Après “Fifty Shades of Grey”, “After” s’arrache dans les librairies : les clés du succès de ces fanfictions érotiques nées sur internet<!-- --> | Atlantico.fr
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Anna Todd, jeune américaine de 26 ans, rencontre un franc succès en librairie grâce à "After".
Anna Todd, jeune américaine de 26 ans, rencontre un franc succès en librairie grâce à "After".
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Fascination

Anna Todd, jeune américaine de 26 ans, rencontre un franc succès en librairie grâce à "After", une "fanfiction" inspirée de l’un des chanteurs du boys band "One Direction".

Sébastien François

Sébastien François

Sébastien François est docteur en Sociologie et agrégé de Sciences économiques et sociales. Il est spécialiste des médias et en particulier des pratiques de fans. Il participe actuellement à un projet de recherche pour les Universités Paris 13 et Paris Descartes sur la conception et la circulation des produits culturels pour enfants.

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Atlantico : Après avoir été lue par une dizaine de millions de personnes sur la plateforme en ligne Wattpad, c’est maintenant en librairie qu’Anna Todd rencontre le succès : rien qu’en France, After a débarqué en 180 000 exemplaires le 2 janvier, et 30 000 exemplaires supplémentaires ont dû être commandés en impression. Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est After, et dans quel mouvement cette histoire s’inscrit ?

Sébastien François : Comme la trilogie des Cinquante nuances de Grey d’E.L. James ou la série des Beautiful signée Christina Lauren avant lui, le roman After a d’abord eu une première vie sur Internet : bien avant d’être publié par un éditeur et de prétendre à son tour faire partie de la liste des bestsellers, il s’agissait d’une fanfiction, c’est-à-dire d’un récit, écrit par un ou plusieurs fans, qui se développe et bien souvent extrapole à partir d’un livre, d’un film, d’une série télévisée ou encore de la vie d’une personne réelle, en l’occurrence le jeune Harry Styles des One Direction…

La pratique n’a rien de nouveau puisque le terme "fan fiction" désignait dès la fin des années 1960, aux Etats-Unis, les textes rédigés autour de séries télévisées, comme Star Trek, et publiés à l’intérieur des fascicules que produisaient eux-mêmes les fans, les fanzines. Les fanfictions ont ensuite gagné en visibilité et en ampleur au tournant des années 2000 quand elles sont arrivées sur Internet, avec des sources plus variées à l’image de la saga Harry Potter, et surtout grâce à des auteurs plus jeunes et plus uniquement anglophones.

La nouveauté est qu’avec Cinquante nuances de Grey ou After des fans réussissent maintenant à passer du côté des écrivains professionnels directement grâce à leurs fanfictions, et non en publiant leurs fictions "originales", si tant est que l’on puisse créer quelque chose de totalement original… Cependant, sans doute serait-il plus juste de parler "d’ex-fanfictions" au sujet de ces romans, puisque leurs auteures ont été contraintes d’expurger de leurs textes toute référence à leur source d’inspiration avant tout pour des raisons juridiques. En s’appuyant sur des contenus encore sous droits d’auteurs ou en mettant en scène des célébrités (c’est le genre spécifique du RPF pour "Real Person Fiction" dans le vocabulaire des fanfictions), les fans évoluent en effet aux marges de la légalité et l’on comprend les craintes des éditeurs – que l’on se souvienne du procès intenté par Scarlett Johansson à Grégoire Delacourt pour son livre La première chose qu’on regarde.

La parution d’After ne représente donc pas véritablement une consécration pour la fanfiction, mais un cas particulier à l’intérieur d’une production pléthorique et à la qualité variable. Il traduit, il est vrai, que cette pratique d’écriture, mais plus généralement les activités de fans, ont acquis une plus grande reconnaissance sociale – désormais, il n’y a pas que les initiés qui savent ce que c’est – et le fait que les industries culturelles les prennent de plus en plus en considération. En revanche, on peut aussi y voir la tentation grandissante de monétiser cette créativité amateur, visible par exemple dans la démarche de la plateforme d’auto-édition Wattpad qui met en avant ses fanfictions et aide certains de ses auteurs à décrocher des contrats avec des éditeurs ; de même, le géant Amazon a créé, pour les Etats-Unis, le service Kindle Worlds où les auteurs, les ayant-droits et bien entendu Amazon lui-même se rémunèrent sur la vente de fanfictions.

Quelle est la force des fanfictions, et pourquoi certaines comme After ou Fifty Shades of Grey sortent-elles du lot ?

La force des fanfictions repose avant tout sur ceux qui les lisent et les écrivent – et je devrais plutôt dire "celles" tant la pratique est fortement féminisée. Lorsque l’on étudie les fans qui gravitent autour des fanfictions, on s’aperçoit qu’ils sont organisés et qu’ils développent entre eux des liens très forts : c’est ce qui explique que l’écriture des fanfictions a son propre vocabulaire, ses propres règles ou encore ses propres espaces sur Internet. Certains genres en particulier – au sens littéraire du terme – se sont stabilisés et guident tant les auteurs que leurs lecteurs pour mesurer la "qualité" des récits. Le fait que les auteur(e)s demandent à d’autres fans de relire leur texte avant publication, ou qu’ils discutent avec leur lectorat via le système des commentaires à la fin des textes, sous-tend des échanges qui dépassent la simple passion pour la série ou le film concerné : pour tout fan qui s’y engage un minimum, les fanfictions sont ainsi une expérience collective et bien plus qu’un moyen pour améliorer son style et éventuellement accéder au métier d’écrivain.

Les éditeurs ne sélectionnent donc pas toutes les fanfictions remportant du succès à l’échelle de telle ou telle archive de fanfictions. Le succès "local" n’est qu’une première étape et il faut que le texte soit capable d’attirer un public plus large : les éléments que mettront en avant les éditeurs pourront donc être très éloignés des préoccupations des fans. La promotion du premier tome des Cinquante nuances dans les médias avait par exemple fait la part belle à l’initiation sadomasochiste vécue par l’héroïne, tandis que les déplacements opérés par rapport à l’histoire originale dans Twilight, pourtant appréciés des fans, ont mécaniquement été passés sous silence. Sans les clés de fonctionnement des fanfictions, il est par conséquent difficile de comprendre pourquoi un texte a pu initialement remporter l’adhésion parmi les fans.

A quelles tensions au sein de la communauté de lecteurs  de fanfictions le succès commercial de certaines d’entres elles peut-il donner lieu ? Est-il toujours bien vu de passer d’internet à la vente en librairie ?  

Comme je le disais à l’instant, les quelques "ex-fanfictions" qui viennent garnir les présentoirs des librairies sont loin d’être représentatives de l’ensemble des récits mis en ligne par les fans. Dès lors, la crainte qu’exprime une partie d’entre eux est que ces romans puissent donner une fausse, voire une mauvaise image de l’activité et de ses pratiquants : par exemple, l’érotisme qui est présent dans une part non négligeable des textes, sans que ce soit la majorité, répond à des enjeux spécifiques au monde des fanfictions ; la présence de scènes de sexe et même leur répétition s’inscrit dans des genres codifiés, et découle aussi du mode de publication par mises à jour successives et rapprochées, qui incite à répéter les mêmes schémas d’un chapitre à l’autre

D’une certaine façon, les fans voient bien qu’on pourrait facilement leur renvoyer les clichés contre lesquels eux-mêmes et les recherches sur le sujet ont longtemps lutté : les fans seraient des récepteurs passifs et sans recul critique, ils n’arriveraient pas à distinguer la fiction de la réalité, ils n’auraient aucune vie sociale, etc. Même si la représentation sociale des fans s’est améliorée depuis les années 2000, on constate ainsi que rien n’est définitivement acquis.

Ces récentes publications suscitent enfin des débats entre fans sur la nature même de leurs créations. Quand certains défendent le caractère bénévole et désintéressé de l’écriture de fanfictions, pour des raisons juridiques mais aussi esthétiques, pour d’autres, la qualité de ce qui est produit et les succès rencontrés en ligne constituent un début de professionnalisation et justifieraient dès lors quelque rémunération.

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