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JM Quatrepoint : Alstom, “un cas d’école de la manière dont la France détruit son industrie”
©Reuters

Capitulation française

Dans Alstom scandale d'État, le journaliste Jean-Michel Quatrepoint revient sur le gâchis industriel que représente l'affaire Alstom. Revenant sur les responsabilités, l'auteur souligne l’ambivalence des dirigeants français et la défense de l'intérêt générale aujourd'hui sacrifiée.

Jean-Michel  Quatrepoint

Jean-Michel Quatrepoint

Jean-Michel Quatrepoint est journaliste. Après onze ans passés au Monde, il a dirigé les rédactions de l’Agefi, de la Tribune et du Nouvel Economiste. Il a été pendant quinze ans le patron de La Lettre A. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont La Crise globale (Mille et une nuits, 2008) et Le Choc des empires (Gallimard, 2014).

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Atlantico : Dans votre dernier ouvrage, Alstom, scandale d'Etat, vous pointez du doigt notamment le rôle ambigu des politiques français. Le trafic d'influence est une nouvelle forme de corruption, ce qui a permis à certains pays comme les Etats-Unis de mettre en place une législation coercitive pour les pays traitant avec eux.  Et dans le premier chapitre vous reprochez une passivité à l'Etat français qui n'a pas "pas vu venir l'offensive judiciaire américaine". Quelle est la part de responsabilité relevant de l'ignorance, voire d'une certaine naïveté, de la part de l'Etat français et celle qui repose sur un consentement des politiques ?

Jean-Michel Quatrepoint : Les deux éléments sont à considérer ! Les dirigeants français quels qu'ils soient, notamment les politiques et certains managers ne font pas suffisamment attention à ce qu'il se passe en dehors de l'hexagone. Ils n'analysent pas avec assez de pertinence les stratégies de leurs partenaires qui sont aussi des concurrents ce que beaucoup ont oublié. Je pense par exemple aux Etats-Unis ou à l'Allemagne par exemple.

>>>>>>>> A lire également : Dernière liquidation de l’industrie : pourquoi Alstom n’était pas une entreprise française comme les autres

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On observe depuis une vingtaine d'années une mentalité bisounours ; depuis la fin de la Guerre froide, nous n'aurions que des amis. Nos services de renseignements ont abandonné en grande partie l'intelligence économique. Pas question d'essayer de savoir ce qui se mijote à la chancellerie allemande. On ne cherche pas à obtenir des renseignements autres qu'officiels concernant les activités du département de la défense et de la justice des Etats-Unis, voire de la Maison-Blanche. Nous avons perdu nos yeux et nos oreilles alors que les Américains ont toujours de grand yeux et de très grandes oreilles. Nos grands groupes français sont, en un sens, victimes de la dépendance française à l'égard des Etats-Unis. Ces derniers ont une stratégie et la lutte contre la corruption – noble projet en soi – fait partie de cette stratégie outre-Atlantique pour imposer leur vision du monde et surtout leurs droits. Quand vous menez le bal et que vous dites le droit, vous avez un avantage sur les autres.

Les Français n'ont pas vu venir le coup suffisamment tôt, et ils n'ont pas compris non plus qu'en laissant au dollar le monopole des transactions internationales – l'euro est une grande monnaie mais ce n'est pas une monnaie internationale – ils ne pourraient pas échapper à cette emprise.

C'est, à la fois, une ignorance et une acceptation du plus fort. Au sein de nos élites il y a l'acceptation tacite depuis 20 ans que l'Europe est sous une double tutelle. Premièrement, une tutelle américaine en matière de défense comme l'illustre la réintégration dans l'OTAN ou le silence quant aux écoutes de la NSA, en matière de diplomatie, dans le domaine idéologique avec les grands groupes du web qui ont une influence considérable sur nos activités. Deuxièmement, la tutelle macro-économique allemande acceptée par Paris avec le cas de la Grèce.

Alstom est un cas d'école de la manière dont la France détruit son industrie. Et le jour où un état comme la France n'a plus d'industrie, cela devient un petit pays. Et ce n'est pas le tourisme qui va remplacer le tissu industriel, ni quelques start-ups numériques !

Dans un pays aussi ancien que le nôtre, avec une V République marquée par le gaullisme, quelles sont les raisons qui expliquent le manque de souverainisme ayant conduit l'industrie française à son déclin ? L'affaiblissement de la défense de l'intérêt général des acteurs publics travaillant au sein de grandes entreprises publiques est-il une particularité française ?

Notre particularité en France était d'avoir des "civil servants" qui avaient un parcours "classique". Les diplômés de nos grandes écoles passaient généralement par la fonction publique, les cabinets ministériels et ensuite pouvaient éventuellement pantoufler dans des entreprises publiques ou privées. Dans les générations précédentes, ces hauts fonctionnaires devenus managers avaient maintenu une certaine vision stratégique du développement de leur entreprise au service de l'entreprise elle-même bien sûr, de ses actionnaires, de son personnel mais aussi de la collectivité générale ! Les années 90 marquent le changement de paradigme avec la mondialisation, la financiarisation, qui s'accompagne d'un individualisme forcené. Les élites françaises qui étaient très étatistes ont basculé à 180 degrés dans un système très individualiste. L'évolution du capitalisme français les a poussées à cette transformation.

Si nous avions eu de grandes entreprises avec un capital tenu par des fondations, des fonds de pension, des familles, des investisseurs de long terme… sans doute leur comportement aurait-il été différent. Mais sans constitution d'un capitalisme privé pour remplacer ce capitalisme d'état, le capital de ces grandes entreprises a été progressivement pris par les investisseurs internationaux. .

Ces investisseurs, dans le contexte des années 90-2000, n'avaient qu'une seule idée : faire le maximum d'argent en un minimum de temps en faisant tourner les actifs. A partir de ce moment là, les managers dont une partie de leur salaire est payée en stock-options, ont été poussés à adopter cette stratégie court-termiste et à avoir une vision ne tenant plus compte des intérêts collectifs. Et le milieu des politiques et chefs d'entreprises est endogamique.

Il faudrait une prise de conscience que le "collectif France" existe et penser ainsi n'est pas infamant.

Comment expliquez ce manque de vision politique à long terme, une absence flagrante en matière d'économie en France de la part des dirigeants politiques ?

Les médias ont leur part de responsabilité. Nous sommes dans un système où l'instant, l'émotion, les sondages et les prochaines élections priment. Les médias sont dans l'émotionnel et l'instantanéité. Il est impossible dans ces conditions d'avoir une stratégie à long terme. L'essentiel des journées des dirigeants politiques est consacrée à gérer le quotidien. C'est dramatique.


Le cas d'Alstom est exemplaire à ce sujet. L'Etat n'a plus les moyens d'anticiper et de s'opposer à certaines décisions. Premier point, les dirigeants politiques français ont été pris de court. Ensuite, ils n'ont pas de politique industrielle. Et en tant que socio-libéraux, ils craignent qu'on les accuse de retours à des penchants étatistes. A part de là, on s'interdit de faire de vraies pressions sur Patrick Kron et son conseil d'administration alors qu'ils ne représentent rien, contrairement à Bouygues a mis 30% dans l'entreprise, comme je le raconte dans mon ouvrage. Bouygues, qui a tenté d'apporter une solution, est une victime alors que Patrick Kron, a qui on a donné cette entreprise, dénigre l'Etat. Alstom appartient aux actionnaires mais aussi à la collectivité puisque, depuis 50 ans, elle a investi dans l'énergie.

Vous soulevez aussi la question des origines professionnelles de nos élites qui sont souvent passées par de grandes entreprises privées, avec en toile de fonds les questions de conflits d'intérêts que cela peut poser. In fine, le problème aujourd'hui n'est-il pas celui du recrutement des politiques en France ?

La politique est devenue un métier. Vous y entrer à 25 ans et vous en sortez 50 ans après. Rentré tout jeune chez Rothschild, Emmanuel Macron est une exception, il n'est pas élu et n'a pas connu la fonction publique.

Quant aux liens entre le public et le privé à travers le recrutement, ce que je souligne dans le livre, il s'agit d'une stratégie d'influence très habile. Ces anciens hauts cadres sont engagés, à gauche comme à droite, pour leur carnet d'adresses, ils peuvent ouvrir des portes.

Propos recueillis par Rachel Binhas

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