « loisir » devenu moyen incontournable pour exprimer des émotions, pour se sociabiliser. Revenir à des moyens plus naturels pour communiquer, maintenir un contact réel avec ses amis sont des conditions nécessaires à accepter par les usagers. Il est aussi du devoir fournisseurs d’accès, des réseaux sociaux, de faire de la prévention.

Au delà de notre attention lors de nos déplacements, les écrans provoquent-ils une réelle perte de concentration lorsque nous naviguons d'applications en pages Web ? Qu'est-ce que la "désorientation cognitive" dont parlent les psychiatres ?

Thierry Baccino : La désorientation cognitive consiste à s’égarer dans un espace informatique souvent le Web. Tout le monde a fait l’expérience de rechercher une information sur le Web (souvent au moyen de pages hypertextuelles) et au cours de la navigation de nouvelles informations attirent l’attention du lecteur. Ces informations n’ont quelquefois aucun lien avec la recherche initiale et du coup l’utilisateur se trouve "perdu dans le cyberspace". Il est effectivement plus difficile de lire un texte/un livre sur écran que sur papier car des stimulations incessantes (une publicité, un mail…) interrompent la lecture et la compréhension. Enfin, la lecture sur écran fatigue davantage notre système visuel. Nous avons fait récemment une expérience qui consistait à lire une nouvelle de Maupassant ‘Bel Ami’ soit sur papier, soit sur une tablette LCD. A la fin de la lecture, les lecteurs ressentent une fatigue accrue et des problèmes oculaires (sècheresse de l’œil).

De même, de nouvelles procédures de lecture existent avec l’emploi des smartphones, la lecture Spritz (le texte est présenté mot à mot au centre de l’écran à une vitesse régulière). La compréhension est nettement moins bonne et la fatigue visuelle accrue. Pour plus d’infos sur ces points lire :  Baccino, T., & Drai-Zerbib, V. (2015). La lecture numérique: PUG (Presses Universitaires de Grenoble).

Dan Véléa : Notre cerveau est capable de supporter pour une durée limitée les sur sollicitations sensorielles, mais au-delà d’un effet seuil, les capacités de concentration, d’attention et de vigilance diminuent. Il faut tirer la conclusion que notre cerveau a du mal de fonctionner de manière prolongée dans un mode « multitâche », que nos capacités diminuent après ces surcharges de sollicitations. Il n’est pas anodins que les fabricants de smartphones préconisent justement un mode d’usage monotâche, afin d’éviter ces épuisements.

Les écrans, comme l'écriture et l'imprimerie précédemment, font-ils évoluer notre façon de penser ? Si l'on part du postulat d'un renoncement d'un processus de pensée linéaire, n'est-ce pas au profit du développement d'une pensée en réseau, circulaire, fonctionnant par analogies ?

Thierry Baccino : Ce ne sont pas les écrans qui changeront notre pensée mais plutôt l’outil informatique (Web, ordinateur…) qui permettent d’accéder à la plupart des connaissances mondiales. C’est même dommage que cet outil magnifique (le Web) ne soit reproduit que par de bien piètres supports (écrans rétroéclairés). Nous n’en sommes qu’au début et à n’en pas douter les supports d’information futurs seront forcément meilleurs (l’encre électronique e-ink est déjà une bonne amélioration). En revanche, autant l’accès à une multitude d’informations est appréciable, mais ne pas savoir sélectionner l’information pertinente est problématique. C’est malheureusement souvent le cas, on surfe, on navigue, on "zappe" et il est difficile de se concentrer sur un élément particulier. Utiliser le Web de façon optimale nécessite forcément d’avoir de solides structures mentales qui puissent sélectionner l’information pertinente, l’organiser pour ensuite la mémoriser. En est-on toujours capable dans une société où l’hyperconnectivité est la règle de base (et donc l’hyperstimulation) ? L’outil informatique ne nous permet pas toujours d’organiser ces connaissances mais nous avons encore dans la majorité acquis notre savoir par des livres et des cours scolaires. Que se passerait-il si l’éducation devient exclusivement en-ligne ? Il faudra à tout le moins réguler son usage…

Dan Véléa : Il est indéniable que cette révolution du savoir et du partage des connaissance, représente un tournant majeur dans la société actuelle, dont il faut se préparer, savoir l’utiliser et le maîtriser. On parle de plus en plus des « Brainent », des connexions interneurones, des réseaux de partage et d’enrichissement de la connaissance (inspiré de Wikipédia). Toute cette révolution nécessite un apprentissage approfondi, une redéfinition de nos rapports au savoir.

Propos receuillis par Adeline Raynal

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