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Lytro : la culture numérique, trop parfaite pour être photogénique
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Faux-tographes

L'ascension fulgurante de la "culture numérique" s'observe notamment dans l'art photographique. Dernière trouvaille : un appareil photo, le Lytro, qui permet de supprimer toute zone de flou. Rater une photo devient mission impossible. Dommage ?

Christian Gattinoni

Christian Gattinoni

Photographe et critique d'art.

Rédacteur en chef de la revue en ligne d'art contemporain La Critique, il enseigne également à l'Ecole normale supérieure de la photographie.  

Auteur de La photographie contemporaine (Scala, 2009)

 

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Atlantico : Une start-up américaine vient d’annoncer la commercialisation en 2012 d’un appareil photo, le Lytro, dont la mise au point se fait uniquement a posteriori. L’innovation tient en une chose : on peut supprimer toute zone de flou. Rater une photo devient presque impossible… ?

Christian Gattinoni : Il serait vraiment dommage de parvenir ainsi à une photo inratable. On sait depuis Man Ray que toutes sortes de ratés sont porteurs d’un intérêt esthétique. Clément Chéroux, actuel conservateur pour la photographie à Beaubourg, a même publié un livre intitulé « La Fautographie, petite histoire de l’erreur photographique ». Il existe aussi le « Manuel de la photo ratée » de Thomas Lélu. Cette manie actuelle de s’assurer qu’une photo est totalement parfaite, correspond à une norme technologique qui n’a rien à voir avec les normes esthétiques que les artistes essaient de mettre en place.

Yannick Vigouroux, par exemple, avec son manifeste de la « photographie pauvre », qui utilise au contraire des appareils photos de basse qualité, est le défenseur d’une photo qui revendique une forme approximative, et potentiellement très puissante, dans la mesure où elle correspondrait parfois plus à des effets et normes de vision qu’à des impératifs seulement techniques. 

Justement, cette recherche perpétuelle de la perfection technique ne nuit-elle pas à la création originale, au talent du photographe ?

Non, parce qu’un artiste photographe va essayer de détourner la machinerie technologique pour se l’accaparer et créer sa propre histoire. Donc je pense que dans ces nouvelles fonctionnalités proposées par le Lytro, les créateurs un peu intelligents sauront trouver leur propre protocole, en vue d'atteindre une autre qualité d’image qui n’est pas prévue par le fabricant.

Dans un angle plus général, ne pensez-vous pas que la culture numérique, de par son accessibilité à tous et la facilitation technique qu’elle offre, risque de tuer la créativité artistique ?

Pas vraiment. Depuis les années 1960, on sait avec le travail des sociologues sur un « art moyen », que la photographie est concernée par cette question : la compétition avec les amateurs, déjà en place même au 19ème siècle, est bel et bien présente, mais n’a jamais, par ailleurs, empêché les projets artistiques de se mettre en place. 

Dans un autre domaine, j’ai eu le plaisir de travailler à France Culture, pour faire des émissions radio sur les arts visuels, et à l’époque j’avais travaillé avec un des grands maîtres de la radio au 20ème siècle, Yann Paranthoën, qui lui ne pensait que par la bande magnétique d’enregistrement. Or on sait qu’aujourd’hui, dans le cadre des enregistrements sonores, les enregistreurs numériques sont capables de donner une qualité sonore à des niveaux très intéressants. Mais ce que Yann Paranthoën mettait dans les 33 tours c’était le bruit de fond, l’imperfection de la chose, le charme, et surtout la corporalité du son. Il en va de même pour l’art photographique.

Le risque, à terme, est donc d’arriver à une expression artistique froide, dénuée de charme… ?

Oui, mais je crois qu’il y a également un autre risque. Je suis enseignant à l’ENSP, et j’attire l’attention de mes étudiants sur le fait qu’on a peut-être perdu une chose, à savoir une forme d’archivage des images. Beaucoup de photographes de ma génération, et même celles antérieures, travaillaient à partir de la planche contact, qui permettait, quand on y revenait quelques années après, de retrouver des intuitions qu’on avait eues, et permettait alors de continuer le travail, dans un autre sens. Or aujourd’hui, il est vrai qu’on a tendance à effacer immédiatement les images sans avoir le temps d’y réfléchir, pour gagner de la place sur les disques et cartes mémoires. 

Voici le principal danger : même pour une photo de famille, les gens ne la tirent plus sur papier! Elles sont conservées sous la forme d'un fichier, mais on ne les tire plus, on les envoie d’un ordinateur à un autre, elles sont immatérielles. Le temps des images amateurs, sur papier, que l’on possédait auparavant, est malheureusement révolu. Il en va de même pour les artistes de métier: ils ne produisent plus que les images qui sont faites pour être accrochées, vendues…

Mais a contrario, n’est-ce-pas nier un peu le progrès que de dévoyer ces techniques qui améliorent les performances, et donc la forme d’art concernée… ?

D'une certaine manière, vous avez raison. Et par ailleurs, je travaille beaucoup sur les rapports entre danse et photographie, et lorsque l’on est en répétition dans un studio de danse, on ne peut pas arroser les danseurs de nos flashes. Le fait d’avoir du numérique et de pouvoir travailler dans des conditions inimaginables il y a encore 10 ans est tout de même un progrès : on peut travailler sans flash, on peut rendre lumineuses des situations peu éclairées. Cela est valable pour tous types de photographies. L’important est finalement le  positionnement d’un artiste dans sa propre histoire, à partir de son propre corps, et dans un ensemble d’images, un projet complet. 

Le travail a posteriori, en l’occurrence la retouche, est-il une démarche aussi artistique que la photographie elle-même ?

Non pas vraiment. Mais c’est une partie importante. Elle l’a toujours été, même du temps de l’analogique et de l’argentique (retouches labo…). 

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