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Esprit de rupture, non respect des lois et égoïsme forcené : l’Europe est-elle capable de s’adapter à la mentalité qui alimente la réussite de la Silicon Valley ?
©Reuters

La vallée des surhommes

Travis Kalanick, le richissime patron d'Uber, comme un grand nombre des entrepreneurs de la Silicon Valley, est un amateur de la philosophe objectiviste Ayn Rand. Au menu : glorification de soi-même et culte de la liberté personnelle. Des idées qui alimentent un microcosme favorable à l'innovation et aux start-up, mais difficilement transposables en Europe.

Frédéric Fréry

Frédéric Fréry

Frédéric Fréry est professeur à ESCP Europe où il dirige le European Executive MBA.

Il est membre de l'équipe académique de l'Institut pour l'innovation et la compétitivité I7.

Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont Stratégique, le manuel de stratégie le plus utilisé dans le monde francophone

Site internet : frery.com

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Gilles Babinet

Gilles Babinet

Gilles Babinet est entrepreneur, co-président du Conseil national du numérique et conseiller à l’Institut Montaigne sur les questions numériques. Son dernier ouvrage est « Refonder les politiques publiques avec le numérique » . 



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Atlantico : Pour quelles raisons Travis Kalanick, le patron d'Uber, cite-t-il si souvent les oeuvres de la philsophe Ayn Rand, à commencer par "La Source vive" ? Et avec lui, qu'est-ce qui pousse un grand nombre d'entrepreneurs de la Silicon Valley à révérer ses écrits ?

Frédéric Fréry : La philosophie d'Ayn Rand est très caractéristique des Etats-Unis et très éloignée de ce à quoi nous sommes, nous, habitués, en Europe, et particulièrement en France. On pourrait qualifier cela, en quelque sorte, d'anarchisme de droite. C'est une idée dans laquelle la liberté individuelle est au-dessus de toute autre chose et n'est pas négociable. La philosophie "objectiviste", c'est le terme utilisé par Ayn Rand, est apparentée au "libertarianisme", c'est-à-dire l'idée selon laquelle la liberté individuelle n'est pas négociable. L'exemple d'illustration typique est celle du motard libertarien : il ne porte pas de casque, mais par contre il porte sur lui un petit papier établissant qu'en cas d'accident il ne faudra pas dépenser d'argent pour essayer de le sauver, parce que c'était sa liberté individuelle de rouler sans casque.

Certains entrepreneurs de la Silicon Valley, une partie assez importante même, se reconnaissent là-dedans car il y l'aspect "si j'ai réussi, c'est que je le mérite", c'est-à-dire la défense d'un mérite personnel lié au fait d'avoir fait quelque chose que les autres n'ont pas fait, l'action donnant une forme de justification. La deuxième raison est que beaucoup de leurs modèles économiques, Uber en particulier, s'attaquent à des business réglementés, qui sont donc anti-libertariens par nature,la réglementation ayant tendance, par définition, à quelque peu encadrer la liberté individuelle. Lorsque Kalanick dit qu'il se reconnaît dans Ayn Rand et qu'il souhaite être libertarien, Uber étant le moyen de l'être, il montre qu'il veut s'attaquer à des business protégés par l'Etat, l'Etat étant l'antithèse d'une société telle que les libertariens la souhaiteraient.

Dans "La Source vive" d'Ayn Rand, il est question d'un architecte qui a un talent particulier, qui est à contre-courant de ce qui se fait autour de lui, qui va bouleverser son environnement. Cela l'entraînera dans un procès, qu'il va finir par gagner, cela parce qu'il est une "force", il y a un côté un peu nietzschéen derrière tout cela, on retrouve l'idée du surhomme. D'ailleurs, il y a un autre livre d'Ayn Rand qui a pour titre "Atlas humilié", traduit en français par "La Grève", où l'on retrouve cette idée du surhomme qui porte le monde sur ses épaules. Il y est question des conséquences d'une grève des patrons sur le monde. L'idée est que tout s'effondrerait beaucoup plus vite que quand ce sont les ouvriers qui font la grève car ce sont les patrons qui construisent l'économie. C'est une idée assez particulière, mais qui est liée à l'histoire d'Ayn Rand, immigrée russe qui a passé sa jeunesse au début de l'URSS léninienne puis stalinienne. Elle a été profondément marquée et a été, après avoir immigré, violemment anti-communiste, allant jusqu'à témoigner contre les accusés dans les procès du MacCarthysme, à dénoncer des gens pour communisme etc.

Les livres d'Ayn Rand font partie des plus lus aujourd'hui aux Etats-Unis, leurs idées sont très fréquentes. D'ailleurs, le parti libertarien est le troisième aux Etats-Unis, on entend toujours parler des républicains et des démocrates, mais les libertariens arrivent juste derrière, toujours troisième dans les élections, même si on ne les voit pas au second tour. Il y a des personnalités connues qui sont ouvertement libertariennes, l'une des plus influentes étant Alan Greenspan, l'ancien président de la FED. Ronald Reagan, affirmait aussi clairement que ces idées l'avaient beaucoup intéressé. Clint Eastwood, et même Brad Pitt, pensent que la liberté individuelle est ce qu'il y a de plus précieux au monde.

Pour nous Européens, cette position a des conséquences compliquées sur le plan philosophique car cela signifie que l'égoïsme peut être tout à fait défendable. Cela s'oppose à toute une ligne de pensée qui, chez nous, a tendance à privilégier dans les valeurs cardinales, dans notre devise "liberté, égalité, fraternité", plus souvent l'égalité à la liberté. Aux Etats-Unis, sans même parler des libertariens, on va plutôt privilégier la liberté par rapport à l'égalité.

Ce qui est certain c'est que pour Ayn Rand, le modèle économique qui doit s'imposer est nécessairement l'économie de marché, parce qu'elle laisse à chacun la liberté de s'exprimer, elle ne peut concevoir sa philosophie qu'au travers du capitalisme. Tout cela est un ensemble de réflexions que partagent un nombre non-négligeable d'entrepreneurs de la Silicon Valley, Jimmy Wales, le fondateur de Wikipédia, on en trouve aussi chez Google, chez Jeff Bezos le patron d'Amazon … Ces gens-là sont proches de ces idées, peut-être parce que cela justifie leur succès, en affirmant qu'ils ont tenté, qu'ils ont réussi et point-barre. C'est une réponse assez simple et qui écarte l'importance de la chance dans le succès. Le fait est qu'il n'est pas non plus obligatoire d'appliquer cette philosophie pour pouvoir monter des start-up. Il y a tout de même beaucoup de start-up en Europe, et en France, qui n'ont rien à avoir avec la philosophie libertarienne.

Les règles du jeu qui règnent dans la Silicon Valley semblent être marquées par un puissant individualisme, une certaine aversion pour les contraintes étatiques et une attirance pour la rupture… En quoi cette mentalité explique-t-elle le succès de ce modèle économique ? 

Frédéric Fréry :Il y a d'abord des racines purement américaines : la conquête, la réussite de celui qui entreprend… D'ailleurs on peut même remonter plus loin, à Max Weber, qui montre l'influence du protestantisme : ceux qui réussissent sont marqués par la grâce divine. Et cela par opposition aux pays catholiques où, par opposition, ceux qui réussissent sont toujours considérés de travers, car "les premiers seront les derniers". Tout cela se mélange, l'aspect pionnier et l'aspect protestant, mêlés d'anticommunisme et de la philosophie des pères fondateurs comme Thomas Jefferson. Thomas Jefferson était en faveur de la liberté personnelle au-dessus du reste, et est parfois considéré comme l'un des premiers libertariens. Avec ce mélange général, amplifié par l'excellence des universités qui attirent les start-upers potentiels du monde entier et des capitaux considérables, on obtient une machine de guerre économique tout à fait impressionnante : la Silicon Valley. Il y a, à la fois, l'économique, le sociologique et le philosophique, et même éventuellement le religieux. Tout est réuni pour donner une force qui avance.

Pourquoi la Silion Valley est-elle particulièrement favorable à l'innovation ?

Frédéric Fréry : C'est un milieu favorable à la rupture et à la contestation. La destruction des structures existantes y est vue comme une bonne chose, à condition que celles-ci soient considérées comme des entraves à la liberté. Cela peut être les lois, les reglementations, par exemple celles qui concernent les taxis dans le cas d'Uber. Elles sont clairement présentées comme des entraves à la liberté d'entreprendre : s'attaquer à cela c'est aussi faire acte du partage des idées libertariennes.

Le problème est qu'en théorie, sur le papier, tout cela est très bien. En pratique, dans une société il ne peut y avoir que des surhommes. Le modèle atteint là ses limites car on ne sait pas ce que deviennent les gens qui ne sont pas des surhommes. Tout cela devient rapidement irréel et trop éloigné des contingences pratiques.

Comment l'Etat fédéral américain arrive-t-il à composer avec un développement économique qui se construit en opposition avec lui ?

Frédéric Fréry : Cela fait partie des grands paradoxes des Etats-Unis d'Amérique. Une chose qu'on a du mal à comprendre en Europe, c'est qu'aux USA, Washington est vu comme quelque chose de très loin, encore plus loin que Bruxelles pour nous. Pour les Américains, ce sont surtout des bureaucrates qui inventent des lois pour embêter le peuple qui est sur le terrain et fait les choses. Ce n'est pas partagé par tous les Etats, mais cela revient dès qu'on va vers l'Ouest ou vers le Sud, cette idée-là domine. Le gouvernement fédéral est souvent vu comme une entité extérieure qui n'est pas forcément bienveillante. C'est d'ailleurs de là que vient le 2e amendement de la Constitution sur le droit de posséder des armes, afin de se prémunir contre un pouvoir central devenu malveillant et menaçant la liberté, c'est une question d'équilibre des pouvoirs. L'Etat fédéral, comme les médias, sont vus comme ceux qui entravent les "makers", ceux qui font, qui profitent d'eux.

Une telle mentalité est-elle adaptable en Europe ? Quels en sont les principaux obstacles ?

Frédéric Fréry : J'ai de gros doutes à ce sujet-là. En Europe, il y a une tradition d'Etat fort, de rois, de centralisme, de réglementation. Et en particulier en France, où s'ajoute également une tradition de révolutions, de révoltes et de jacqueries qui fait que, dans une certaine mesure, la population a peur du peuple et que le gouvernement est justement là pour protéger la population d'elle-même. L'Etat est vu comme un rempart qui permettra d'empêcher le désordre et le chaos. On a connu suffisamment d'épreuves de chaos pour penser qu'une force telle que l'Etat permet d'y échapper. Les Etats-Unis ont beaucoup moins connu de périodes de chaos, bien qu'ils aient eu leur guerre civile, qui était d'ailleurs plus le Nord contre le Sud que le peuple contre le peuple. Il n'y a pas eu de mouvements récurrents tels que celui que nous avons eu pendant tout le XIXème siècle.

Cela rejaillit sur notre conception de l'économie du numérique. En cas de crise, on voit bien que la France ralentit beaucoup plus lentement et rédemare beaucoup plus lentement, là où les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne s'arrêtent brutalement et repartent brutalement. L'absence de filet de sécurité, qui fait d'une catastrophe une vraie catastrophe et d'une reprise une vraie reprise, est une caractéristique américaine. Après, il ne faut pas caricaturer, il y a aussi des systèmes sociaux aux Etats-Unis, même s'ils sont moins développés que chez nous. Mais cela fait que le système est infiniment plus réactif, vers le bas comme vers le haut.

Il y a également la mentalité américaine qui fait que les gens sont beaucoup plus mobiles, ils n'hésiteront pas à aller vivre de l'autre côté du continent si c'est là que se trouvent les jobs. Chez nous déplacer quelqu'un de ne serait-ce que 30 kilomètres est déjà très compliqué. Au-delà de la philosophie libertarienne, il y a l'identité même des Etats-Unis, un pays d'immigrants et de gens qui n'hésitent pas à se déplacer pour aller où se trouve la prospérité.

Après ce n'est pas pour cela que nous n'aurons jamais de Silicon Valley européenne, je ne ferai pas ce type de raccourci.Il ne faut pas oublier que nous avons aussi créé des géants, mais grâce aux Etats. Prenons l'exemple d'Airbus, c'est un cas intéressant. Le numérique est-il tellement différent qu'il ne peut pas permettre à un Etat de piloter la création d'un champion ? Je ne peux pas le dire, car nous sommes très jeunes, avec seulement 15 ou 20 ans d'expérience. La philosophie de contestation générale, d'égoïsme à peine éclairé mais autojustifié, la croyance en des surhommes, me semblent très peu probables chez nous, en Europe et en France. Bien-sûr que cette pensée est un moteur et se justifie sur le plan philosophique, mais ça ne me paraît pas une condition fondamentale.

Qu'en est-il particulièrement en France ? Que nous révèle à cet égard l'esprit du plan numérique dévoilé par le gouvernement ?

Gilles Babinet : Notons au préalable que l’évolution en matière de culture de l'innovation en France est plutôt positive. Entre 2000 et 2010, le nombre de créateurs d’entreprise a été pour ainsi dire multiplié par deux. Aucun autre pays de l’OCDE n’observe un tel phénomène. De même, dans les études qualitatives, l’image des entrepreneurs a connu un bon remarquable. 

Pour autant, notre pays a conservé une forte défiance à l’égard du risque : l’introduction du principe de précaution dans la Constitution en est l’exemple absolu à mon sens. Sans doute le fait d’avoir une proportion importante de la population travaillant dans la fonction publique n’y est pas étranger. Mais plus encore, le décalage qui existe entre les compétences du corps politique (structuré pour répondre aux enjeux du XXeme siècle) et la réalité du monde contemporain est probablement à l’origine d’une diffusion d’une culture de la précaution et finalement de la peur de l’avenir. 

Au sein du numérique se trouvent, quoi qu’on en dise, d’importants gains de productivité. Or, aussi pour ce qui concerne un outil productif qui perd en compétitivité par rapport aux autres nations, qu’en ce qui concerne une fonction publique dont les missions sont de plus en plus limitées et dont les coûts sont en croissance continue, le numérique peut être d’une aide considérable. Une politique publique qui mettrait le numérique, pour ainsi dire, en son coeur permettrait de mon point de vue de résoudre les principaux problèmes de ce pays. Ca ne signifie pas qu’il ne faudrait pas beaucoup de courage sur de nombreux plans.

Il y a de nombreux travers dans le modèle californien. Pour autant, il célèbre la Société de la Connaissance et la puissance des plateformes. Des notions que les acteurs politiques devraient avoir plus à l’esprit.

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