"Chine l'âge des ambitions" : comment lutter contre la corruption d'un côté et verser des pots de vin de l'autre<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
"Chine l'âge des ambitions" : comment lutter contre la corruption d'un côté et verser des pots de vin de l'autre
©Reuters

Bonnes feuilles

Extraits de "Chine l'âge des ambitions", d'Evan Osnos, aux éditions Albin Michel 2/2

Evan Osnos

Evan Osnos

Journaliste américain né à Londres en 1976, lauréat du prix Pulitzer avec des confrères du Chicago Tribune en 2008, Evan Osnos travaille depuis la même année pour le prestigieux magazine The New Yorker, pour lequel il a été correspondant à Pékin jusqu'en 2013. Récompensé par plusieurs prix de journalisme, dont le « Society's Osborn Elliott Prize for Excellence in Journalism » et le « Livingston Award for Young Journalists », notamment pour son travail sur l'Asie, il est reconnu comme l'un des meilleurs observateurs de la Chine contemporaine. Il est aujourd'hui correspondant à Washington, en charge des pages politique. Avant d'être nommé correspondant à Pékin, Evan Osnos a travaillé comme reporter au Moyen-Orient, principalement en Irak.

Voir la bio »

Pour soudoyer un juge, les repas sont essentiels. C’est la première chose que Hu Gang m’enseigne. « Tout le monde décline la première fois, mais à la troisième ou quatrième invitation il n’y a personne qui refuse, dit-il. Et quand vous mangez ensemble, c’est parti, vous êtes de la même famille. » J’entends beaucoup parler de la corruption en Chine et j’ai récolté diverses informations sur le sujet – à Macao avec Siu Yu Ping, à travers l’histoire de Liu le Grand Bond ou dans les enquêtes du magazine de Hu Shuli –, mais il m’a fallu rencontrer Hu Gang pour percer le mystère de ses mécanismes, de ses rituels, de ses tabous, et en saisir le tableau d’ensemble.

À première vue, Hu n’a pas le profil du maître de l’art obscur de la dépravation. Quand nous faisons connaissance, il est romancier. C’est un homme de petite taille, âgé d’une cinquantaine d’années, apparemment très minutieux, qui parle de sa fille avec une fierté anxieuse. Il mentionne, quand nous sommes à table, qu’elle lui conseille de se modérer au déjeuner. Comme beaucoup d’autres individus qui se sont trouvés un jour en situation de profiter de certaines opportunités particulières, il n’a pas su résister à la tentation. Jadis, il a étudié la philosophie, puis entamé une paisible carrière au service des ressources humaines de son université. 
Quand l’économie de la Chine a décollé, il a trouvé un emploi dans une société de ventes aux enchères : il était responsable des peintures chinoises classiques et touchait une commission sur chaque œuvre. « C’est là que j’ai découvert qu’une grande partie des peintures et des rouleaux que les gens nous envoyaient étaient des faux, me raconte-t-il. C’était fascinant ! Ça ne me mettait pas très à l’aise, mais je me suis dit : “Bon, je peux quand même vendre ces trucs et en tirer de bons prix.” »

Son embarras ne dure pas. Et il est si bien submergé de fausses œuvres d’art qu’il décide, au bout d’un moment, de s’y essayer. Il découvre alors, non sans surprise, qu’il est doué pour imiter les vigoureux coups de pinceau d’un Qi Baishi ou le réalisme d’un Xu Beihong. Parallèlement, il développe sa société de vente aux enchères pour traiter les saisies judiciaires – un univers où la simple signature d’un juge donne droit à des commissions élevées sur la vente d’immeubles, de terres et de beaucoup d’autres choses. « Je me suis dit : “Si certains réussissent, pourquoi pas moi ?” »

Comme dans bien des domaines, la compétition est rude. « Tout le monde veut sa part du gâteau », précise Hu. Constatant qu’il joue des coudes avec un grand nombre de concurrents pour atteindre les juges et les fonctionnaires bien placés, il comprend qu’il doit aller au-delà des simples cadeaux et nouer de vraies relations avec ceux dont il compte obtenir quelque chose. Et dans ce domaine aussi, il découvre qu’il est doué. Il soudoie d’abord les juges avec des cigarettes, puis avec des banquets, puis avec des séances au salon de massage. 

Personne ne lui apprend comment s’y prendre. Il est organisé et il réussit en se donnant quelques règles de conduite simples : ne jamais offrir de pot-de-vin à un inconnu, par exemple, ou programmer les cadeaux en espèces pour l’automne, lorsque tombent les frais de scolarité des enfants. Bientôt, il jongle avec tant de juges différents qu’il est parfois obligé de passer trois fois par jour au salon de massage. « Trois fois en une seule journée, dit-il en me regardant d’un air épouvanté. Ce n’est pas agréable du tout. C’est épuisant ! »

Depuis des siècles, chaque génération de dirigeants chinois invente sa propre stratégie pour vaincre la corruption. Au XIVe, l’empereur Hongwu ordonnait que les voleurs soient exécutés, dépouillés, bourrés de paille, et que leurs carcasses soient exposées à la vue des visiteurs du palais. Les effets dissuasifs de ces méthodes ne duraient guère. Les postes à responsabilité ouvraient d’irrésistibles perspectives d’enrichissement personnel. Quand le courtisan Heshen fut arrêté en 1799, on découvrit qu’il avait amassé une fortune équivalant à dix fois le budget annuel de l’empire. En 1935, Lin Yutang, un auteur et traducteur, observa : « En Chine, un homme peut être arrêté pour avoir volé un sac à main, mais il ne risque rien pour avoir volé le Trésor. »

Extraits de "Chine l'âge des ambitions", d'Evan Osnos, aux éditions Albin Michel, 2015

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !